Ils sont tous là : jeunes, vieux, purs et impurs, métisses et quarterons. Ils sont réunis, enfin, pour le grand Pow-wow d’Oakland, grand-messe tout autant nécessaire qu’un peu cliché pour célébrer l’entente entre les communautés indiennes, les Native American. Il y a Tony Loneman, le jeune homme défiguré par l’alcool de sa mère, il y a Dene Oxendene, qui cherche à réunir le témoignage video de chaque indien, il y a les sœurs qui ont vécu enfant l’occupation d’Alcatraz lors du Red Power avant de reprendre leur chemin cabossé sur la route, Orvil Red Father, le jeune danseur et ses deux frères, Jacquie, leur grand-mère qui a dû les confier à sa sœur lors du décès de leur mère, il y a…

…il y aura l’Histoire et les drames, qui se répètent, inlassablement.

Il est des livres que l’on dit « coup de poing ». Et il est des livres comme des balles : fulgurant, précis, transperçant jusqu’au cœur.

« Les balles étaient des prémonitions, des fantômes peuplant les rêves d’un avenir dur, fulgurant. Les balles continuèrent leur course après nous avoir transpercés, devinrent la promesse de ce qui nous attendait, la vitesse et la tuerie, la ligne dure, fulgurante, des frontières et des édifices. Ils ont tout pris et l’ont réduit en une poussière aussi fine que de la poudre à canon, ils ont tiré des coups de feu en l’air pour célébrer leur victoire, et les balles perdues se sont envolées dans un néant d’histoires écrites à l’encontre de la vérité, vouées à l’oubli. Ces balles perdues et leurs conséquences retombent sur nos corps qui ne se méfient pas, encore aujourd’hui. »

Premier roman incandescent de Tommy Orange, Ici n’est plus ici est l’histoire d’une double tragédie : celle, globale, qui explose au regard et perfore le thorax dès l’introduction, d’un peuple massacré, stigmatisé, humilié. Démolis par le Blanc au fil de trahisons successives, et dont les têtes se retrouvaient coupées comme des trophées, puis détournées, moquées, jusqu’à être encore récemment la célèbre mire à tête d’indien des programmes TV américains, ou orner les paquets de cigarettes ou les t-shirts d’équipes sportives. Un peuple décimé par assimilation, parqués dans des réserves ou dissous dans la ville.

« Nous amener en ville devait être la nécessaire étape finale de notre assimilation, l’absorption, l’effacement, l’achèvement de cinq cent ans de campagne génocidaire. Mais la ville nous a renouvelés, et nous nous la sommes appropriée. » (p.15)

Ici n’est plus ici est l’histoire de cette deuxième tragédie, intime, qui nourrit les 12 voix qui peuplent ce roman, de ceux qu’on appelle les « indiens urbains », fils ou filles de, petits-enfants, nés en ville, métisses, jamais américains, pas assez indiens, et qui cherchent dans le fracas de l’histoire et des autoroutes qui ils sont réellement.

  • To belong or not to belong.

Appartenir ou ne pas en être. Ici ou plus ici . Il y a, chez les personnages de Tommy Orange, une obsession du regard et du miroir : qui vois-je dans le miroir ? qui suis-je quand on me filme ? Quels sont les traits de mon visage, blancs, rouges, autochtones ou étrangers ? Comment tracer avec honneur la succession de ce peuple fantôme ? Comment ne pas non plus « faire indien » (l’expression revient plusieurs fois), jusqu’à reproduire les clichés qu’on a tenté de vous inculquer ?

C’est cette recherche intime qui constitue le cœur du roman, bouleversant malgré les quelques traits très « creative writing », et les solutions que chacun peut y trouver malgré tout. Sans jamais véritablement offrir d’issue, il montre magnifiquement à quel point ce « there, there », par-delà la terre, constitue aussi l’obligation d’une définition par rapport à la « norme », qu’elle soit blanche ou indienne, subi ou héritée, dans le regard des notres comme des autres.

Dene les filme pour chercher à devenir l’archive d’un peuple, d’autres regardent sur youtube des archives, y apprennent des pas de danse, d’autres enfin recherchent les leurs ou les fuient, dans l’alcool, la nourriture, la drogue et les arrangements minables.

On aurait tort de s’attendre à une grande fresque. Dans Ici n’est plus ici, il ne se passe rien, ou presque, et chacun des chapitres semble plutôt faire résonner en chaque personnage ce qui a pu, dans sa vie, l’amener à ce point précis de l’histoire. Les echos qui se tissent, les histoires qui se défont, les errements et les abandons, les drames qui sont tus (viols, violences) comme les disparitions.

Dans ce roman de fantômes, perdus sur les routes de l’Oklahoama ou l’ennui des pavillons, il se trace petit à petit un fil, ténu, des filiations s’y découvrent, des paternités s’y dévoilent, des histoires de tendresse s’y nouent. Comme si la fiction pouvait, un peu, réparer la généalogie de ce peuple d’orphelins.

  • L’éternel retour.

Et puis il y a les dernières pages, insoutenables.

Tommy Orange y fait alors preuve d’une maitrise bouleversante du récit, en de courts chapitres, brutaux, insupportables, resserrant l’espace-temps sur chacun, le temps de quelques lignes en gros plans de quelques secondes et y décrivant plus que jamais les corps, que l’on transperce.

Quand survient le drame, quand dans un diorama moderne (un des personnages croit même à un instant à une reconstitution) advient l’éternel retour de la violence, ce ne sont plus des figures qui disparaissent, ce sont des gens que nous avions appris à aimer.

Ce ne sont pas des histoires d’Indiens.

S’il n’était qu’un témoignage, nous forçant à ouvrir les yeux sur nos actes et sur ce peuple massacré sur l’autel de notre puissance, il serait déjà puissant. Mais se tisse au creux de cette galerie quelque chose de plus grand, ou de plus petit : ces deuils, ces mélancolies, ces disparitions et ces coups de poing dans la gueule, ces petits arrangements avec la vie et cette génération qui fuit sur internet, ce sont les nôtres.

Comment ne pas repenser aux siens, quand l’un d’eux écrit à son frère disparu des mails qui ne lui arriveront jamais ? Comme ne pas plier face à ces enfants abandonnés, à ces couples massacrés ? Comment ne pas penser à soi, dans ces ivresses qui aident à tenir ? Dans ces éloignements virtuels qui relient (les tuto de danse) comme isolent jusqu’à la nécrose ?

Dans le deuil de ces sans-terres qui ne cherchent qu’à essayer d’être là se noue le destin de l’humain tout entier. Sa violence, ses oublis et ses souvenirs, le poids d’un passé qu’on refuse parfois mais qu’on ne cesse de porter sans trop savoir quoi faire : celui de notre culture, quand bien même nous ne nous en revendiquions pas, de notre famille et de ces errements, de notre monde. Tous coupables, tous fils ou filles de victimes ou de massacreurs, dans le poids des générations.

Pas étonnant alors que le livre s’ouvre sur un miroir, et le visage de Tony Loneman, défiguré par un syndrome d’alcoolisation fœtale. Qui sont les monstres ? Qui en porte les stigmates ?

Tous « étrangers résidents »* : leur Histoire, notre Histoire.

Editions Albin Michel, 352 pages. 21,90 euros. En librairie.

*Référence est faite ici à la très belle exposition de la collection Karmitz à la maison rouge, bâtie autour de la question de l’immigration, la présence au monde, la manière de l’habiter et la mélancolie que cela implique : https://bit.ly/2nFhebo

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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