Avant de foncer à Lisbonne dans l’idée d’y découvrir les dernières productions de Paulo Branco et de rencontrer son fils, Juan Branco, auteur d’un premier long-métrage mais connu par chez nous pour bien d’autres raisons, j’avais pris soin de ne rien relire à son propos. Cet entretien s’est donc déroulé en ce qui me concerne en dehors de toute temporalité. On m’avait dit il y a longtemps qu’il était candidat aux prochaines élections présidentielles, mais je n’y avais pas prêté attention. Les rumeurs… Ceci dit, si j’avais relu ne serait-ce que sa fiche wikipédia, j’imagine que les questions auraient pu être différentes. Au moins ici, on parle avant tout cinéma. Vous connaissiez Branco pamphlétaire, écrivain, mais comme moi vous n’avez sans doute pas vu ses précédents courts-métrages. Mais je parierais fort qu’ils ne nous auraient pas autant que celui-ci ramené à un autre temps du cinéma. Nous voici donc à Lisbonne, Portugal. Le Massacre de Gilles de Rais, premier long pasolinien de Juan Branco vient d’être projeté dans la grande salle du São Jorge…
Le film sera-t-il projeté ailleurs ?
Il n’y a pas de projection prévue là maintenant. On attend de définir la stratégie. Là on vient de faire São Paulo, Pingyao et Moscou. On attend la réponse de Rotterdam le mois prochain. La directrice aime beaucoup mais elle ne sait pas si le comité va l’accepter ou pas. S’il y a Rotterdam, ça donnera une direction différente à la stratégie de sortie du film.
Revenons d’abord aux sources du projet, mais avant, il faut peut-être introduire le film : on peut légitimement le voir comme un film de procès, presque de A à Z et même s’il y a un petit background. Pour moi, le, grand intérêt, c’est que cela n’a jamais été fait sous cette forme. Une forme extrêmement importante. Dans quel contexte est né le projet, où, quand, comment… ?
En fait, j’ai découvert l’existence des archives du procès de Gilles de Rais à travers la traduction qu’en a faite Georges Bataille. J’ai aussi lu la préface qu’il avait écrite. J’avais acheté le livre il y a dix ans. On s’en fiche un peu mais en gros j’ai publié il y a dix ans un texte sur Daesh (D’après une image de Daesh, éditions Lignes, 2017) chez l’éditeur Michel Surya qui est le grand spécialiste de Bataille et j’avais écrit un texte à partir de Bataille et de L’Iliade, en gros une analyse mythologique de Daesh. J’avais été très inspiré par la théorie philosophique de Bataille et je m’étais beaucoup intéressé à son œuvre. Il y avait ce texte énorme, ces archives interminables que je n’avais jamais eu le temps de lire et à un moment donné je m’y suis plongé. J’ai été très surpris de découvrir que Bataille présentait Gilles de Rais, sur lequel je n’avais pas grande connaissance en réalité – je ne m’y étais pas intéressé plus que ça sur le plan historique – comme le plus grand criminel de tous les temps et ce, de façon très emphatique. Et en conséquence, suspecte. Très rapidement, quelque chose m’a paru sonner faux dans son texte, alors que c’est un auteur que j’ai beaucoup aimé. Quelque part, il se vantait d’avoir découvert une sorte de Marquis de Sade puissance mille, qui était vraiment le plus grand diable que l’on puisse façonner. J’ai donc voulu lire les archives après avoir été un peu dégoûté, répugné par ce que j’avais lu de Bataille, et cette forme d’excitation par rapport à une matière sale qu’il montrait. J’ai été très surpris en les explorant de découvrir, d’un côté, qu’on n’avait pas vraiment progressé d’un point de vue judiciaire, procéduralement en cinq-cents ans. Je me suis vu lire le texte comme s’il s’agissait d’une des affaires que j’avais à traiter aujourd’hui en tant qu’avocat. D’autre part, les archives du procès ne contenaient aucun élément probatoire fort sur la culpabilité de cet homme dont Bataille prétendait pourtant, en préface, qu’il était le plus grand criminel de tous les temps, accusé d’avoir brûlé et violé 140 enfants … jusqu’à, disait-on, inspirer Barbe-Bleue ! Alors là, je me suis quand même dit « C’est quoi cette histoire ? » et j’ai commencé à écrire spontanément un scénario à partir de ce texte qui au début, était prévu pour être joué par de nombreux acteurs, et qui a fini par être tourné quasiment dans un contexte d’exil et sous une forme très particulière.

Juan Branco au LEFFEST de Lisbonne, novembre 2025 – Photo Bruna Buniotto – LEFFEST tous droits réservés
On avait déjà un peu l’idée que Gilles de Rais puisse avoir été accusé à tort.
Je l’ai découvert parce que je ne m’y étais pas intéressé auparavant. Une fois la préface et les premières pages lues, j’ai fait le choix d’une forme d’aveuglement délibéré. Je ne voulais pas en savoir plus, biaiser ma lecture en sortant du « dossier ». Évidemment, après avoir lu les archives, j’ai commencé à faire des recherches assez poussées, à la fois sur l’affaire et sur son traitement historiographique, sur tout ce qui l’entourait, et j’ai découvert que le consensus historiographique, du moins des historiens sérieux, tendait à établir son innocence. Mais ça ne correspondait pas du tout à la rumeur populaire et à l’image qui existe dans l’espace public concernant ce personnage, ce qui m’a un peu effrayé. On grandit quand même avec cette croyance dans la postérité, avec l’idée que si on subit des torts dans notre vie, il y aura la possibilité d’être rédimé. Je pense que ça nous vient de l’imaginaire catholique, cette croyance en une justice d’outre-tombe, soit par le jugement dernier, soit par l’Histoire qui est la version laïcisée de cette fiction. Là je découvrais quelqu’un qui visiblement avait probablement été accusé à tort, plus ou moins « victime », car c’était quand même un personnage assez particulier, d’un complot politique et qui, cinq siècles après, n’avait non seulement pas du tout vu son honneur lavé par l’Histoire ni corrigé dans l’espace public, mais qui était au contraire devenu la proie d’écrivains comme Bataille, et une sorte de monstre consumé. De quoi remettre en question ce fantasme un peu naïf que l’on pourrait avoir à l’idée que toute les choses quelque part se retrouvent, parfois se rééquilibrent. C’était donc déjà un sujet passionnant. Le dernier point important était que cette affaire n’avait jamais été traitée cinématographiquement, alors qu’on lui prêtait la paternité du plus grand mythe des 19ème et 20ème siècles, ce conte pour enfants si Français, conçu comme une forme de mythe moderne, un avertissement quant au fait de s’offrir trop rapidement sexuellement, en sa virginité, un avertissement lancé aux enfants par rapport aux pulsions d’adolescence, une idée qui naissait, mais aussi par rapport au pouvoir, à son attrait et à ses dangers. C’était aussi intéressant de voir comment de cette matière première, on avait dérivé vers quelque chose qui est à la fois très différent et reste quand même assez parent de cet avertissement.
C’est un projet qui s’est décidé vite et vous avez forcément opté pour une forme de minimalisme…
Dans le cadre des luttes politiques que je mène en France, on a menacé de m’arrêter. J’ai donc passé plusieurs mois en exil, au Mexique d’abord, puis je suis revenu au Portugal.
C’était au moment de la publication des livres sur Macron ?
Oui, dans le cadre de la lutte contre la macronie de façon générale et de tous les épiphénomènes qui s’y inscrivent, et qui sont beaucoup plus violents que ce qui en est relaté dans l’espace public. Je ne sais pas si c’est de la désinformation mais il y a quand même une forme de réalité alternative qui est façonnée par les médias mainstream de façon à ne pas se rendre compte de l’âpreté du réel quand on s’engage pour des idées en France. (j’acquiesce) J’ai donc dû passer plusieurs mois à l’extérieur du pays et quand je suis revenu voir ma famille ici, j’ai sondé la disponibilité de ces deux acteurs que j’avais rencontrés sur le tournage d’un film précédent que j’avais coproduit avec mon père…
L’enfant ?
(il hoche la tête) … que j’ai découverts à ce moment-là, pour lesquels j’avais tissé une forme d’admiration, et au sujet desquels je m’étais toujours dit que j’espérais les filmer un jour. Je leur ai demandé s’ils étaient disponibles pour se lancer dans dix-huit jours de tournage. L’idée, c’était un film d’époque transformé en mise en abyme contemporaine, en période #MeToo, de deux jeunes gens qui s’interrogent sur la culpabilité ou l’innocence d’une personne accusée du pire crime de l’époque – aujourd’hui en l’occurrence ce sont les violences sexuelles entre adultes, à d’autres époques c’était la pédophilie et j’espère que ça le redeviendra d’ailleurs parce qu’il serait peut-être temps de mettre fin à l’impunité d’un certain nombre de comportements. Mais qu’importe, en réalité, c’est cette idée de départ, cette sorte de transition de phase un peu étrange par lesquels les citoyens deviennent eux-mêmes les juges de leurs pairs et font sortir de l’institution judiciaire le questionnement sur l’innocence ou la culpabilité de quelqu’un. C’est quelque chose qu’on a tous connus avec le déclenchement de #MeToo de façon passionnée, enfiévrée, surtout cette génération-là. J’ai donc voulu mettre en scène cette interrogation mais avec un léger décalage, quoique le film aurait très bien pu porter sur une personnalité contemporaine, utiliser cette matière, prendre appui sur ce travail d’archivage, sur le grand travail historiographique qui l’a entouré, et en même temps sur l’incertitude de l’éloignement temporel et culturel. Il y avait là une sorte de paradoxe qui me paraissait intéressant à travailler, de les mettre dans un huis-clos, ces deux jeunes gens très beaux, très charismatiques, avec une puissance de présence importante, et de les observer, en leur demandant d’en apprendre le moins possible au départ, de rechercher le moins possible sur l’affaire en elle-même, leur donnant jour après jour du texte à apprendre pour leur faire découvrir l’affaire à travers le tournage. On a donc décidé de tourner deux semaines avant le début du tournage ! De sorte que je devais réécrire tous les soirs le scénario, qui était fait pour une dizaine de personnages et que je devais décider qui allait dire quoi, dans quel cadre, à la fois le lieu et le décor, la façon dont ils allaient être filmés, quels personnages ils allaient incarner…
Au niveau de la mise en scène, il n’y a pas à proprement parler d’improvisation, même s’il n’y a pas de découpage préétabli…
Il n’y a aucun découpage !
On le sent par rapport à certains changement d’axes qui ne sont pas communs…
Du jour au lendemain, il faut décider sur le moment. Paradoxalement, ou étrangement, je nous ait contraint à n’avoir qu’un 35 et un 50mm pour imposer une cohérence et une économie dans la pensée du cadre. Je pense qu’on a trop de choix aujourd’hui et que le cinéma finit par s’appauvrir à force de multiplier les angles. A mon sens on perd en langage. Il n’y a eu qu’un moment de doute sur les dix-huit jours de tournage où je n’arrivais pas à trouver le cadre. Il a fallu une ou deux heures pour que je me dise « Non, là il faut le filmer comme ça ». C’est la scène dans l’escalier avec, justement, ironiquement, le cadre que tient João Arrais. On était très contraints parce que l’espace était minuscule, qu’il faisait nuit et que c’était censé se dérouler de jour. Or toute une partie de l’espace était composée d’une grande vitre, juste à côté de l’escalier où étaient assis les acteurs, qu’on avait dû couvrir d’un réflecteur pour simuler une entrée de lumière de jour, aux fins de raccord. On était particulièrement encombrés, et je n’avais que ce 35 et ce 50. C’est le seul moment où ça nous a vraiment limité, et qu’il nous a fallu nous arrêter à ma demande, au bout de 10-12 jours de tournage. Mais sinon il y avait quelque chose d’assez mécanique. Le cadre s’imposait de lui-même, dans une grande spontanéité.

João Arrais dans Le massacre de Gilles de Rais (Juan Branco, 2025) Leopardo filmes
Quand on n’a pas beaucoup d’options et qu’en plus on est dans le dénuement, forcément les choses apparaissent aussi plus simples.
Voilà, ça a surgi comme ça, ce qui a nous permis de tourner vite et avec une intensité particulière, de se concentrer sur le reste et avec très peu de travail en amont. J’ai un peu censuré mon pauvre chef opérateur, Edmundo Díaz Sotelo, qui a été d’une flexibilité incroyable parce qu’il a dû ne pas penser sa lumière et me faire confiance à l’aveugle. Il a eu cette absence d’ego, ce qui est une énorme qualité, pour accepter, seulement quand il pouvait, quand il voyait qu’on avait un peu plus d’espace, de grignoter un peu pour complexifier quelque chose, suivant autrement le mouvement que je lui indiquais. De la même façon que j’ai renoncé avec mes acteurs à avoir un vrai contrôle sur la direction qu’ils allaient donner à leurs personnages, et que eux ont renoncé à comprendre ce qui leur arrivait. C’était comme un carrousel avec des déprises et des dépossessions successives. La veille du début du tournage, je ne savais pas 1- si j’allais jouer dans le film et 2- qui allait jouer Gilles de Rais. Ça s’est imposé. Le début du film – le film est monté quasiment chronologiquement par rapport au tournage – est une pure improvisation de l’acteur principal, avec des variations qui m’ont permis de capter la réaction de l’actrice. Nous avions fait le choix de ne prendre qu’une caméra, après avoir hésité. Et finalement, c’est ce qui a donné le ton du film, car dans cette répétition initiale, partant d’une improvisation à l’aveugle, il y avait une fabrication qui commençait à naître, fruit du fait qu’on ne pouvait pas capter en direct et l’un et l’autre, donc ça devenait déjà du cinéma quelque part.
Il y a ce beau plan à l’arrivée au début avec le reflet…
Oui avec une superposition.
…Qui amène cette idée que tout n’est pas encore très défini. (rire) Vous disiez qu’au départ il y avait en gros une dizaine de personnages et il fallait donc qu’ils jouent plusieurs personnages…
Il fallait que je les « réduise », la veille pour le lendemain, ce que João Arrais a raconté lors de la présentation… Ils dormaient sur place, donc je leur glissais le texte sous la porte vers dix ou onze heures du soir – c’était des pages de texte !
Ça on s’en rend compte !
C’est d’une violence inouïe, parce que vous imaginez l’angoisse pour un acteur de ne pas bien connaître son texte et donc par ricochets de ne pas maîtriser un personnage que par ailleurs il ne connaît pas. Vous ne pouvez pas bien vous concentrer sur le jeu quand vous êtes obsédé à l’idée de ne pas être en mesure de dire le texte. Et en même temps ça crée un espace particulier, qui n’est pas bressonien mais…
En effet, il n’y a pas moyen de tricher, par exemple comme ça a pu être le cas pour Oliveira lorsqu’ils déroulaient des feuilles géantes pour que Mario Barroso puisse lire le texte sur le tournage de Francisca…
C’est ce qui a généré la mise en abyme du film sur ce qu’est devenir un personnage. Vous imaginez la panique, non seulement de ce que je viens de vous décrire mais aussi de voir que je les filmais en train de lire leur propre texte. Parce qu’ils me disaient « là, je ne peux pas, tu ne peux pas me faire, ça je n’y arrive pas, ça sert à rien… » Alors je leur disais « Ok, prends le texte et lis-le face à la caméra ». Je ne l’ai pas tant senti mais j’imagine qu’il y avait une forme d’angoisse à se dire « Mais qu’est-ce qu’on est en train de faire ? ». Mais toute la construction correspondait parfaitement à ce qu’on essayait de raconter : comment on devient, comment est-ce qu’on rentre dans la peau de quelqu’un à travers ces délibérations que l’on a intérieurement à son sujet. Comment est-ce qu’on devient soi en absorbant l’autre. C’est ce que l’on vit aujourd’hui au quotidien lorsqu’on lit un article de presse. Il y a une sorte d’appel à l’entendement, à notre capacité à juger et à dire « tiens, de ce que j’en lis, est-il plutôt coupable ou est-il plutôt innocent ? » ou alors « Il s’est passé, ça, je n’y crois pas trop ». Selon la façon dont ça va être écrit ou vous être présenté, vous allez soit vous laisser tromper, soit vous rapprocher de la vérité, soit déceler une fabrication…
C’est ça, il y a une injonction à trancher…
Mais qui joue sur un instinct, qui est de déterminer le réel. Et que se passe-t-il alors que vous êtes presque sûr de vous et que vous tombez de l’autre côté ? Vous avez cette puissance un peu démiurgique qui consiste à façonner vous-même le monde. C’est ce qui se passe dans un huis-clos comme celui-ci où ils finissent par devenir leurs propres personnages, devenir les gens qu’ils cherchent à juger. Parce qu’ils se prennent de passion. C’est ce qui arrive souvent. Il y a ceux qui en faisant ça tombent dans la folie, ceux qui se prennent pour Claude François etc., et des gens qui tout en étant fous, finissent par maintenir une forme de capacité créatrice. Je pense par exemple à Glenn Gould avec Bach, qui va tellement s’obséder avec Bach, avec l’idée de restituer de la façon la plus précise en tant qu’interprète les œuvres de Bach, qu’il va en faire une obsession dominante et que toute son existence va tourner autour de ça, et c’est comme ça qu’il devient un génie. Quelque part, c’est une force créatrice. Tout l’enjeu était de varier autour de cela, jusqu’à pousser à lâcher prise sur cette capacité de jugement, c’est cela, le travail de l’acteur. Et ça se concatène à un moment dans le film, lors du dialogue où à force d’accumuler les commentaires sur des personnages historiques qui avaient un intérêt plus ou moins direct au sort de Gilles de Rais, une scène qui est le fruit de recherches très poussées et où j’essayais de compléter l’historiographie déjà existante sur le procès, à travers ce que les personnages de l’époque. Une tentative de reconstruction impossible, par définition, puisque rien ou si peu n’a été archivé, et ne nous est pas parvenu. Parce que ce qui nous parvient, ce sont les archives du procès et ce qui ne nous parvient pas et ne parvient que rarement ou jamais, c’est le complot, c’est à dire ce qui s’est pensé et s’est dit, avant, pendant, et après, en l’occurrence entre le pape, l’antipape, les rois, le duc, et ainsi de suite…
Donc ça c’est la scène de la voiture…
Voilà.
On comprend qu’on n’est plus dans le temps du procès mais dans son background.
Dans ce qui l’enserre. Mais sur ça, on n’a rien ! Quelques lettres perdues ici et là.
Comme on n’arrive pas à tout suivre mais qu’on a quand même cette poésie des noms, on comprend tout à fait la complexité de ce qui se trame.
L’idée c’est de générer un détachement chez le spectateur, une sorte de lâcher-prise. « Laisse tomber !». Et en même temps, l’exigence au moment de le faire, et je pense la seule manière pour que ce soit efficace, c’est de le faire à partir du vrai, en tout cas de ce qui nous reste de vérité et pas d’inventer complètement. Le plus rigoureux on est, plus le spectateur pourra se dire « Quelque part je peux lâcher parce que je me sens confortable avec ce qui vient d’être dit, ça me semble avoir du sens ». (à voix basse) Ce qui est aussi peut-être un piège mais qu’importe…

Inês Pires Tavares dans Le massacre de Gilles de Rais (Juan Branco, 2025) Leopardo filmes
Ces conflits où ils se confondent petit à petit avec leurs personnages n’ont pas généré de conflits avec le démiurge qu’est le metteur en scène ?
L’élément qui a été très important pour la mise en scène, c’est qu’eux ont vécu dans une tension silencieuse tout le tournage, parce que je pense qu’il n’y a rien de plus désagréable pour un acteur que de se mettre à ce point en danger, ça doit générer une peur qui est au-delà de ce qu’est la passion d’être en tant qu’acteur, ça peut dégénérer très rapidement en une peur sociale. « Et si je me retrouve dans un film où j’ai l’air ridicule ? » Ça peut être catastrophique pour la carrière d’un acteur. J’imagine que ça les habitait. Mais dans le même temps, il y avait une tenue du tournage, particulièrement austère et rigoureuse, qui calfeutrait ça, et qui leur a donné une forme de La. Je pense qu’ils le sentaient.
Après, quand on a un texte auquel se rattacher, les choses sont un peu différentes.
Oui mais à condition de le contrôler, ce qui n’était pas tout à fait le cas ici. Parmi leurs grandes qualités, c’est que dans le désespoir de la production cinématographique portugaise où seuls une dizaine de films sont produits annuellement, pour survivre les acteurs sont obligés de tourner beaucoup de telenovelas et ils sont donc obligés d’apprendre du texte à une vitesse effrayante, on leur demande d’être des machines à débiter, c’est donc leur force. Je pense que beaucoup d’acteurs français auraient été parfaitement incapables de faire quelque chose de cet ordre là – d’ailleurs, pas que pour ces raisons là. Après, ça a été assez homogène. Parce que c’était dur, mais dur pour tout le monde. Dans l’équipe technique, on était cinq. Et puis, imaginez pour moi, chaque soir, à peine la journée de tournage achevée, devoir réécrire, réfléchir où j’allais tourner : « Ici, ça va être ça… » Enfin, c’était une folie collective. Le seul moment où on a vraiment senti un point de rupture, c’est le moment où João est sur son trône sous un chêne et qu’il juge Inês Pires Tavares, ce moment où le procureur juge Gilles de Rais. Il devait y avoir une inversion des rôles, l’actrice devant se mettre sur ce trône et juger João. C’était toujours dans cette idée de confusion et d’inversion des perspectives. Et Inês refuse, parce qu’elle a une réaction phobique, probablement liée à la fatigue accumulée. Elle a peur que cette chaise qui donne sur le vide ne tienne pas. Sans cette scène, ou plutôt cette inversion, qui est censée constituer un pivot, moi, en tant que réalisateur, je comprends que ça va être compliqué. On est à quatre jours de la fin du tournage et c’est toute la configuration du film que j’ai commencée à construire au fur et à mesure qui se voit remise en question. Et donc, très cérébralement mais très intérieurement, très sévèrement, je la condamne. Je considère qu’elle est en train de nuire au film et de l’empêcher d’exister. Je décide donc que c’est fini. Ou plutôt, je prends acte de sa décision, et je la verse immédiatement dans le film. Le refus de l’actrice signe le refus du personnage, qui clôt sa participation à la mise en abyme que lui proposait João Arrais. Je dois, en quelques instants, en tirer les conséquences, puisqu’il va falloir que je génère le film d’une autre façon. Je ne dis rien, puis lui annonce que le lendemain sera son dernier jour de tournage. Je lui donne alors comme texte celui par lequel Gilles de Rais dit adieu à l’humanité, où pour la dernière fois dans le film, il finit par se défendre.
La plaidoirie, qui est un moment très fort et très beau…
Mais qui est fort parce qu’elle doit partir. C’est quand même une dynamique humaine et collective très intense. Parce qu’il y a justement beaucoup de respect et d’appréciation mutuelle, tout d’un coup, se voir dire de façon un peu inattendue « C’est demain que tu pars », pas dans le sens physique du terme mais « ton dernier jour sera demain » alors que tu t’es préparée mentalement pour faire encore trois ou quatre jours. J’ajuste complètement cette scène et ce qu’elle doit en faire et la façon dont elle doit être filmée, ce qu’elle incarne. J’en fais une scène de départ, ce qui n’était pas prévu. Donc on génère tout ça. Et c’est ce qui nous permet de ne pas avoir de découplage, et c’est ce qui nous est permis par l’absence de découpage. De sorte que le film, tout en gardant pleinement l’apparence d’un film, et surtout d’une fiction jouée, classiquement, a pu devenir le reflet de l’évolution de nos rapports. La narration, c’était notre cercueil, puisqu’on savait qu’on ne pouvait pas sauver Gilles de Rais. Mais par contre, on pouvait décider qui allait être Gilles de Rais, qui allait être sauvé entre les deux. Comme je vous le disais, jusqu’à la veille, je ne savais pas si j’allais jouer dans le film, si je n’allais pas créer un troisième personnage pour mieux redistribuer les cartes. Et je n’ai pas à proprement parler fixé qui serait Gilles de Rais : ça c’est imposé, le contre emploi s’est imposé. Dans cette dynamique là, l’intensité d’Inês lorsqu’elle dit adieu, est aussi l’intensité de l’être humain et pas seulement de l’acteur. Et sa larme est aussi la larme intérieure d’une femme qui se dit « Ben Là, c’est fini, ce que je viens de vivre… ». Je pense que ce qu’elle avait fait jusque-là était quand même d’une autre dimension. C’est abrupt, c’est violent.
Pour le coup, ça fait même écho à la phrase d’introduction sur la torture.
Oui ! Bien sûr…
Et après, elle n’a réellement plus tourné ?
Mais non, c’était purgé !
OK.
La difficulté à laquelle on avait été confrontée est banale et quotidienne dans des projets collectifs comme le nôtre, et par extension dans tout tournage. Parce qu’on n’est pas des monstres, on se fâche. Dans le rapport à l’autre, tout est question de fixer des limites, de marquer des territoires, de trouver la façon de s’abandonner sans se perdre, et le cas échéant, de se retrouver. Mais tout l’enjeu ici n’était pas que ces colères, ces déceptions, cette tristesse, nous amènent à vulgairement s’engueuler et se faire du mal, ou au contraire de coucher ensemble ou je ne sais pas quoi. C’était de trouver une façon de tout contenir pour en faire une manière qui puisse s’exprimer dans le cinéma et ce faisant, lui donner un rôle purgatoire. On se débarrasse de la mauvaise chose. On a réglé ça de cette façon, tous les deux. La chaise fixait une limite, qui induisait une rupture de confiance, et donc de lien. Un désaccouplement entre le réalisateur et son acteur. Et tout l’enjeu du réalisateur est, face à cet obstacle, de trouver une forme. Le réalisateur a pour responsabilité, pour obligation face au « non » qui lui est opposé par un acteur qui lui dit « ça je ne veux pas le faire » ou « je ne peux pas le faire » d’en tirer les conséquences et de réinjecter cette énergie dans le film, plutôt que de la laisser se dissiper. Et les films ratés sont à mon sens ceux où l’acteur et le réalisateur se désaccouplent mais n’arrivent pas à se retrouver. C’est un très mauvais réalisateur, mais Kassovitz, quand il a fait son documentaire sur son très mauvais film avec cet acteur américain…
Ah oui, Babylone AD !
Le documentaire sur Babylone AD, c’est l’histoire d’un film où l’acteur et le réalisateur font comme ça (il mime un éloignement) et où la crise initiale entre un acteur qui dit « Mais non » et un réalisateur qui répond « Mais si », se voit opposer un « Ben non » et au lieu de se dire « Ok il fallait que je parte là, donc soit il faut que je revienne là pour le rattraper, soit qu’on réajuste à partir de cette énergie ». La plus belle scène d’Inês Pires Tavares en tant qu’actrice, c’est, à mon sens, la scène d’après, celle dans la voiture où elle prend un plaisir fou à jouer, parce qu’elle est libérée. Symboliquement et réellement. Elle s’est débarrassée d’un truc, peut-être même qu’elle a fait le deuil avant la fin du tournage. Et son personnage lui, vient de quitter celui qui la voulait en âme damnée. Il a pu lui dire non, il peut donc avouer. Ce qu’elle est en train de faire maintenant n’est plus qu’un jeu, ça lui permet de jouer de son personnage.
Mais alors ce passage où Gilles de Rais reconnaît ses crimes, ça a réellement trompé Bataille ou il s’agit juste d’un jeu de sa part où il fait semblant d’y croire?
Moi j’essaie de faire ressurgir l’aspect complètement absurde, de quelqu’un qui pendant des jours et des jours de procès, férocement – a dit « évidemment que non, c’est ridicule, je n’ai pas commis ces crimes », se débat par tous les moyens possibles imaginables, et, la page d’après, dit « Oui, j’en ai tué 140 ». Alors, il n’y a pas de cadavres, il n’y a pas de preuves ou de témoignages sérieux, qu’on en trouvera jamais, qui en rajoute par rapport à l’accusation qu’il avait initialement reniée. « Oui je les ai violés », « j’ai fait ci », « j’ai fait ça »…

Le massacre de Gilles de Rais (Juan Branco, 2025) Leopardo filmes
Un tel revirement s’est déjà vu en cour.
Il n’y a que Bataille pour croire à un truc pareil. Il faut être débile mental ou alors obsédé.
Il fait semblant d’y croire parce que ça l’arrange.
D’où le fait que ça sonne faux mais reste un mystère, un mystère que Gilles de Rais nous lègue. « Pourquoi tu fais ça coco ? Est-ce que c’est parce que tu as été torturé la veille et que ce n’est pas dans les archives, est-ce que c’est parce que tu as peur de la torture… ? »
Il y a aussi ce moment avec Jean et cet espèce de lien entre eux, et où on sent qu’il lâche le truc, finalement pour ne pas impacter la personne qui a trahi. Au final, on a un peu l’impression qu’il fait don de sa personne, pour évacuer tout ça puisque tout est joué…
C’est ça. Il lui a dit : « il faut qu’elle parte ». Et si on regarde le film non par rapport à Gilles de Rais mais par rapport aux deux personnages qui sont des êtres humains qui sont enfermés dans un huis-clos… il y a plein de manières de les imaginer. Est-ce que c’est un couple ? S’agit-il d’un homme super riche qui accueille chez lui une prostituée ? Mais ce n’est pas ça qui est intéressant. Ce que l’on voit, c’est qu’à un moment il y a un homme qui plonge dans la folie et une femme qui a toujours gardé une forme de rapport au jeu, et donc au réel. Là où l’autre commence à perdre la capacité à jouer, c’est à dire qu’il devient de plus en plus sérieux, c’est une femme qui à un moment va pouvoir dire « Non, là tu vas trop loin. Ça je ne l’accepte pas. C’était amusant, même si au début, j’étais un peu inquiète parce que j’étais enfermée avec toi, quand tu me disais : « Jusqu’où tu serais prêt à aller pour la torture ? ». Ses réactions initiales sont d’ailleurs éloquentes, on comprend qu’elle se dit qu’elle va devoir composer avec ce truc, faire comme si. Et alors qu’elle se prend au jeu, à un moment il va trop loin, il la traîne et là elle dit : « Moi j’arrête de jouer, ça suffit », ce qui est par ailleurs une métaphore sur le rapport sexuel, l’autonomie de la parole de la femme qui à un moment donné doit être au moins dans un rapport d’équité, si ce n’est d’égalité par rapport à l’homme, qui doit toujours respecter le consentement au jeu, y compris si jeu de domination il y a. À un moment donné, elle sort de ce jeu. Et donc que se passe-t-il pour quelqu’un qui est allé trop loin dans un rapport érotique ? C’est l’humiliation. On a tous connu ce moment où on est en train de construire un truc érotique où à un moment donné l’autre dit « Non, là ça va aller ». Il y a une forme de dégoût de soi-même, enfin si on n’est pas psychopathe, violeur et compagnie.
Et qu’est-ce qu’on fait d’un homme qui s’est humilié, ou qu’on a humilié ? Elle, en souveraineté, décide qu’elle ne veut pas le laisser détruit. C’est là où le film bascule dans cet autre moment. On a toujours le choix, soit de laisser l’autre dans l’humiliation, de le laisser pourrir dans sa culpabilité – qu’elle qu’en soit l’ampleur – soit de lui dire : « T’inquiète, c’est pas grave, ça ne s’est pas trop mal passé » et de réajuster. En gros, retirer l’amer à l’écart. Dans le film, après qu’elle lui offre comme un don compensatoire sa confidence, lui se sent restauré dans sa fonction, dans sa virilité et va à nouveau plonger dans cette folie qui était la sienne et qu’il était en train de purger. Il est heureux, ému, excité mais aussi redevable, fier, et quelque part, rétabli dans son autorité : il veut bien finir, démontrer qu’il était capable de tenir son rôle. Et pour ce faire, puisqu’il est devenu au fil du film le Procureur, il doit finir de l’écraser. Sauf qu’elle, non seulement, est déjà partie, mais elle est à nouveau en maîtrise de ses moyens. C’est elle qui lui a redonné les clefs de sa fonction. Elle est donc souveraine, elle a enfin trouvé cette place que, depuis le début, elle cherchait.
Et elle l’est d’autant plus qu’elle est protégée, dans la voiture, en train de partir mais déjà dehors, donc il n’a plus l’emprise sur elle : il n’a plus la corde qui la tenait. À ce moment, et c’est une des hypothèses que l’on peut avoir sur Gilles de Rais, elle peut donc, cette fois avec légèreté retourner l’arme contre lui, après s’être tant débattue sans trouver la brèche, la façon de se libérer de cette oppression qu’on lui imposait : « Vous voulez que j’avoue ? Je vais avouer de telle façon que je vous laisserai entre les mains quelque chose de si ridicule, de si absurdément grossier, que vous ne pourrez rien en faire, que quelque part, vous trouverez là l’achèvement de votre virilité ». C’est la femme devenue entière, en pleine maîtrise, qui prend les rênes du débat. Comme j’imagine que la prostituée reprend le contrôle sur son rapport au client, et donc au monde : « Tu veux me prendre, et que je te donne l’impression de jouir ? Et bien je vais t’offrir un simulacre de jouissance tellement immense que tu vas finir par débander parce que tu n’y croiras plus toi-même – et si tu es assez benêt pour y croire, eh bien, j’aurais marqué mon territoire, et j’aurai récupéré ma souveraineté ». Je pense que cette force subversive, qui permet à la femme de se réapproprier son pouvoir en donnant à croire à l’homme, qu’il cherche à lui faire mal ou bien, à lui prendre une part de son intimité ou de sa dignité ou à le couronner, qu’elle en est bien l’objet, soit par soumission soit par intégration à son fantasme y compris dans les pires circonstances, c’est un pouvoir insécable, irrépressible et surtout impossible à subvertir. C’est un pouvoir pleinement souverain.
Et c’est exactement la même chose que ce que l’on peut ressentir en tant qu’opposant politique. À un moment donné, quand on est persécuté, et que chaque parcelle de notre dignité, de notre souveraineté, est grignotée de telle façon qu’il ne semble que plus rien ne peut être fait, apparaît cette évidence : le pouvoir ne repose que sur sa capacité à nous faire croire, à imposer sa fiction et à utiliser notre corps comme un vecteur de cette fiction pour la transsubstantier, comme un alchimiste, en réel. Et que la meilleure façon d’y résister n’est pas nécessairement de chercher à en éviter les effets, au sens le plus physique du terme, que de l’admettre et le dévorer. « D’accord, OK… Tu veux me condamner ? Tu veux dire que je suis ci et ça, me faire dire et admettre que je le suis, de sorte que tous te croient, et que ton autorité soit ? Très bien ! Je vais te dire, je suis même pire que ça ». En fait, c’est peut-être l’instrument de subversion le plus puissant que l’on a. Je vous parle de politique, mais je pense qu’en littérature c’est pareil. Le moment où je me détache de Bataille, c’est un moment où je l’émascule. « Mais coco qu’est-ce que tu racontes sur Gilles de Rais ? Je-ne-te-crois-pas ». Or Bataille vient de faire un effort infini pour faire croire qu’il a raison et il est dans un délire de toute puissance où il essaie de faire croire que Gilles de Rais est qui il est, mais surtout, pour se faire croire à lui-même qu’il l’est, et créer un monde qui, parce qu’il lui apparaîtra convaincant, lui semblera avoir convaincu le monde. Et moi, comme lecteur, mon acte de résistance consiste à le laisser comme un tocard. « Vas-y, arrête de me raconter des salades, à d’autres ! ». A relâcher l’emprise à laquelle j’avais initialement consenti de me soumettre, ou du moins, à laquelle je lui avait dit oui. C’est intéressant parce que ça rend universel autant la sexualité que l’écriture, la politique… Quelque part, ça révèle des sous-jacences communes aux rapports humains en général.
En effet… (rires) Au niveau de la forme, vous avez grandi à la fois sur les festivals et sur les tournages. Il me semble que vous aviez eu également une expérience de producteur lorsque vous étiez étudiant…
Oui. J’avais réalisé trois petits courts-métrages. J’ai toujours eu un rapport au montage et à l’image très amateur, au sens plein du terme, hyper intime, anti-tarantinien. Et surtout,…
(le coupant) Anti-tarantinien ?
Oui, il n’y a rien en moi du geste pseudo-subversif consistant à revendiquer des esthétiques sans pensée. La subversion consacrée a toujours le goût métallique du sang et de la gratuité de la violence, il faut s’en tenir absolument écarté. Et j’en ai dégluti des films ! En réalité, ce n’est pas tant les tournages, mais le fait d’avoir dégluti du cinéma au kilomètre et surtout d’avoir été formé dès l’enfance dans un cadre très particulier. Quand les films qu’on vous montre à cinq ou six ans, c’est La flute enchantée de Bergman et compagnie et les westerns de John Ford, à une époque où l’image est encore rare, et le cadre donc, précieux, c’est une fécondation. On ne m’a pas infligé les gros films intellos d’office, mais des œuvres qui comportaient une façon de fabriquer l’image déjà hyper exigeante et toujours très particulière. Je pense que ça imprime.
Là, au début, on pense un peu à Straub, avec une certaine rigueur…
C’est marrant parce que plein de gens m’en parlent et il se trouve que c’est une démarche cinéphilique à laquelle je n’ai jamais adhéré et que j’ai découvert très tard, contrairement à bien d’autres réalisateurs. Enfin tard, relativement, il va peut-être falloir que je mette des guillemets.
Il y a aussi chez eux une forme de sécheresse.
Oui. Que moi j’essaie de compenser par l’érotisation des figures, par la mise en avant de la beauté, notamment de Inês, et par la musique, que j’essaie de rendre moins intellectuelle que la façon dont elle est utilisée chez Straub et Huillet.
Après il y a ce rapport au texte, qui est d’ailleurs un des marqueurs du cinéma portugais.
Tout à fait.
J’ai beaucoup pensé à ça ne serait-ce que par le choix de la langue, le fait de créer une distance par rapport à la France, le cinéma portugais qui est un cinéma de la parole, de la poésie… Mais pendant la présentation, vous avez donné une autre raison, plus simple, celle d’une langue latine.
Du portugais comme lingua franca, en tant que langue la plus proche du latin. Essayer de se rapprocher de ce qui avait été traduit par Bataille et donc de la réalité du texte, à travers cette double médiation de Bataille et du traducteur et du passage du français au portugais. Finalement, c’est une matière complètement transformée, qui a dû à la fois perdre beaucoup et s’enrichir par d’autres aspects. Mais ça c’est un effet intéressant du film, bien que ce n’en soit pas l’objet. Au départ c’était la conséquence du fait que je ne voie aucun acteur en France avec qui j’aurais pu faire ce film, si ce n’est des vieux monstres cancellés. J’ai vraiment du mal avec le fait que nos icônes cinéphiliques d’aujourd’hui soient, à l’échelle mondiale, des gens comme Thimothée Chalamey, c’est à dire des gens qui ont perdu tout rapport au charisme, à une vibration particulière, à un corps enfin. Ici, j’ai trouvé des gens qui ont à la fois un talent fou en terme de jeu et qui ont cette puissance, je ne sais pas si elle est érotique mais en tout cas il y a quelque chose qui se dégage d’eux, et qui est entre autres liée à cette difficulté de faire du cinéma au Portugal. Ça n’a rien à voir en termes de contraintes par rapport au cinéma français subventionné où vous avez soit des acteurs qui ont un rapport au confort parce qu’ils nagent dans un truc hyper circulaire où on se refile les rôles et où quelque part tout est acquis et on pense qu’on a envie de voir Vincent Lacoste et Pierre Niney dans tous les films…
Un star system à la française…
Et la pointe opposée, avec des acteurs qui sont tellement marginalisés qu’on ne les voit pas, ou qu’on va retrouver fracassés par la vie parce que c’est d’une violence infinie de vouloir être acteur en dehors de tout ça. Au Portugal, c’est l’inverse, on a une sorte de micro-système, très particulier, où la mise en tension est collective, et où l’opportunité apparaît comme une trace de lumière qu’on ne peut rater. Par ailleurs, on peut faire des films sans financement et un peu en dehors du système parce que quand on a si peu de choses à faire et qu’on veut vraiment faire, on accepte tous. Moi je n’ai pas été payé sur ce film. Eux ont été payés mais des kopecks, si on le compare à ce qu’ils ont apporté.
Alors c’est vraiment un film « à la Branco », avec un père et une sœur…
Et mon neveu, le père de mon neveu qui est le directeur photo et qui n’avait pas fait de film depuis quinze ans, qui n’avait jamais tourné en numérique, donc avec tout l’anecdotique. C’est à dire qu’au début on se trompe sur les réglages en termes de bitrate, enfin des trucs à la con parce qu’on est obligés de tout gérer. On était quasiment à égalité tous les deux sur la compréhension de l’instrument. Sur la partie digitale, pas sur le reste ! Les deux premiers jours de rushes ne sont pas du tout tournés avec la même qualité que les autres. Mais on est là, on est ensemble, c’est un petit paquebot, on décide d’avancer dans la même direction, on se fait confiance. Dans cette exclusion du monde, on a envie/besoin de faire du cinéma et c’est ça qui devient à nouveau primordial. Chacun pour ses raisons. Pour la jeune actrice, cette femme est quand même extraordinaire, c’est un peu le rôle d’une vie, c’est un peu quitte ou double. Si à travers ça, on arrive vraiment à se lancer, projeter quelque chose, c’est un monde qui s’ouvre complètement différent.
Oui, c’est performatif. L’acteur a bien dit d’ailleurs, et je pense qu’il avait l’air très sincère (rire) à quel point ça avait été très difficile…
Oui ! Après on fait tous quelque chose dans ce film. Ce n’est pas non plus un film de vacances. Toutes les improvisations dont on parle, ça se sent que c’est du sérieux et qu’on a un respect infini pour ce qu’on est en train de faire et la façon de le faire. J’ai été très touché par le fait que chacun ait accepté d’être à sa place, et qu’on se soit tous, de bout en bout, respectés.

João Arais lors de la présentation du Massacre de Gilles de Rais au LEFFEST 2025-Photo Bruna Buniotto – LEFFEST tous droits réservés
C’est d’ailleurs cette énergie qui emballe le spectateur car le texte, aussi intéressant soit-il, a une forme d’aridité. Donc on apprécie cette force d’engagement au fur et à mesure du film…
Bien sûr et je suis très content parce qu’on reçoit un film qui, s’il est montré en France, va être lu, parce qu’il sera sous-titré. Et ça, ça crée une autre forme de tension qui m’apparaît intéressante parce qu’on est obligés d’être dans l’alternance entre l’image et le texte et il y a là une dynamique qui m’intéresse. Vous me parlez de Straub…
On aurait aussi pu parler des Amours d’Astrée et de Céladon…
(exclamations) C’est marrant parce que c’est le film de Rohmer que j’ai le plus détesté alors que j’en ai beaucoup aimé, mais alors celui-là… J’ai ri de A à Z. J’étais avec un ami et il y avait la pauvre Arielle Dombasle deux rangées plus loin et on l’a torturée tout au long du film. Non, moi je pensais à Pasolini…
D’accord, j’y ai pensé aussi, notamment quand ils s’avancent dans les champs…
Parce qu’en fait il y a une inversion qui n’est pas pensée. C’est marrant parce que mon père m’avait dit : « Ne t’inquiète pas, de toutes façons , tout sera doublé ». En réalité, Paulo n’avait aucune idée de ce que j’allais faire… Il n’avait rien vu de moi et il avait un grand doute sur le fait que je sois ou puisse être réalisateur. Il avait toujours une rétention à mon égard. De là me vient aussi cette radicalité politique ! Il déteste les passe-droits. Il a toujours un truc, pas castrateur mais toujours très inhibant à l’égard de ses enfants. Ce n’est pas parce qu’ils sont ses enfants que… Alors l’accès au cinéma, je ne me le suis autorisé qu’après avoir fait autre chose, sinon ça aurait été à mon sens une forme d’indécence. Paulo vivait avec cette certitude que ça valait la peine de me laisser cet espace, mais sans s’impliquer, comme effrayé. Donc ignorant un projet pour lequel il maintient une forme de distance, il me dit : « Voilà, on pourra doubler etc… ». De la même façon que le cinéma de cette époque, Pasolini, Antonioni, tout ça, repose énormément sur le doublage et que le doublage vient apporter une couche supplémentaire à ce cinéma-là, je pense à l’inverse que sous-titrage dans ce film va en fait se mêler à celui-ci. Ce n’est pas un film « portugais », ce n’est pas un film qui a vocation à satisfaire un marché quelconque, au Portugal. C’est un film qui a vocation à exister à l’étranger. Ça sera incorporé, le sous-titrage va devenir le corps… D’ailleurs la première fois qu’il a été montré, ça a été en sous-titres russes et chinois. Autant d’habits.
Comme le texte, c’est un film qui est un peu hors du temps…
C’est ça. Et de son cadre national…
Par rapport à votre sœur Inês, elle était ici plutôt directrice de production ?
C’est ça, en fait elle faisait l’interface avec Paulo. Paulo n’est pas venu sur le tournage.
Mais ça, ça fait longtemps qu’il n’y vient plus, non ?
Oui, enfin moins. Maintenant, il passe à nouveau. En réalité, nous avons vécu en autarcie. On avait la caméra, les deux objectifs. L’actrice est partie une fois mais tous les autres on est restés les dix-huit jours. L’ingénieur du son avait sa roulotte dans le jardin. Il n’y avait que le chef op et son assistant, qui est son fils, qui allaient choper l’assistant son – toute l’équipe est dans ces noms – qui chaque jour allaient et venaient depuis Lisbonne, ce qui était plus contraignant pour eux. Et réduisait le temps de préparation, ce qui peut être m’a aidé à les encastrer. C’étaient les seuls à s’aérer. Sinon on était in situ.
Ça m’a d’ailleurs fait penser à un cinéaste libanais un peu expérimental et trash et peu apprécié de la critique française, Christophe Karabache, qui fait aussi ses films en forme « guérilla ». Il a réalisé un film Venus obscura, sur des acteurs qui apprennent un texte dans une maison…
Ah ben oui… (rire)
J’ai beaucoup pensé à ce film là et je me suis dit qu’ici aussi, ça pouvait mal finir.
On revendique aussi beaucoup ce côté cinéma de rupture. Je n’en peux plus du cinéma institutionnel français. C’est presque dégoûtant. C’était aussi un geste de dire : « On peut faire aussi un film de cinéma avec 40 ou 50 000 euros » comme l’a dit Paulo. Pas que le budget tournage, mais post prod inclue ! Histoire de dire aussi « vous êtes incapables de faire un « film » à moins d’un million d‘euros et si vous vous n’avez pas trois ou cinq millions, vous n’êtes pas contents ». Je ne dis pas que tous les films doivent se faire dans ces conditions, mais dire « c’est possible et ça peut même être plus fort. Ça donne une force que vous perdez » est devenu fondamental, comme un cri. J’ai vu tellement d’aspirants réalisateurs qui écrivent pour telle ou telle commission…
On sait que c’est un des chevaux de bataille de Paulo depuis des années…
Oui, mais qu’il a complètement perdu. Parce qu’il a pu se battre contre ça, mais aujourd’hui ça n’est plus possible de se battre, ça n’existe plus.
Alors il a longtemps contourné l’Avance sur recettes, mais il y a eu aussi une période avec des têtes d’affiche et où il travaillait aussi avec l’Avance…
C’est ça. Il a réussi à s’imposer à ce système. « Je n’ai pas à discuter avec toi, tu es obligé de suivre ». À la fois avec les chaines de télévision, toute la chaîne de financement mais aussi les institutions publiques. Pendant une période, il a été dominant dans ce système là… et il a perdu. Voilà. Ça a fini par avoir le dessus et il finissait par être écarté parce que ça ne tient plus et peut-être, parce qu’on était arrivés au bout de la logique des gros films d’auteur. Paradoxalement, peut-être qu’on trouve une forme de confort là-dedans, ça finit par tourner en rond, qu’il y a moins de films intéressants…
On peut se poser la question de : pourquoi son départ au Portugal ?
Parce que faire du cinéma en France, c’est devenu infernal ! Et ça se voit ! Je suis désolé mais le cinéma français ne rayonne plus.
Oui, pour un Guiraudie, on a cinquante trucs pas terribles…
Et Cannes ne joue plus le rôle qu’il jouait et tous les festivals ont un peu effondré cette exigence qu’à un moment ils avaient, dont cette capacité à faire ressortir, à faire exister des films différents, tout en gardant une force dans l’espace public. Moi j’ai grandi avec le festival de Cannes comme espace où on pouvait montrer des Monteiro, où tout l’aspect pornographique du show biz finissait par servir des Monteiro. Je ne sais pas si on peut retrouver un équilibre. Probablement pas. Aujourd’hui, aller à Cannes, c’est se prostituer.
Ça ne m’intéresse pas d’aller dans un festival où on fait des apéros, mais où on parle finalement peu de cinéma.
Mais il y a 20 ans ça marchait. Il y avait des fêtes jusqu’à six heures du matin, mais j’imagine qu’il y avait toutes sortes de drogue, toutes sortes d’horreurs, de violences et compagnie, mais à un moment donné, vous aviez ces films étranges du fin fond du monde qui tout d’un coup pouvaient exister dans le reste du monde par cette intermédiation. Ça on l’a perdu. J’ai montré le film dans le festival de Jia-Zhang Ke à Pingyao, à Moscou où tout est interdit, face à des censures où on ne sait pas par quel miracle on a réussi à les déborder. À São Paulo, dans un cadre différent, voilà, on est en train de faire les BRICS, il ne manque que Goa. C’est notre petit cheminement alternatif.
Après, il y a tout un tas de festivals moins prestigieux qui sont tout aussi intéressants…
Pour moi, le cinéma n’est pas un art de troubadours. Il ne faut pas confondre le cinéma et le théâtre. À Pingyao, j’ai croisé un réalisateur suisse qui a littéralement fait 60 festivals avec son dernier film. Pour moi, ça c’est l’anti-cinéma ! Je suis très en désaccord avec la vision finale qu’avait Godard qui disait « Moi j’aimerais bien tourner avec mon film de salle en salle » comme le faisaient les forains. Il avait ces images qu’il construisait…
Comme le font beaucoup de réalisateurs aujourd’hui…
Pour moi, le cinéma doit garder un aspect choquant, d’imposition violente par la mécanique sur les grands écrans comme ça qui sortent de nulle part et pas cette douceur qui appartient au théâtre, où il y a une sorte d’humanisme, voire d’humanité.
À ce propos, votre père a cherché à jouer contre le système en mettant la main sur la distribution, sur l’exploitation et même sur l’édition en dvd des films.
Il s’est imposé un temps et il s’est fait écraser ! Après, c’est le mouvement de la vie. À un moment donné, vous forcez une entaille dans un système qui est chloroformé, vous y générez quelque chose de nouveau et puis vous mourez. C’est marrant parce que beaucoup de gens me disent : « ce film est fait pour la salle », notamment des gens qui l’ont vu avec un lien, y compris Paulo d’ailleurs. Moi je m’inscris radicalement contre. Je pense que sur Youtube ce film a la possibilité d’être vu par 50 ou 100 000 spectateurs et c’est mille fois plus précieux que de passer notre vie à tourner dans des petites salles où vous allez avoir un aspect non-choquant parce que vous n’allez retrouver qu’un public qui va chercher le cinéma. Or, la puissance du cinéma pendant des décennies, c’était qu’il s’imposait au public. On y allait parce qu’on voulait être fasciné. On ne savait pas par quoi et « pam », on se prenait dans la gueule un truc avec l’écran, la projection ou je ne sais pas quoi. Il faut qu’on garde cette radicalité de l’imposition par l’image, y compris s’il le faut en investissant un espace pour lequel l’image n’a pas été pensée. Là on a vu le film dans des salles pour 600 ou 800 personnes, en Chine et au Portugal. Il est peut être temps de chercher le petit carré.
En ce qui concerne la croyance de la diffusion de l’image sur internet, on en est où par rapport à ça ? Parce que vous aviez travaillé là-dessus avant l’arrivée d’Hollande, sur cette fameuse loi anti Hadopi…
Je suis en train de me battre avec Paulo. Le pauvre Paulo a quand même quelques dizaines de milliers d’euros à renflouer, ce qui n’est pas rien du tout dans la situation actuelle mais bon… Ce n’est pas l’enjeu d’un film à 500 000 ou un million d’euros où là vous pouvez faire faillite et dans l’économie de ses trois, quatre ou cinq productions, ça peut s’équilibrer. On peut donc considérer, et c’est comme ça qu’on l’a fait depuis le jour où on a compris que ce film ne serait pas financé, qu’on n’a pas d’enjeu donc ça nous donne une liberté absolue de faire ce qu’on veut avec. Et je suis en train de batailler avec la vision d’un père qui s’est façonné avec l’idée qu’un film existe à travers la salle et qu’en fait la puissance de Monteiro, d’Oliveira s’est construite sur le fait que deux ou trois mille personnes les ont vu en France pour lui dire « Non, ce film là, on le met sur Youtube » où j’ai la chance d’avoir 200 000 abonnés pour des raisons qui n’ont rien à voir, ce qui est encore plus intéressant. Vous voyez ce que je veux dire quand je parle de rapport d’imposition ? Ces gens qui viennent m’entendre politiquement, ils vont se prendre dans la gueule, si le Dieu algorithme nous y autorise, un film en portugais, traduit des archives de Gilles de Rais par Bataille…
Ça va leur faire tout drôle, on est un peu à des années lumières.
Voilà, et ça je trouve ça magnifique comme effet social et politique, et artistique ! C’est ce choc qu’on n’arrive plus à avoir car tout est dans son espace. Donc finalement, tout est convenu. Il y a cette possibilité de rompre. C’est un peu ce qu’on me reprochait en tant qu’écrivain, par exemple quand j’écris Crépuscule, on me dit « On n’y comprend rien ! Tu devrais le simplifier, tu ne devrais pas utiliser cette langue complexe » et beaucoup des critiques des gens semi-lettrés qui n’ont jamais été confrontés à Bataille, Artaud, tout ça, mais qui se pensent des intellectuels parce qu’ils sont dans le petit Paris, me disaient : « C’est mal écrit ». J’adore l’expression « mal écrit ». Et mon éditeur me suppliait d’en faire un texte plat, un essai quoi. Or la densité de Crépuscule et la résonance entre l’effet de révélation et le contenu venaient de l’écriture. C’était cette écriture dont l’imposition là a fait que plus de 150 000 livres ont été achetés, alors qu’il était en libre accès. Et puis la forme, c’était aussi une revendication par rapport à l’époque où le non-écrire était une religion, le non-style… une façon de dire :« Allez tous vous faire foutre » et démontrer qu’on pouvait être lu par 150 000 personnes qui pouvaient l’acheter dans ce contexte là après entendu par 500 000 autres dans la version audio sur Youtube, téléchargé un million de fois etc. C’était un magnifique doigt d’honneur fait à l’époque et à son conformisme délétère. Donc j’essaie de lutter contre ce réflexe de sauvetage que l’on a qui est « Si on s’accroche, qu’on arrive à le montrer à tel festival, peut-être qu’on va avoir un distributeur et qu’il va le montrer une semaine au St André des arts et je ne sais quoi » pour dire « faut pas avoir peur, on balance, on fracasse et puis si ça marche pas »… Vous voyez, il n’y a pas l’angoisse de la disparition.
Après on peut quand même faire les deux, enfin si le distributeur joue le jeu.
Oui, c’est ce qu’on tente de me convaincre d’essayer de faire, c’est à dire de trouver cette consensualité.

Dans le festival ou la salle de cinéma, on peut aussi trouver un public qui ne va pas forcément aller sur la chaine Youtube et c’est aussi intéressant qu’il voie le film et qu’il change aussi d’idée.
Mais moi j’y crois beaucoup !
On ne fait pas des films que pour sa chapelle…
Mais non ! Ce ne sera pas ma chapelle. Là, je la prends à rebours ma chapelle. Ce ne sont pas des lecteurs de Bataille ou d’Artaud. Pourtant ce sont des gens qui m’ont retrouvé parce que j’ai été façonné par ces auteurs. Il y a des gens qui sont théoriquement aux antipodes de ça et que j’arrive à retrouver parce que je suis nourri par cet axe-là. Et donc le point de jonction sera forcément explosif, violent, désagréable, je vais me faire insulter… ça c’est intéressant. Il fut un temps où Guibert et le film qu’il avait fait sur sa fin de vie (La pudeur ou l’impudeur, 1991), où il se filmait en train de mourir du sida, était montré sur TF1 à 21 heures. Je n’imagine même pas la réaction des cinq ou dix millions de spectateurs face à ce film autoproduit tourné dans une villa en Italie où il se montre en train de mourir du sida à une époque où l’homosexualité était encore taboue. Ces chocs m’intéressent. Si, toute proportion gardée, je ne montre mon film qu’au St André des arts, il y aura zéro choc. Les gens qui vont le voir vont avoir une familiarité avec les codes, quand bien même le film soit différent, nouveau, je ne sais pas quoi. Plein de réalisateurs n’arrêtent pas de faire des choses nouvelles et différentes et ces spectateurs sont habitués à les recevoir. Ils ne vont peut-être pas repartir comme ils sont venus, j’en sais rien, mais en tout cas pas ils ne repartiront pas avec cet écart qu’on peut offrir à bien d’autres personnes. Les plus beaux éloges que j’ai reçus après Crépuscule, ce sont les gens qui m’ont dit : « C’est le premier livre que j’ai lu de ma vie, vous m’avez donné envie de lire ». Ils ne m’auraient pas écrit ça si je l’avais écrit comme un journaliste. Mais bon peut-être que ce sera une erreur et que je ne ferai que 5000 vues sur Youtube et que je me sentirai un peu con. (rires) D’autant plus que je suis convaincu que tous mes ennemis politiques, au sens le plus social et large du terme, seront ravis de me massacrer et de dire : « ce connard qui fait des films d’auteur que personne ne comprend »…
C’est quand il sera disponible au téléchargement illégal que ce sera bon signe.
Oui. Ou pas, mais il sera là. Moi, j’ai grandi avec. Le plus grand crime politique de ces vingt dernières années, ça a été la lutte contre ces plates-formes de piratage. Je ne sais pas si vous connaissez Ygg Torrent qui est la dernière grande plate-forme de peer to peer, qu’il s’agisse de livres, de musique ou de cinéma en France, mais les gens qui tiennent ça sont des héros. Alors je suis sûr qu’ils font ça pour l’argent et en gagnent plein, reste que c’est un bastion. Ils se battent contre les multinationales qui n’arrivent pas à les censurer et ils réussissent à transporter leur communauté d’un nom de domaine à un autre… Si on te parle de tel film de Straub, et bien il est là. Et s’il n’est pas là, c’est qu’on a tellement fracturé et fragmenté les communautés de cinéphiles qui nourrissaient ces espaces là qu’ils ont fini par se disperser. Cet horizon universaliste, qui a permis de voir La maman et la putain pendant des années alors que les droits étaient bloqués, qui permet de maintenir les véritables bibliothèques de notre temps, quelle que soit la situation géographique, financière, n’importe quel parti politique progressiste aurait dû être prêt à tout sacrifier pour la défendre, la protéger, la couver. Tous les lieux bénévoles ont été au contraire complètement sacrifiés par la veulerie de nos dirigeants. Ça a conduit et c’est né d’un renoncement à l’idée de porter les gens vers quelque chose qui nous appartienne, qui soit en propre, à une identité française universelle fondée sur un accès gratuit à la culture, et à l’acceptation que Netflix devienne le producteur et pourvoyeur du culturel contemporain. En réalité, que Lescure ait défendu ça n’est pas étonnant. Tout le monde a tellement divinisé Canal + dans les années 80-90. Il payait beaucoup de gens mais c’était avant tout de la vulgarité, du porno, du foot et des blockbusters. Les films d’auteur devaient passer après les pornos, c’est dire.
Mais il a aussi financé le cinéma français. D’ailleurs à une époque Paulo disait que ça marchait mieux avec Canal qu’avec La 7-Arte…
Oui mais après il y a une reconnaissance perverse où il fallait se prosterner parce qu’on avait la chance d’être diffusé sur Canal à deux heures du mat et donc d’avoir un film qui n’aurait aucune centralité dans l’écosystème culturel du pays dans lequel on vit, nourrissant simplement un microsystème toujours plus centré qui a fini par s’étouffer. En fait, Canal achetait la soumission, pour consacrer la vulgarité et la perversion. Et finalement, ça a très bien marché. Une fois que Lescure est parti, les autres n’en avaient plus rien à faire de soumettre cet espace culturel, et de la pseudo influence politique de ses élites. Le roi a été renversé. Voilà, maintenant ils se plaignent de Bolloré, alors sur ces sujets que paradoxalement il est presque moins pire que tout ce qui a précédé.
Il est pire à bien d’autres niveaux…
Voilà c’est ça, mais en fait ça ne l’intéresse tellement pas, il a un tel mépris pour tout cela que d’une part il a fait perdre sa morgue à tout le monde, et d’autre part, ça n’est presque même plus un enjeu de pouvoir. « Je suis obligé de le faire, je le fais ». Il se bat à l’Assemblée Nationale pour Hanouna, mais pour le reste « Faites ce que vous voulez, je n’en ai rien à faire ».
Je suis surpris qu’au Portugal, dans les institutions, le LEFFEST ne soit pas plus central…
Mais parce qu’il y a très peu de moyens. Il y a une lutte qui n’est plus menée pour lui donner la centralité qu’on pouvait espérer lui donner il y a 15 ans. Aujourd’hui, ce désir de lutter pour avoir tout cet espace, pour obtenir des financements qui permettent d’avoir plus de personnes, n’existe plus. L’intérêt du festival a plutôt basculé sur le fait d’avoir une programmation exigeante, cohérente. Le fait est qu’au début, c’était très concentré sur une territorialité, et là ça s’est comme distribué dans tout Lisbonne avec Amadora… Et l’objectif est plutôt d’infuser de façon plus distante. Il y a aussi moins de gros noms, il n’y a plus ce travail d’éclat, au profit d’une exigence peut-être plus aride mais plus juste. C’est aussi l’acceptation d’une autre échelle parce qu’en fait on ne peut pas tout gagner. À un moment donné, on ne peut pas non plus brûler sa vie à essayer d’exister là où on ne veut pas forcément que vous existiez. Quand vous avez un budget de x alors qu’il faudrait x² ou x³ ou plus encore pour avoir quelque chose qui fasse rayonner la ville, vous préférez faire un bel évènement relativement tenu et exigeant. Je pense qu’il y a une vraie gestion. Il y a cette capacité-là, il y aussi cette vraie attente de l’époque par rapport à ces évènements, on va dans cette direction là. Comme le film quelque part, il y a ce côté de dire : « je ne vais pas attendre dix ans pour pouvoir faire ce film à un million d’euros ».
Alors est-ce qu’il y a d’autres choses en prévision ou pas forcément ? Ça viendra quand ça viendra ?
En fait, je crois qu’il faut qu’il y ait quelque chose qui se développe dans l’époque. Il faut qu’on retrouve à un moment donné des puissances productrices, pas forcément UN producteur, qui autorisent de façon beaucoup plus spontanée la génération de projets un peu au débotté. Je ne remets pas du tout en question la nécessité de préparer des projets complexes, le soucis du scénario, etc. Celui-ci, je l’ai écrit en quinze jours mais je suis convaincu que l’année et demi qui s’est écoulée entre l’écriture du scénario et la réalisation m’a fait arriver mûr à ce moment-là. Il n’y a pas de déni, les choses prennent leur temps, il y a des temporalités différentes…
C’est vrai que pour certain.e.s, cela peut prendre dix ans pour faire un film.
Voilà, donc la question est : à quel moment cela devient nuisible ? En l’espèce, cette latence n’a pas nui parce qu’il y a eu une reprise en main soudaine : « Là il y a les deux acteurs, et c’est tout ce qui compte ! ». Et on y va. Pour le chef op, Edmundo Díaz Sotelo, le premier contact est intervenu quatre jours avant, on l’a presque arraché au monde où il se terrait. C’est un chef opérateur extraordinaire qui a travaillé avec Acacio ( Acacio de Almeida, souvent considéré comme le plus grand chef opérateur portugais ) et qui a fait des grands longs-métrages. Il avait à la fois la modestie et un regard. Au fond, je ne crois pas du tout dans le cinéma amateur. Il faut que ce soit du cinéma, que ça fasse cinéma, qu’il y ait l’illusion… J’ai toujours été très critique de mon père, sur les défauts de fabrication de ses films, lorsqu’ils apparaissaient. Sur tout ce qui nous faisait sentir qu’il manquait des moyens. Je pense qu’il n’y a rien de pire qu’un film où on sent qu’il manque des moyens.
Après le manque de moyens, c’est parfois un choix et ça va avec une esthétique. Par exemple quand Biette faisait Loin de Manhattan, c’était même un jeu.
Oui ! Parce qu’il y a une subversion de la contrainte. Mais il ne faut jamais que la contrainte de production devienne apparente pour le spectateur. Pour moi, ça c’est un crime.
Il ne faut pas que ça nous sorte du truc, c’est sûr.
Il y a des films avec Paulo où là, il a manqué.

João Arais, Paulo Branco et Juan Branco présentent Le massacre de Gilles de Rais au LEFFEST 2025-Photo Bruna Buniotto – LEFFEST tous droits réservés
Peut-être que je ne les ai pas encore vus…
Ce qui est hallucinant chez Paulo, c’est que cet homme, qui a quand même produit 300 films, a pour moi un fil conducteur assez marquant, ce qui est déjà rare chez un producteur. Une grande majorité de ses films sont des films littéraires et pour moi, ça c’est un truc unique.
Avec différentes manières d’être littéraire : des films qui sont portés par le texte, d’autres qui sont des adaptations…
Mais c’est ça qui est magnifique. En fait, il y a une circularité autour du geste de littérature. Ça tourne autour, ça cherche à chaque fois la façon de, et il y a un point d’entrée, d’ancrage très puissant.
Pas toujours, mais souvent.
Très souvent ! Bien sûr c’est un producteur et voilà…
Mais c’est aussi tout à son honneur que d’avoir cherché autre chose, d’avoir mis par exemple en valeur beaucoup de réalisatrices, d’avoir permis à beaucoup de ses collaborateurs de passer à la mise en scène. Par exemple, le premier film de João Canijo, Tres menos eu (1988), est un film qui n’est pas du tout littéraire et que j’adore parce qu’il est très proche aussi de ce qui se fait en France à la même époque.
Pour moi, un des plus beaux films que Paulo ait produit, c’est Maine Océan, une pulsion vitale pure… C’est intéressant ce que vous dites, par rapport aux réalisateurs féminins qu’il a accompagnées, de façon non féministe. Pas parce que c’est une femme mais parce que c’est une réalisatrice. C’est quelqu’un qui a quelque chose à dire. Paulo n’a jamais eu de discours féministe. Il n’a jamais eu de pensée de l’équité, de dire il faut un quota, etc. Par contre, il y avait dans son regard quelque chose qui pour le coup était complètement équanime. De dire « Il y a quelqu’un qui a quelque chose à porter ».
Il y a autant de projets qui ne se sont pas faits…
Pas tant que ça ! Il a eu de la chance, Paulo. C’est un talent, une persistance, un courage et une structure aussi, une époque. Y compris justement des films moins biens parce que c’étaient plus des films de convenance. Parce que parfois c’était trop facile à faire, ou qu’il y avait, du point de vue de la production, trop besoin de faire. Des projets qui, du coup, ne comptaient pas, n’ont pas suffisamment été travaillés, qui auraient pu devenir encore plus grandioses, surtout à mon avis, à la fin des années 90, à l’époque où il faisait 10-12 films par an.
C’est là que je me suis aperçu qu’il y avait un lien entre tous ces films…
Mais on s’en fout, in fine, qu’il y ait des courbes. Je ne suis pas sûr que les films de Corsini, de Cédric Kahn, de Colombani tout ça soient à la hauteur des films de Monteiro, de Ruiz. Et donc ?
Il y a des petits films qui se font dans l’ombre des grands films qui leur permettent d’exister, c’est ça qui est beau aussi. Dans les petits films, il y a parfois des choses intéressantes aussi…
Des perles, oui. Je suis complètement d’accord. Y compris des petits films de ces grands réalisateurs. Moi je préfère les petits films de João Cesar, alors de Ruiz peut-être pas…
Alors certains vont préférer les petits films comme Blanche Neige (Branca de neve, 2000)…
Mais qui n’était pas un petit film, c’est pour ça que ça pèse quand même, il y avait des moyens ! (il éclate de rire)
Il y avait un changement puisqu’il devait faire son adaptation de Sade (La philosophie dans le boudoir)…
Complètement, il n’a pas été pensé comme un petit film. C’est encore un film littéraire, jusqu’au bout. (rire)
Remerciements : Nuno Silva et toute l’équipe du LEFFEST, Leopardo filmes
Photo de tête : Public au cinéma Sao Jorge 3-Photo Bruna Buniotto – LEFFEST tous droits réservés
Dans l’attente d’un papier consacré au film Le massacre de Gilles de Rais, vous pouvez lire les lignes qui lui sont consacrées dans le compte-redu festivalier ici.
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