À l’occasion de la sortie en salles du documentaire Elle entend pas la moto de Dominique Fischbach le 10 décembre dernier, nous avons pu échanger avec la cinéaste ainsi que la protagoniste du film, Manon Altazin, accompagnée de son interprète en LSF, autour de la naissance du projet, du rapport au cinéma documentaire, et des questions d’accessibilité concernant la place de la surdité dans une société entendante. Les séances de Elle entend pas la moto sont programmées en français sous-titrée en français, et certaines —à la demande— en version sous-titrée SME ou en audio-description.
Pouvez-vous nous parler de votre parcours dans le cinéma ? Pourquoi cet attrait pour le documentaire ?
Dominique : Je fais des films depuis 25 ans. Je suis arrivée à Paris pour faire du cinéma, où j’ai commencé sur les tournages en tant que stagiaire, en régie et en mise en scène. Je trouvais que je n’y apprenais pas grand-chose, et j’ai eu envie de passer au montage. Je suis donc devenue stagiaire puis assistante monteuse. Un jour, les caméras numériques sont sorties, et ont permis à des gens comme moi, qui ne venaient pas du milieu et n’avaient pas non plus les moyens de se payer des caméras de cinéma, de commencer à tourner. J’ai donc réalisé un premier film documentaire. Le documentaire est une forme accessible pour moi : j’ai le goût des gens et des histoires, et on a tendance à me raconter facilement sa vie. J’ai fait mon premier film sur mes voisins d’immeuble, en me demandant ce que l’on découvrirait comme histoire et comme univers si on retirait la façade d’un immeuble. Effectivement, en poussant les portes de mon immeuble, j’ai rencontré des gens extraordinaires. En fait, chacun a son univers, des situations des familles, des gens qui vivent seuls… Ça a été mon premier film, qui s’appelle Les voisins. Il a eu un petit succès, et on m’a proposé de soumettre des films à une émission belge, Strip-tease, qui programmait du documentaire en immersion, où les récits sont rapportés avec les moyens de la dramaturgie —avec la scène d’exposition, le rebondissement—, mais autour d’histoires vraies avec des vrais gens : on plonge avec eux dans leur histoire, et on la suit comme un film. Cette forme m’a beaucoup plu. J’ai donc travaillé une dizaine d’années pour cette émission, et puis bien sûr, je suis sortie de mon immeuble, j’ai cherché autour de moi, de plus en plus loin, des histoires à raconter. C’est dans ce cadre-là que j’ai rencontré Manon et sa famille, car je cherchais une famille qui avait un enfant handicapé pour raconter leur histoire, et interroger l’impact du handicap sur la famille.
J’ai réalisé d’autres films, surtout pour la télé : des unitaires, pour la RTBF, France 2, Arte, France 5…Toujours avec cette forme du cinéma direct. À l’époque, le cinéma était encore inaccessible : si vous n’étiez pas né dans ce milieu-là, ou si vous n’aviez pas les moyens de prendre le temps d’écrire un scénario ou de chercher une production, c’était compliqué. C’est un métier de réseau.
Avec la matière que j’ai eue avec en accompagnant Manon et sa famille, j’ai donc fait trois court-métrages avec eux à des époques différentes, avec la temporalité en plus de l’histoire familiale qui est forte et importante raconter, parce qu’elle témoigne de la difficulté et de la souffrance, mais aussi des joies familiales. J’ai proposé un film cinéma avec cette matière là, et puis j’ai réussi à ce qu’on soit là toutes les deux en face aujourd’hui, c’est-à-dire à parler d’un film de cinéma.
Ce qui vous a attiré dans le documentaire, c’était le côté où vous racontiez une histoire avec les gens, donc à plusieurs voix ?
Dominique : Quand j’ai travaillé en fiction, je ne me suis pas très bien sentie dans ce milieu du cinéma très hiérarchisé, avec ce côté star. Je préférais raconter des histoires vraies. D’ailleurs, faire toutes ces rencontres m’a beaucoup enrichie : je suis allée dans des milieux complètement différents, où je ne serais pas allée de moi-même. J’ai trouvé cette forme tout à fait satisfaisante : partir des rencontres, du point de départ de deux désirs qui se rencontrent ; à la fois de celui qui veut faire un film, et celui qui accepte parce qu’il y prend aussi du plaisir. Même si la personne ne joue pas un rôle, elle a conscience de la caméra. Déjà petite, Manon, je sentais bien qu’elle appréciait. Certaines personnes ont une graine d’acteur, sans pour autant se révéler dans la fonction d’acteur ou d’actrice, mais avec ce goût de la caméra, et ce charisme, surtout. J’aime trouver ça dans le réel.
Pouvez-vous nous parler de votre rencontre ?
Manon : Quand on s’est rencontrées, j’avais 11 ans. Dominique était venue dans ma famille pour rencontrer mes parents. Elle a toujours été très expressive, et arrive très vite a avoir un bon contact avec n’importe qui, aussi bien avec mon frère, ma sœur que mes parents, qu’avec les chiens qu’on avait à l’époque. À son arrivée, elle faisait déjà partie de la famille, et voyait la discrimination qu’on vivait au quotidien dans mon enfance. Le feeling est tout de suite passé avec Dominique. Personnellement, je suis très tactile, et quand je la touchais, elle se laissait faire, et on rigolait beaucoup. On a gardé contact par la suite. Pour le deuxième court métrage, j’avais 19 ans et avais des échanges plus réguliers avec Dominique. Après, quand je suis devenue maman, c’est devenu plus sérieux. À l’adolescence, on est encore un peu innocent, on a moins de responsabilités… Alors que là, j’attendais un enfant, c’était sérieux, et on commençait à avoir des échanges plus profonds, Dominique et moi. Pendant le tournage de Elle entend pas la moto, je m’amusais à la titiller. Nous les sourds, on est très visuels, et Dominique, elle a un long nez qui la définit —ce n’est pas de la moquerie—, et elle ne s’est jamais vexée car elle a compris comment je fonctionne. C’est là sa force, qui permet cette confiance et cette amitié. Pendant le tournage, on vivait comme on vit, naturellement.
Comment s’est déroulé le tournage pour ce film en particulier, et quelle était la part d’improvisation ?
Dominique : Je fais des films avec les gens que je filme. Ils sont complètement inclus dans la préparation et dans le plan de travail des séquences que j’ai imaginées. On échange beaucoup parce que souvent, ce sont eux qui ont les meilleures idées : ils connaissent leur vie, donc ils me proposent des séquences. Moi, j’arrive avec une proposition, et on en discute. Je ne peux évidemment pas tout dire parce que je sais pas tout, donc il y a des choses que l’on découvre, mais je leur fais part quand même ce que je pense être intéressant. Je fais du repérage avant en passant du temps avec la famille, en scrutatrice des choses. En vivant avec eux et en étant dans l’observation, je remarque les situations qui me paraissent intéressantes car elles racontent quelque chose qui me touche. En fait, je me fie à ma sensibilité : c’est avec cela que je travaille. Je prépare évidemment les choses puisqu’il y a des contraintes techniques, avec une équipe —une petite équipe— avec le cameraman, l’ingénieur du son et l’interprète LSF sur le tournage…Ce n’est pas non plus la grosse équipe de fiction, mais cela demande quand même une organisation pour préparer le matériel. Il faut savoir ce qu’on va faire.
Je ne peux cependant pas me contenter de maîtriser les choses, car il faut aussi que je laisse surgir le réel : on a beau imaginer des choses à l’avance, ça ne se passe jamais exactement comme prévu, et c’est ce qui est intéressant et que j’aime. Tout le surgissement du réel qui vient à la fois contrecarrer ce que j’avais prévu, mais avec lequel il faut que je compose. Je dois à la fois être branchée intérieurement sur le surgissement du réel, sur le qui-vive, et en même temps sur ce que j’ai prévu de tourner dans la journée. Je suis vraiment très concentrée sur mon travail, et me détache un peu du lien que j’avais en repérage, de jeu et de partage, pour me mettre dans le rôle de la réalisatrice qui doit amener son film à terme.
Je me souviens que Manon voyait très bien que, dès que je mettais mon casque, je devenais une autre personne. Mathéo, son petit garçon, avait aussi très bien compris que je n’étais plus disponible pour jouer avec lui à ce moment-là. Cela demande à la fois une concentration mentale et une ouverture à la sensibilité et à l’émotion ; parce que ce qui m’émeut peut émouvoir les autres. Durant le tournage, je pêche tout ce qui m’inspire pour filmer. Au montage, j’ai plus de recul : le matériel est là, et je dois le travailler. Je peux mieux juger, estimer, trouver un équilibre, une justesse des propos dans le choix des séquences et leur ordre, pour arriver à raconter l’histoire telle que je l’ai vue. Le film reste une histoire vue à travers mon regard. Il n’y a pas de vérité absolue : quelqu’un d’autre aurait fait un autre film. C’est au montage que tout se mesure.
Manon : Dominique travaille beaucoup avec l’émotion. Moi aussi, je suis très sensible. Quelque part, elle m’a appris à accepter l’émotion, que ce soit la joie ou la tristesse, et de l’exposer davantage, de m’affirmer avec le temps. Pendant le tournage, on pouvait aussi se permettre de donner des idées à Dominique. Je suis quelqu’un de curieux, je cherche toujours à savoir comment les choses fonctionnent ; et en suggérant des idées, la relation va dans les deux sens. Je pense que cela nous a permis de faire partie intégrante du film, mais aussi du tournage. Durant le tournage, bien sûr, ce n’était pas toujours évident, car il y a le cameraman, l’ingénieur du son, etc., qui impose une présence. Mais on continuait à vivre, et personnellement, je faisais ma sourde : je me mettais dans ma bulle, en faisant les choses sans entendre, en étant dans l’action tout en ignorant ce qui m’entourait. Je pense que cela me permet justement de faire les choses à fond. Entre temps, j’ai beaucoup appris. Il y a quand même eu trois courts métrages, et Dominique explique beaucoup son travail. C’était une très belle expérience pour moi. Il y a eu beaucoup d’échanges, des discussions avec papa, maman, Barbara, Maxime. Parfois des échanges douloureux, mais qui sont aussi constructifs. Le tournage pouvait être fatigant aussi, avec les contraintes techniques, et même si la montagne est un paysage magnifique, il fallait partir en randonnée de bonne heure, parce qu’il y a des jeux de lumière particuliers par exemple. Il fallait donc tenir un certain rythme.
Dominique : Quand je demandais le silence avant une prise, Manon me disait « Mais, tu demandes le silence à une sourde ? ». Je trouve que la fonction de l’humour est très importante car elle permet une certaine connexion. Si on peut rire de quelque chose en commun, on peut faire quelque chose ensemble.
Le tournage n’a pas été idyllique non plus, car il y avait aussi des moments de tension, où les choses ne fonctionnent pas comme prévu, où il y a un problème technique, avec la contrainte du temps. La famille acceptait ces moments de tension parce qu’on était tous motivés plus loin que nous, pas seulement pour un ego de réalisateur ou d’acteur, mais portés par une volonté de témoigner et de raconter cette histoire pour que cela impacte et fasse avancer les mentalités. On était tous liés par cette motivation, donc chaque problème trouvait sa solution. Il y avait toujours quelqu’un pour contrer les obstacles, et une belle synergie, à la fois de l’équipe et de la famille : Laurent, le père de Manon, faisait le décor ; Sylvie nous préparait à manger…C’était un véritable travail d’équipe.
Manon : Le résultat du film nous a beaucoup plu, dans le sens où il n’y a pas de voyeurisme, ni de misérabilisme ou de pitié : c’est la vérité brute de notre quotidien. Souvent, on masque ce côté-là, et on me voit comme Manon, la première pilote d’avion sourde de France…Et alors ? Il y a plein de gens qui sont pilotes, et pourtant ils n’ont pas toute cette admiration…J’ai peut-être du mérite, mais parce que la société ne me laisse pas vivre ma vie sans obstacle. En Amérique, un sourd qui est avocat a autant de mérite que tout le monde. En France, il y a encore du travail, et le film nous montre le côté caché de notre vécu avec la surdité. Mais ce parcours n’est pas normal. On ne devrait pas avoir autant d’obstacles dans la vie, donc je trouve que c’est important de le montrer de façon brute et honnête. Dominique fait des films pour faire bouger les choses. Elle entend pas la moto est un projet cinéma : on va rencontrer le public, réfléchir ensemble, construire ensemble, et on espère à long terme faire changer la mentalité, en particulier au niveau des institutions, de l’Etat, pour faire en sorte que les cases disparaissent et qu’il n’y ait plus de question à se poser. On a toujours eu confiance en Dominique, donc on a décidé de découvrir le film en même temps que le public.
Dominique : C’est vrai que la famille connaissait mon travail, et c’est aussi l’avantage de la durée, qui construit la confiance. La profondeur de notre relation fait grandir la confiance avec le temps. Je leur ai proposé de voir le film avant pour le final cut, mais ils ont effectivement refusé pour le découvrir en public.
Le film aborde la question de la place de la surdité dans un monde entendant, notamment le rapport à la LSF et à l’oralisme, qui pose des enjeux éthiques importants : où se place le curseur dans l’adaptation, entre la personne sourde et son milieu entendant ? On pense surtout à ce dialogue entre Manon et son père sur l’apprentissage de la LSF, ou encore à l’implantation dans l’enfance de Manon et Maxime. Manon, quel est votre point de vue par rapport à l’éducation d’un enfant sourd dans une société entendante ? Dominique, que cherchiez vous à démontrer en posant ces questions en filigrane ?
Manon : Dans la société en général, on ne devrait pas avoir d’effort à faire. Cela devrait être naturel, et ce n’est pas le cas aujourd’hui. Je dirais qu’il faudrait que l’Etat et les institutions comme l’Education nationale aient un package complet de toutes les informations qui concernent la différence, et de tous les moyens qui existent à l’heure actuelle : les outils de communication, comme la LSF, l’oralisme, la LPC, l’écrit. On ne devrait pas imposer de choix, parce que le premier concerné par sa différence, c’est l’enfant. Il faudrait que ce package d’informations soit transmis par les différentes institutions et le corps médical pour que les familles puissent directement y avoir accès, sans être dans l’errance, avec des discours contradictoires à droite à gauche : c’est une perte de temps, et pendant ce temps-là, l’enfant grandit sans stabilité. Il faut que cela aide les familles à décider rapidement et en connaissance de cause, en fonction des désirs de l’enfant, pour lui proposer des solutions adaptées. J’aime bien parler de la notion d’égalité / équité.
L’égalité implique de traiter tout le monde de la même manière sans distinction des différences, alors que l’équité les prend en compte.
Dominique : Je crois qu’il faut quand même préciser que les injonctions du corps médical imposaient de ne pas enseigner la LSF aux parents de Manon. Concernant la disparition de Maxime, je pense qu’on ne peut pas voir son parcours uniquement à l’aune de la problématique de la langue. De toute façon, le mystère de Maxime le restera, et il est parti avec. Les mystères font partie de la vie. On le voit d’ailleurs à travers le film, dans toute cette errance des parents qui voulaient faire au mieux, avec beaucoup d’affection, mais seuls, sans interlocuteur dans les institutions. Entre la langue des signes et l’oralisme, nul besoin d’être dogmatique et de choisir. Elle entend pas la moto raconte cette errance et cette évolution en filigrane : il n’y a pas de cause à effet, le film n’est pas une démonstration.
Comment avez-vous envisagé le fil narratif du film, notamment concernant les vidéos d’archive de l’enfance de Manon mêlées à des extraits de vos précédents films sur la famille ? On pense à cette séquence où la famille visionne des films d’archives familiales.
Dominique : Cette séquence n’était pas jouée. En fait, j’avais 80 heures de mini cassettes d’archives familiales, que la famille m’avait confiées, et dans lesquelles j’ai trouvé des pépites, des moments incroyables. C’est surtout la mère de Manon, Sylvie, qui a filmé. Elle avait capté des moments importants, à l’hôpital, des séances d’orthophonie, des moments entre les enfants…tout cela remarquablement bien filmé, avec le cadre tenu. J’ai fait un montage d’à peu près 1h30 que je leur ai montré, car ils n’avaient jamais revu leurs archives. Je leur ai proposé de regarder lors de ce moment suspendu de vacances, qui était le choix de la temporalité du film. Au présent, c’est ce moment de vacances où on prend le temps de revenir sur le passé, de raconter l’histoire familiale…
Et ce moment où le petit Mathéo surgit devant l’écran…
Dominique : J’adore ce moment, parce qu’en plus, Mathéo était mon « joker » : il faisait toujours quelque chose qui remontait le niveau de la scène. Et là, quand il s’approche avec sa couche culotte et qu’il touche l’écran… On sent qu’il veut rentrer dans l’image, et c’est magnifique. Evidemment, il y a un gros travail de montage derrière, qui ne doit pas se voir, tout comme la musique ne doit pas s’entendre particulièrement… Plein d’éléments dans le film ne sont pas appuyés, mais on les ressent sans les détecter. Le travail du temps crée un ensemble fluide, qui montrent toutes les émotions spontanées.
Merci infiniment à Dominique Fischbach et Manon Altazin pour leur patience et leurs paroles enthousiastes et enrichissantes. Merci également à Sophie Bataille pour avoir rendu possible cet entretien.
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