C’était il y a un mois, déjà. Le volume inaugural, et première salve des douces excentricités des « Mille et une nuits », sortait. C’était « L’inquiet » ; inquiet comme le réalisateur Miguel Gomes qui se lançait dans un projet de film impossible – une adaptation des Mille et une nuits en pleine période d’austérité européenne –, et inquiets comme ses alter-égos de fiction – comme Shéhérazade, qui narrait au Roi des nuits durant les histoires d’un pays en crise (le Portugal) en les parsemant de merveilleux, et comme Luis, le syndicaliste des chantiers navals, qui partageait l’accablement mélancolique de la belle conteuse. Le second volet, « Le Désolé », poursuit cette course entre un imaginaire enchanté et une réalité déchantée, mais pleine de personnages « magnifiques » qui tissent leurs propres mythologies, et finissent par se confondre, dans un délire de demi-veille, avec les fantaisies abracadabrantes du grand récit atemporel. Il n’y aura pas, comme pourrait le laisser entendre le titre, un pic de désolation dans ce volume, mais toujours cet espèce de balancier entre l’épique et l’ordinaire ; le présent et le mythique ; l’outrance carnavalesque et la contemplation ; le désespoir et l’humour. Il y aura seulement un zeste de tragédie (mais toujours tempéré par l’habitus burlesque et l’humanité des personnages) ; une forme d’amertume encore coulée dans un sourire de politesse et une humble fantaisie. Celle-ci culmine dans ce qui est peut-être l’un des plus beaux épisodes du projet : celui de l’immeuble de Santa Antonio dos Cavaleiros, de ses habitants, et de son bon génie, le chien Dixie…

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Le volume 1, « L’inquiet », se terminait par une grande ruade populaire : le bain des travailleurs navals d’Alveiro, en plein hiver, sur fond de célébration du nouvel an ; un « bye bye » 2013, inscrit en filigrane fumeux dans un ciel bleu, momentanément éclairci. C’était le climax du premier épisode, une sorte de relâché émotionnel ; un moment de défoulement collectif qui faisait réponse à l’angoisse atone de Luis  et aux témoignages accablants des chômeurs. Entre s’était glissée la mosaïque digressive des récits, certains fabulés par Shéhérazade – « L’Ïle des jeunes vierges de Bagdad » avec, en réponse, la réunion des décideurs politiques du pays, et leur plan d’austérité, un temps contredit par l’absorption d’un puissant aphrodisiaque (« Les Hommes qui bandent ») – et d’autres plus directement dictés par l’actualité, les histoires locales et rurales (la grève des chantiers navals, l’invasion du frelon asiatique, une jeune romance qui dégénère en déclaration d’amour-haine pyromane…). Le charme de ce récit en forme de dérive nonchalante, avec ses effets de sens jamais didactiques, mais toujours ouverts au jeu des associations poétiques, se reproduit dans le second volet, avec ses aboutements parfois abrupts, ses imbrications, et ses développements librement étirés. S’y confirme la circulation parfois subtile, et d’autres fois plus manifeste, des acteurs et des non-professionnels, amenés à se dédoubler dans un jeu de ricochets, pour tisser, tels des fils de maille, cette somme de récits d’apparence très hétérogène. Il y a aussi, la permanence d’un récit en diptyque : d’abord un panaché d’histoires, et le « long cours » d’un deuxième grand épisode, toujours un peu protéiforme mais plus homogène, y compris dans sa temporalité qui prend le temps de se déployer au risque de dérouter par son rythme retombé, contemplatif et nonchalant. Ainsi « Les Maîtres de Dixie » fait réponse, structurellement parlant, au « Bain des Magnifiques » du premier épisode. Cette similitude de structure donne sa cohérence formelle à chacun des « cycles-épisodes » : une sorte de ressemblance dans la dissemblance, de symétrie d’ensemble dans l’asymétrie générale. Elle signe la singularité formelle et narrative du projet.

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Les volumes des « Mille et une nuits » sont des récits en forme de débordement. Il ne laisse pas le temps à la mémoire de se fixer. Chaque micro-récit se recouvre, joue en surimpression, en effacement, ou en permanence. Il sollicite autant l’attention que la distraction, les moments d’absence, de retour à soi et au film. C’est vraiment une rêverie qui charrie et grossit son courant, autant qu’elle s’effiloche en cours de route, pour ne former qu’une grande parenthèse d’impressions plus ou moins vivaces. Il y a bien dans cette construction quelque chose du charme de la veille et du sommeil, un entre-deux conscient et rêvé, avec ses images de réalité et ses fragments mythologiques, comme un « cloche-pied » équivoque. Il y a aussi le grand écart des registres qui atteint une nouvelle fois son comble dans le contraste entre le procès grotesque des « Larmes de la juge » et la chronique semi-réaliste des « Maîtres de Dixie ». Avec ce dernier épisode, Gomes reprend le fil d’une narration plus classique, en ce sens qu’elle est continue, avec des lieux et des personnages installés. On y prend le temps de visiter un immeuble, une grande tour d’HLM, qui développe malgré le réalisme social dans lequel elle s’inscrit, tout un potentiel d’histoires et une faune truculente, d’animaux, de fantômes, de créatures semi-mythiques, comme ces brésiliennes naturistes qui investissent le toit-terrasse très haut perché pour y bronzer en toute sensualité, telles des avatars de nymphes bien épicés.

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Vu le procédé adopté, un éventail d’histoires infini, Gomes courrait le risque de n’engendrer que des figures ou des silhouettes, qui ne ferait que se succéder, pour répondre à la course insatiable du film et à son imagerie pittoresque. Son intelligence a été de créer des personnages, plus étoffés et attachants, pour freiner le pas de la farandole. Pour celui-ci, on y trouve d’abord Simão « sans tripes », un hors-la-loi mythique, picaro bestial et terrien, traqué par les drones et la police montée ; viennent ensuite Luisa et Humberto, les maîtres dépressifs de Dixie, qui vivent reclus dans leur tanière enfumée dans l’un des étages de la grande tour. Luisa, c’est l’actrice Teresa Madruga, figure du cinéma portugais, vue chez Oliveira, Joao Pedro Rodrigues, et même Alain Tanner, pour ne citer qu’eux, que l’on retrouve avec beaucoup de plaisir, jouant avec une grâce burlesque, et un peu lunaire, le masque de la dépression. La réussite de l’épisode tient autant à la subtilité des acteurs, qu’à son inventivité narrative, stimulée par le lieu, son empilement vertigineux d’appartements et d’histoires visités avec une insouciance bondissante par un formidable intercesseur, Dixie, le chien facétieux et fureteur, qui passe d’un maître à l’autre ou joue avec son propre fantôme. Se trouve résumée là presque toute l’essence du projet des Mille et une nuits, un récit qui ouvre sur tous, qui les englobe tous, réalité documentaire et fables, indémêlées. Après ce très beau volume, porté par « Les Maîtres de Dixie », il reste désormais à voir (et à savoir) comment « l’affaire » se bouclera dans le troisième volet, « L’enchanté », dont la sortie est prévue le 26 août 2015. Peut-être par le chant, ravi ou exténué, d’un oiseau de charme…

« Les Mille et Une Nuits » de Miguel Gomes
Volume 2 : Le Désolé

sortie le 29 juillet 2015

2h11 – DCP – scope 2.40 – 16 et 35 mm – couleur – 5.1
Portugal, France, Allemagne, Suisse – 2015

avec Crista Alfaiate, Chico Chapas, Luísa Cruz, Gonçalo Waddington, Joana de Verona, Teresa Madruga

crédits photos : Bruno Duarte, Vasco Costa, Carlos Morganha

conception et graphisme : barbara says… , Maureen Fazendeiro

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A propos de William LURSON

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