Paul Vecchiali – « Le café des Jules » (1988) et « Once More » (1987)

Poursuite de notre panorama sur la rétrospective Paul Vecchiali, de 1983 à 1989, débuté avec « En Haut des Marches » (1983) et « Rosa la rose, fille publique » (1985)…

Le Cafe00

Patrick Raynal,  Raymond Aquilon et Jacques Nolot dans « Le café des Jules »

« Le café des Jules » (1988) est écrit par Jacques Nolot, déjà auteur d’une pièce « autobiographique » très âpre, « La Matiouette (ou L’arrière-pays) », adaptée au cinéma avec André Téchiné. « Le café des Jules » s’appuie sur un cadre un peu semblable : l’enfermement provincial devenu banlieusard, la jalousie devant la réussite, le racornissement malveillant… C’est un récit court et ramassé, d’une durée de 65 minutes, qui se concentre en l’espace d’une nuit, jusqu’au petit matin du jour suivant, dans un bistrot de banlieue déserté, où vaquent trois amis, vieillissants et immatures, des habitués du lieu. Fanfaronnades, brimades, désœuvrement, et apitoiements alcoolisés. Les exaspérations personnelles se déversent sur le comptoir, et sur son couple de gérants, Martine et Dédé (guère plus reluisants), quand les amis, Jeannot (Nolot), Robert (Patrick Raynal) et Guy (Raymond Aquilon), ne se prennent pas tour à tour comme cible. Il en va donc d’un petit théâtre, un exutoire quotidien, exacerbé par les tournées à répétition, dans lequel défilent les rancœurs, les frustrations, le racisme, la honte de soi, et une homophobie qui couve à petit feu. Il suffira de l’ajout de deux ingrédients imprévus, David, un représentant, vendeur de lingerie très maniéré, juif de surcroît, et de Christiane (Brigitte Roüan), l’ancienne petite amie de Jeannot devenue une « parisienne », pour que les esprits s’échauffent, et que cette soirée, semblable à mille autres, bascule « trivialement » dans l’abjection. Le lendemain, tout recommencera comme si de rien n’était, avec juste quelques picotements incrédules dans les yeux, comme un rêve éthylique déjà oublié.

Avec sa violence verbale, ses personnages antipathiques, tous emblématiques d’une désespérance humaine, et sa frontalité de fait divers, « Le café des Jules » n’a rien d’un film aimable. C’est un théâtre de l’aigreur, et une mascarade outrancière, gagné par une folie expressionniste. Il faut voir comment Jeannot et Robert dansent, en se contorsionnant de plaisir, et en poussant de tonitruant « Meuh », près du juke-box qui joue à plein tube. Le film, son sujet latent, l’homosexualité refoulée, et plus globalement, la frustration sexuelle, représentation par la lorgnette, comme une contre-métaphore de l’inaccomplissement existentiel, serait tout à fait insupportable, s’il ne contenait pas cette once de dérision et d’onirisme, qui fait de tout le bistrot, un théâtre joué de dos, pour la ville entière, et plus absurdement encore, sans presqu’aucun spectateur. Les trois habitués, mauvais acteurs dans leurs vies, déclament leur vide dans le vide, toujours en recherche d’attention ; ils se mettent ostensiblement en scène, de façon quasi inconsciente. Ils provoquent, chahutent, et vont pisser dehors, sans lumière, à la face d’un public invisible qu’ils malmènent. L’étrange balai de la caméra, entre voyeurisme et filage caressant de la devanture, en plus du campement insulaire du bistrot, au dos de la ville, dans sa marge honteuse et ignorée, renforce ce sentiment de subtile étrangeté. Un peu de douceur irréelle, de condensation, d’ellipse temporelle, et d’outrance caricaturale, atténue la violence des faits, en la poussant légèrement vers l’onirisme décalé d’une mise en représentation.

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Jean-Louis Rolland et Pascale Rocard dans « Once More »

« Once More » (1987), antérieur d’un an au « Café des Jules », est un film gageure, à l’élaboration très lourde, constitué en une série de dix séquences, entrecoupées par un écran bleu avec une date anniversaire de 1978 à 1987, qui concentre ou bien traduit elliptiquement une année de la vie du personnage, entre relance et sommation. Les neuf premières séquences seront d’un tenant, d’impressionnants plans-séquences, en temps réel, ou précipité, mais sans montage, élaborés à même le plan, dans une continuité d’espace et de temps apparente. Dans les collures, visibles ou invisibles, le temps fait imperturbablement son œuvre. Le film est le condensé sur dix années de l’existence d’un personnage, Louis (remarquablement interprété par Jean-Louis Rolland), jusqu’au décès de celui-ci, des suites du Sida. C’est le portrait d’un homme qui arrive à la quarantaine, et décide de changer radicalement de vie, en quittant femme, enfant, maison, et emploi. Souvent ramené à un film sur le Sida et l’homosexualité, « Once More » ne s’y résume pas tout à fait, puisqu’il est avant tout question de libre arbitre, d’une détermination de soi par rapport aux modèles imposés (sociaux, familiaux ou sexuels), qui va jusqu’à l’acceptation (en accéléré ou non) de la mort – cet horizon très commun de la destinée humaine. En vérité, le film questionne un ensemble de préoccupations qui touchent à chacun : la faillite du couple dans le temps, sa transformation ; les aspirations contradictoires à la liberté pour soi et à la possession de l’autre ; les relations œdipiennes et la prédation sexuelle ; la place, toujours difficile à concilier, du désir et de l’amitié…

Comme souvent chez Vecchiali, le sujet du film en englobe plusieurs qui lui sont concomitants, et finement articulés au sein de la narration (des questions qui, d’une certaine manière, transcendent les « genres » sexuels par leur universalité). Le personnage, cet autre « sujet », s’inscrit dans la mosaïque qui compose son environnement humain : une multitude de seconds rôles, qui n’ont rien de béquilles narratives, de simples faire-valoir, mais constituent en fait le personnage et son réseau affectif ; un monde complexe, indistinct et fluctuant, de rencontres, de dépendance et d’amitiés. « Once More » désigne la lutte contre le temps, l’effort de relance, d’abandon, ou de remise à plat, et la certitude de la vie qui avance inéluctablement vers son terme. Il en est la traduction, « accusée », par la maladie du sida ; le concentré d’un nouveau et ultime souffle d’existence, une urgence à vivre ou bien à mourir (c’est là toute l’ambivalence) qui fait feu de tout bois. 

L’étrangeté du film est de montrer, ce qui pourrait passer pour un parcours de croix et une injustice du sort, comme une décision « sereine » et assumée. La puissance émotionnelle de « Once More » tient dans ce balancier improbable : une tragédie enlevée par le tic tac allègre, mais implacable, d’une comédie musicale. Le film est même ponctué par des moments avec numéros chantés, quasi dansés et très colorés, qui évoquent à nouveau l’ami cinéaste, le mélodieux Jacques Demy. Louis, qui a fui la routine conjugale pour s’inventer une nouvelle famille dans les marges interlopes de la société, retombera dans les mêmes insatisfactions avec son nouvel amant Michel. Il ira jusqu’à reproduire avec lui, dos au mur, la disposition de sa première chambre à coucher, avec sa répartition théâtrale d’entrée sortie, cour et jardin, sa symétrie de couple carcérale. Le pantomime de bonheur, joué frontalement pour se conforter mutuellement, n’abuse plus Louis. Son reflet est devenu tout aussi insupportable, quel que soit la nature de son ménage : hétéro comme hier avec sa femme (la bien nommée et mythologique Sybèle), ou homo, comme aujourd’hui avec Michel. Le confort, ou bien la liberté, celle sexuelle de Frantz (Patrick Raynal), l’amant qui a éconduit Louis, et l’a mené au désespoir, aboutissent sur le même constat : un horizon de solitude individuel, quelles que soient les voies prises pour y échapper. Désormais, Louis, devenu son propre oracle, refusera de s’inventer une nouvelle échappatoire ; un Encore/Once More, qui le ramènerait invariablement à son point de départ : cette date d’octobre (l’anniversaire de sa fille), rejouée cycliquement à chaque plan-séquence, qui signe son échec (mais aussi celui de chacun), maladie ou non, devant la mort, l’érosion du désir, du corps…

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Jean-Louis Rolland et Patrick Raynal dans « Once More »

Les contempteurs de Vecchiali trouvent toujours leur miel dans le paradoxe apparent des idées développées par ses films, qui vont rarement dans le sens du politiquement correct, et cultivent davantage les grains de sable, plus nombreux qu’ils ne paraissent, qui font dérailler le sens commun et les idées bien-pensantes. A ce compte-là (et souvent dans le plus parfait contresens), « La Machine » excuserait la pédophilie, « En haut des marches » la collaboration, et « Once More », le sexe sans protection, ou bien le suicide – si l’on s’en tenait bien-sûr à une pensée binaire, tout à fait grossière, et non dialectique. La particularité du cinéaste est pourtant de ne jamais faire des films à thèse (ce qui n’exclut pas les convictions et leur affichage), mais à chaque fois, de questionner les sujets, sans taire leurs épines, à travers des itinéraires nuancés, qui ne prétendent jamais à plus qu’ils ne sont : ni réponse définitive, ni valeur exemplaire, ni alibi d’aucun ordre.
Mais « Once More », ne se laisse pas non plus écraser par un « sujet » intimidant (comme on pourrait le craindre à priori) car sa forme cinématographique, son interprétation, et son texte, sidèrent à eux-seuls par leur évidence expressive et lyrique. C’est assurément l’un des plus beaux films, peut-être le plus accompli, du réalisateur, bien au-delà de ce qu’il raconte, et peut-être justement grâce au contenu émotionnel, et à la résonance très large, de ce qu’il raconte.

« Le café des Jules » (1988) et « Once More » (1987) de Paul Vecchiali
Sortie nationale le 8 juillet 2015 – copies DCP

crédits : (c) Shellac

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