Odessey & Oracle – Crocorama (+ interview)

Crocorama

Au XVIIème siècle est née une expression qui s’est perdue aujourd’hui. Il faut procéder d’un bond léger malgré la pesanteur des sens, pour la saisir. Un bond pour poser un pied dans l’antiquité et une légende dans laquelle on raconte que les crocodiles charmaient leurs proies par des gémissements. Une fois celle-ci hypnotisée, le crocodile croquait sa proie ! Ainsi pleurer pour obtenir quelque chose est devenu pleurer des larmes de crocodiles. Les pièces de Molières en sont remplies, de ces Harpagon rétifs à tout autre projet que leur enrichissement personnel.  Le crocodile a survécu à tout et demeure encore aujourd’hui, bien vivant dans nos sociétés. Parangon du capitaliste moderne, qui est quoi qu’on en dise un prédateur, ce n’est pas pour rien que les italiens surnomment Silvio Berlusconi, le Caïman !

La musique psychédélique des années 60’ a goûté à toutes les expériences sensorielles afin de rendre compte du monde. Les esprits n’ont pas vu les mondes totalitaires de l’argent prendre le contrôle des sociétés. Il faut voir ou revoir le film de Milos Forman, Taking Off pour entendre les diatribes finales d’un des hippies qui explique au père de sa fiancée son plan de carrière. Le capitalisme est triomphant sur tous les plans.   Depuis nous vivons dans le monde d’après triomphe, dans lequel il faut gérer les miettes et continuer de faire du pain. Contrôler la pensée n’a plus besoin de « complotisme ». C’est devenu un jeu sur PC ou Mac !

Tant de choses ont déjà été fait sur le sujet par l’expression artistique. Livres, films, musiques, théâtres, danses…. Tout ce flot d’expressions qui aspire à une autre vie tout en étant aspiré par le pouvoir central de l’argent roi.

Odessey & Oracle s’inscrit dans ce courant de contestation artistique, exprimant leur malaise, d’où l’ironie n’est pas exempte. La liberté c’est la connaissance des déterminismes. La connaissance est un travail sans relâche, dont les vacances sont justement cette liberté. Chaque album du groupe, dès lors, est une fenêtre ouverte sur une bouffée de liberté.

L’album s’ouvre sur une piste quasi psychanalytique pop dans une forme de rêve éveillé où le prince charmant vient non pas ravir la princesse, mais chercher maman ! Un oxymore musical ouvre le bal. Bal qui continue dans les atmosphères étranges d’un palais fantomatique de poupées mécaniques.  Dario Argento rencontre Ange[1] !

La musique du groupe est en effet très cinématographique. Elle dessine les frontières des grands espaces de la psyché, déclique les rouages de la programmation neuro linguistique de nos modes de pensées, de notre façon de recevoir le monde, pour mettre de la crème solaire sur du Nutella !

« Lunettes arc en ciel, sentiment pastel », « lunettes arc en ciel, crème solaire, suicide au nutella », on pourrait pousser la porte du « Nougat » de Brigitte Fontaine pour la liberté des paroles. La composition musicale reste savante et populaire à la fois, accédant à l’intemporel.

L’album se clôt sur le morceau mélodie #2 et le groupe livre les secrets de fabrication d’une chanson pour, justement… clore un album !

S’ils regrettent dans ce morceau de ne pas avoir l’accent Carioca pour faire Brésilien, le riff de guitare y fait bien penser et nous accompagne, comme en nous tenant la main, vers…..la sortie !


Interview

Vasken Koutoudjian : Comment sont nés les titres de vos deux derniers albums, Speculatio et Crocorama ? Titres qui ont des noms assez signifiants.

Guillaum Médioni : « Speculatio » c’est un terme musical qui date du moyen âge. C’est un courant français et italien qui s’appelle Ars Subtilior[2]. C’était une démarche très avant-gardiste, expérimentale et spéculative au niveau des structures musicales et c’est vrai que j’en ai beaucoup écouté, lu ou étudié quand j’étais au conservatoire. Comme on faisait une musique dans laquelle on essayait d’expérimenter dans ce format-là[3] , on ne s’est pas plus posé de questions. Pour Crocorama, le troisième donc, on voulait faire encore plus un album de chansons, de choses un peu moins complexes. Du coup on voulait quelque chose de simple, le titre d’un morceau ! On a hésité avec « Chercher maman »[4], mais « Crocorama », ça sonne bien.

VK : Croco-Chanel peut être ?

Fanny L’Héritier : (rires)

GM : On cherchait une métaphore sur les capitalistes, la bourgeoisie financière. Comme dans le deuxième album on avait fait « j’ai vu un croco », ça donnait une suite.

GM : Croco ça vient aussi de Michel Pastoureau[5] qui a fait un bestiaire dans lequel il fait une description du crocodile identique à celle que l’on fait dans la chanson. Un être cupide, qui ment pour assouvir sa domination. C’est bien sûr l’allégorie qui nous intéresse. Petit à petit en en discutant, le titre s’est imposé.

VK : Vous êtes quatre dans le groupe. Comment vous deux, vous êtes venus à la musique ?

FL’H : On a tous une formation classique. En ce qui me concerne j’ai commencé assez tôt le piano classique, au conservatoire. Pour la fin de mes études de bio à la fac je suis venue à Lyon, en neuroscience pour travailler sur les effets de la musique dans le cerveau. J’ai commencé à composer chez moi des chansons guitare/voix.

GM : Pour ma part quand j’étais petit je voulais faire des chansons. J’ai commencé la guitare, ne venant pas d’un milieu de musiciens[6]. De fil en aiguille j’ai fait du rock, du jazz et je suis rentré au conservatoire où je me suis orienté vers la composition classique et l’écriture. On est tous passé par le classique et le conservatoire. Alice Baudoin est professeur de clavecin au conservatoire de Grenoble.

FL’H : On a tous une passion pour la musique ancienne et baroque. Cela fait partie de nos inspirations musicales.

VK : J’ai trouvé aussi beaucoup d’accointance dans votre musique avec la musique psychédélique. J’aimerais savoir ce qu’il reste de psychédélique pour vous, dans la musique d’aujourd’hui ?

GM : Le psychédélisme c’est une libération des mœurs, une façon de penser le monde, qui a été réduite à l’usage des drogues, pour noyer l’aspect politique. Aujourd’hui c’est encore plus fort sans les drogues qui ont noyauté le mouvement.

VK : Parce que tu trouves aujourd’hui qu’on a la liberté de penser le monde ?

GM : Il y a quand même pas mal d’artistes qui expérimentent. Après même si on a pris un nom de groupe des 60’s, qu’on expérimente les sonorités parfois, on n’a jamais été dans une démarche de faire une musique « revival ». On est plus dans une démarche expérimentale. Ne pas refaire ce qui a été fait dans le passé mais continuer la démarche. Sans autre prétention que d’essayer !

VK : Comment ce fait le travail d’écriture musicale et texte ?

FL’H : On compose tous les deux. Généralement la musique vient d’abord, puis les textes. En tout cas on apporte toujours un bout de quelque chose à l’autre. Ensuite cela se mélange et devient vraiment une production à deux. Après on transmet ça à Alice (Baudoin) et Roméo (Monteiro) pour travailler l’instrumentarium.

VK : Le langage me semble très important dans votre musique. Les textes sont très précis. Qu’est-ce que vous pouvez dire avec la musique qu’on ne peut pas simplement exprimer par les mots ?

GM : Je ne suis pas sûr qu’on puisse. Par contre c’est un moyen pour ceux qui ressente plus cette façon de parler. On ne s’adresse pas à la même personne quand on parle ou quand on fait de la musique. En fait je crois qu’on ne s’exprimerait pas s’il fallait écrire ou parler. On s’exprime parce qu’il y a la musique. C’est difficile de prendre la parole.

FL’H : La chanson est aussi un format populaire. C’est moins cryptique pour faire passer des choses qu’on a envie d’exprimer.

GM : On veut être dans ce médium populaire par excellence qu’est la chanson. On veut s’adresser au plus grand nombre possible. D’autant plus qu’on fait une musique qui n’est pas spécialement populaire. On essaye de faire passer nos histoires dans une tradition orale qui, on l’espère, continuera quand tout ce qui la pollue aura disparue.

VK : Je mettrais ça comme titre à la chronique : « quand on les écoute, The Voice n’existe plus »….  

(Rires)

VK : Comment voyez-vous votre avenir en tant que musiciens et plus globalement ?

FL’H : Pour l’instant, très flou et incertain. Mais je crois que ça ne vaut pas que pour les musiciens. C’est difficile de se projeter, même dans un avenir proche.

VK : Vous gagnez votre vie avec la musique ou vous avez une autre activité à coté ?

GM : Non on ne gagne pas notre vie avec le groupe. Je suis pigiste dans un magazine sur la musique classique et l’opéra.

FL’H : Je donne des cours de piano.

GM : On bénéficie des aides de l’état, pôle emploi etc., etc…. Roméo est intermittent et Alice professeur au conservatoire de Grenoble. Mais pour en revenir à la question, l’avenir proche est assez incertain. La sortie de l’album a été repoussée, les concerts aussi. L’album finalement va sortir dans une situation toujours pas résolue. Pour les concerts c’est très compliqué. Il est un peu interdit de céder au pessimisme, il va falloir tout faire pour résister à une espèce de décadence. Combien de temps peut encore vivre l’être humain ?

VK : J’aimerai que vous me définissiez un terme que je trouve associé à votre musique, c’est la mélancolie.

FL’H : C’est intéressant parce que j’ai l’impression qu’en faisant de la pop on a envie d’une musique joyeuse.

GM : C’est vrai que sur ce dernier album on a envoyé un paquet de texte particulièrement mélancolique avec une musique plutôt joyeuse. Quand les textes sont un peu sombres et que la musique est plutôt positive, c’est une manière de dire « on est là, on ne va pas se laisser abattre ». On va un peu plus s’identifier au panache d’un Cyrano.

FL’H : L’humour est important.

VK : Pour terminer quelques questions plus légères. Pourriez-vous me donner un morceau qui n’est pas du groupe et qui irrémédiablement vous fait danser ?

GM : « I want you back » des Jackson 5.

FL’H : « Abc » des Jackson 5 !

VK : Un morceau pour partir en guerre ?

GM : « L’internationale » d’Eugène Pottié.

FL’H : Dominique Grange « Cogne en nous le même sang ».

GM : C’est un très catéchisme Mao de l’époque, datée, mais ça sonne quand même….

VK : Un morceau pour faire l’amour ?

GM : Un Marvin Gaye.

FL’H : J’aurais dit « »I’m not in love » de Ten CC.

Dans ce morceau il y a des grosses nappes de synthé et en fait ce sont des voix enregistrées qui sont montées au fader[7].

VK : Vos projets ? A court et à long terme ?

GM : Faire les tournées qu’on n’a pas faites au printemps.

VK : Ha mais non, là ce n’est pas possible. L’épidémie prend le monde entier et on va tous y rester. Fini, terminé l’humaniste !

GM : Si tu as trouvé une cohérence dans la communication du gouvernement…

VK : Mais c’est pour ça ! Tout le monde panique !

GM : C’est très compliqué en ce moment et tout ça contribue à faire peur à la population. On a vu à la dernière manifestation du 17 septembre, il n’y a plus suffisamment de gens pour manifester. Parce qu’on est pétrifié, on ne sait pas ce qu’il faut faire.

VK : Restons positifs, écoutons de la bonne musique !

 


Crocorama de Odessey & Oracle
Sorti chez Another Record le 16 octobre 2020

https://odesseyandoracle.bandcamp.com/?fbclid=IwAR208mC_yZfT2vNMyolNVN0W3lwzjEkJP-cLjYHK0eSXLy0pSZ6Ab6mlecc

http://odessey-and-oracle.blogspot.com/?fbclid=IwAR208mC_yZfT2vNMyolNVN0W3lwzjEkJP-cLjYHK0eSXLy0pSZ6Ab6mlecc

Odessey & Oracle and the Casiotone Orchestra


[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Ange_(groupe)

[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Ars_subtilior

[3] Format chanson

[4] Premier morceau ce l’album

[5] https://fr.wikipedia.org/wiki/Michel_Pastoureau

[6] C’est vrai que c’est souvent le premier instrument qu’on propose à l’enfant, d’autant qu’il reste très bon marché.

[7] https://fr.wikipedia.org/wiki/Fader

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A propos de Vasken Koutoudjian

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