Devenu adaptateur « officiel » de Stephen King (il en est à sa troisième adaptation filmique après Jessie [2017] et Doctor Sleep [2019], sans compter la série fondée sur Carrie en préparation pour la plateforme Amazon), Mike Flanagan arrive sur les écrans avec Life of Chuck, fondé sur la longue nouvelle (ou le court roman) du même titre de l’écrivain du Maine, écrite en 2020 lors du traumatisme conjoint du confinement dû à la COVID-19 et à la mort de l’un de ses amis proches durant la pandémie. Conservant la structure inversée et rétrospective de la nouvelle, Mike Flanagan quitte les terres sacrées de l’épouvante sans pour autant abandonner les thématiques et les questionnements qui hantent (littéralement) son travail depuis ses tout débuts de cinéaste : le poids (et ici, étonnamment, les légèretés) du passé, les réminiscences, la porosité entre les temporalités et les inframondes qu’elles supposent et qui ne peuvent fonctionner les uns sans les autres, et la peur d’une mort à laquelle, quoi qu’on fasse, on ne pourra de toute manière pas échapper. L’immense talent de Flanagan se trouvait alors dans sa façon de mêler intimement une épouvante très efficace avec une grande douleur que l’on pourrait qualifier de « mélodramatique » sans pour autant que le cinéaste ne plonge dans les lourdeurs lacrymales que l’adjectif pourrait contenir de façon stéréotypée. Les larmes provoquées par ses fictions (films ou séries, qu’importe) contiennent moins de sentimentalisme facile qu’une force tragique et émotionnelle hors du commun, doublée d’une vraie puissance philosophique interrogeant notre place dans notre monde, dans de possibles mondes qui nous entourent et dans les diverses strates temporelles qu’ils supposent. Les œuvres de Flanagan sont de magnifiques et toujours surprenants cosmos intimistes, dans lesquelles l’épouvante est moins une fin en soi qu’un vecteur d’émotions. La vraie question se posait alors à l’approche de Life of Chuck : que donnerait l’art de Flanagan une fois déshabillé de ses beaux vêtements horrifiques ? La réponse est simple : version courte et faussement lumineuse de The Haunting of Hill House (2018), il s’agit d’un chef-d’oeuvre étourdissant, d’une intelligence et d’une profondeur émotionnelle d’autant plus bouleversantes que la mise en scène limpide, presque nue bien que totalement maîtrisée, laisse le champ libre à leur déploiement.

Chuck, un corps dans le corps du monde (T. Hiddleston, K. Gillan) (©Nour Films)
Le terme semble à-propos : les œuvres de Mike Flanagan se déploient, progressivement, laissant dans une sorte de flou quant à leurs enjeux intrinsèques, provoquant par ailleurs une certaine forme d’inconfort voire de doute quant à la cohérence du récit (ceci trouvait son point d’orgue avec la série Sermons de minuit [Midnight Mass, 2021], qui se révèlera au final comme l’un des sommets de la filmographie de son auteur) avant de délivrer avec force et originalité leur propos. Life of Chuck ne fait pas exception, et rend sa recension ici même difficile sans le risque de déflorer son récit et ses diverses surprises, elles-mêmes contenant pourtant son sel dialectique et sa complexe beauté philosophique. Que pouvons-nous dire ? Que le film raconte à l’envers la vie de Charles Krantz, surnommé Chuck (Tom Hiddleston l’incarne à l’âge adulte, Jacob Tremblay à dix-sept ans et le jeune et génial Benjamain Pajak à dix-douze ans). C’est peu et déjà beaucoup, chacune des trois périodes du film entrant en résonance avec les autres, laissant dans un premier temps dubitatif avant que la mosaïque narrative n’éblouisse peu à peu.

La danse comme réminiscence (T. Hiddleston ; The Pocket Queen) (©Nour Films)
Nous parlions plus haut d’un art flanaganien visant à la description de cosmos intimistes : Life of Chuck en fait son principe directeur, faisant de la vie de son personnage, parabole universelle de chacun de nous, une sorte de monde indépendant de tout ce qui l’entoure, des hommes et des femmes comme autant de mondes qui voisinent avec lui dans la complétude de sa vie. Un cosmos fait de poussières de temps, d’expériences, de souvenirs, de joies et de chagrins qui le constituent comme les atomes constituent le corps. De fait, le corps et l’âme ne font qu’un, ensemble tout à la fois concret (la chair et ses actions dans le monde sensible) et abstrait (l’inframonde de la sensibilité) où l’un ne peut fonctionner sans l’autre. « Je suis vaste, je contiens des multitudes », écrit Walt Whitman dans un poème assez fameux prenant une place importante dans Life of Chuck, œuvre dont l’enjeu majeur semble être de filmer ces « multitudes » que nous possédons tous, de les confronter, de les enchâsser jusqu’à livrer la version la plus pure de l’humain dont il cherche à dresser le portrait. En cela, le cinéma de la réminiscence de Flanagan, son art du carambolage des temporalités poussant parfois ses œuvres dans les confins de la complexité narrative tout autant que dans les enjeux les plus tragiques et bouleversants, semble ici fonctionner comme jamais, chaque époque recelant en son sein des éléments (parfois plus ou moins cryptés) permettant à la vie et aux émotions du personnage (et ce faisant du spectateur) de rebondir comme une balle, entre balade ludique dans une âme pleine de mémoire et cruauté du récit inversé ne laissant aucun doute sur la dimension macabre de l’entreprise. De ce point de vue, on peut penser que Flanagan, au-delà de son obstination à adapter les œuvres de Stephen King les unes après les autres, est aussi et surtout le seul cinéaste contemporain à avoir cerné la profonde mélancolie de l’auteur, planquée derrière l’agilité du page turner.

Le grand-père, marque du passé (M. Hamill) (©Nour Films)
Les « multitudes » que contiennent le corps et l’âme de Chuck s’inscrivent dans un autre régime de « multitudes », celles-ci contenues dans le monde et sa mémoire, dans son existence propre dans laquelle l’Humanité n’est que portion congrue mais qui, dans le même temps, la compose depuis que l’évolution fit que l’Homme est Homme. Le recours du film aux théories de « l’horloge du temps » de l’astronome Carl Sagan semble de ce point de vue parfaitement poignant et original, définissant l’humain comme une simple péripétie, un court instant à l’échelle du temps et de la vie de la planète qui va cependant en précipiter l’extinction à l’issue de sa longue vie. Dès lors, le caractère de fin du monde qui exsude de la première partie du film, effrayant un peu dans un premier temps par son caractère apparemment trop démonstratif, se transforme vite en un étrange écho rétroactif de cette autre extinction du film qu’est celle de Chuck. Cette porosité presque malickienne entre l’intimité du personnage et son inscription dans l’historicité du monde englobe la beauté philosophique de Life of Chuck, faisant du corps de Chuck un monde à part entière et du monde un corps composé de temps et d’atomes prenant la forme d’individus qui y vivent, y habitent et y meurent. En cela, lumineux, rythmé, prenant presque des allures de feel good movie, le film de Mike Flanagan recèle aussi une insondable mélancolie, marche ininterrompue vers une mort (tant celle de Chuck que celle du monde) à laquelle rien ni personne ne semble pouvoir échapper.

Deux atomes (C. Ejiofor, V. McGraw) (©Nour Films)
Joyau d’écriture consolidé par une mise en scène aussi discrète que profondément pensée et travaillée, magnifiquement interprété par l’ensemble d’une distribution faisant office de « famille » dans la filmographie de Flanagan (la quasi-totalité des acteurs sont déjà apparus dans les œuvres précédentes du cinéaste, chacun étant un fragment de cet autre corps-monde, de cet amas de « multitudes » qu’est sa filmographie), Life of Chuck fait surtout montre de l’approche presque existentialiste d’un réalisateur qui, en quittant le registre de l’épouvante, n’en continue pas moins de se questionner sur la place de l’humain dans le temps, ou plutôt dans les diverses temporalités le composant, interdépendantes les unes des autres et faisant ainsi du temps un tout aussi homogène que troublant. Intelligent, profond, mélancolique et distrayant, Life of Chuck est un chef-d’oeuvre de poche, bombe filmique dont les retombées ne laisseront pas de surprendre. Et qui devront tout de même faire définitivement comprendre le génie de Mike Flanagan et son importance dans le cinéma contemporain.
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