Avec seulement trois longs-métrages à son actif – Les Garçons sauvages, After Blue (Paradis sale) et l’imminent Conann –, Bertrand Mandico est attendu comme le Messie dans les événements où il présente désormais ses nouvelles gemmes curieuses. À L’Étrange Festival, deux courts-métrages sont à l’honneur en une soirée intitulée Autour de Conann. Et pour cause, ils se situent dans l’univers de son troisième long, lui-même impulsé par un projet de théâtre musical à Nanterre-Amandiers – Centre dramatique national, malheureusement avorté par la Covid. Le réalisateur soigne comme à l’accoutumée ses actrices dans un univers onirique et sensuel dénué de genre. Les deux fragments présentés prennent place dans un théâtre désaffecté, uniquement consacré à une première qui ne verra finalement pas le jour (du moins pour le spectacle vivant). Cette apocalypse tombe en plein dans le mille dans la grammaire esthétique et spatiale du réalisateur, friand de l’unité de lieu (ou de non-lieu) et de tous les angles que celle-ci peut apporter. Les décors de la production « en cours » rejoignent son approche artisanale du cinéma, qui ne peut tricher ou mentir que par les effets de manche. C’est la même échelle de temps ou d’émotions qu’au théâtre : le résultat ne peut fonctionner que s’il touche le spectateur ou l’observateur. En choisissant la fausse docu-fiction pour Rainer, a Vicious Dog in a Skull Valley et Nous, les barbares, il parvient à donner une consistance à ce trait d’union entre les arts. Les deux courts font se succéder les témoignages de comédiennes et de personnages, prêtes à raconter leur expérience au sein des volumes laissés en carte blanche à Nanterre, mais aussi à se raconter face caméra comme devant un public invisible. Rainer, a Vicious Dog in a Skull Valley voit Rainer le photographe (à tête de chien) déambuler entre des décombres de voitures, des néons, des costumes kitsch ou des toilettes à la berlinoise. Chacun de ses modèles expose tour à tour la même tirade sur le projet théâtral Conann, dans un mélange de volonté inaltérable et de déception amère, autour de Christophe Bier en alter ego de Bertrand Mandico. Avec Nous, les barbares, la parole est donnée aux actrices dans des considérations (en plans-séquences) sur leur carrière et leurs rôles – Nathalie Richard illumine à ce titre un magnifique fragment sur la maturité – dans un même mouvement chronologique de plateau.

Nous les barbares © UFO Distribution

Nous les barbares © UFO Distribution

La répétition du procédé déclenche une maïeutique de création telle que celles auxquelles on assiste régulièrement dans les salles de spectacle. Le cinéaste réussit à échapper au théâtre filmé car il sait pertinemment raccorder ses bouts de décors avec ses chorégraphies de caméra. Il contourne également l‘objet théorique (que pouvait constituer notamment After Blue) grâce à une très lisible structure au cordeau, bien qu’il ne se renie nullement dans son écriture si caractéristique, mi-confessionnelle, mi-absurde. Il trouve un entre-deux salvateur, direct dans le ressenti, flottant dans son atmosphère, et dont le deuxième court-métrage constitue le point d’orgue. Tout concourt à sublimer l’individualité de sa matière première humaine et à rendre hommage au collectif. Le format court de la « variation en humeurs chorales dans la quasi-improvisation » lui permet d’expérimenter à sa guise, sans virer au vain exercice de style. Car Bertrand Mandico a vraiment des choses à dire sur le work in progress : il fait surgir de nouveaux récits au détour des méandres scénaristiques, et unit les morceaux de témoignages avec une maestria visuelle assez bluffante. A travers ce geste, il apporte à la fois au cinéma et au théâtre.

Nous les barbares © UFO Distribution

Nous les barbares © UFO Distribution

Au-delà de ses méandres et de son dispositif passionnant, le projet Conann apporte également une pierre supplémentaire à l’édifice organique bâti de film en film par Bertrand Mandico. Le corps, la chair, les organes, les viscosités ont toujours fait partie de son vocabulaire (revoir à ce titre le fabuleux Notre-Dame des Hormones de 2015 dans lequel, déjà, il était question d’un « cimetière des actrices oubliées » où s’échouaient Nathalie Richard et Elina Löwensohn), que l’on pouvait admirer, rêver, imaginer, mais que l’écran de cinéma mettait à distance, en quelques sorte. Le précieux apport des deux courts métrages est de rendre encore plus tangible la matière, qui continue à s’étaler sur un écran, certes, mais que la réalité du dispositif cinématographique nous permet d’approcher encore un peu plus. Dans Rainer…, les tripes à l’air de l’une des guerrières sont palpables, les têtes coupées sont à nos côtés, les corps exultent, les décors atteignent une viscéralité qui les fait encore un peu plus toucher du doigt le rêve, le vrai, celui de nos nuits. Ainsi tout est exacerbé, les ressentis, la cruauté, la rage, la douleur, l’errance, les affres du corps autant que celles de l’esprit. Et c’est d’une beauté sans nom.

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