Nicolas Richard – « La dissipation – roman d’espionnage »

« Tout cela peut paraître abstrait mais c’est en réalité très concret, et je suis certain que toute la communauté des lecteurs de P applaudirait des deux mains si je n’avais pas intégré les données biographiques que j’ai pu obtenir. Encore que… Vous remarquerez une chose : si vous avez la curiosité de tester mon « arc-en-logiciel », comme je l’appelle, vous constaterez que l’accès aux données personnelles de l’auteur n’est pas automatique ; j’ai prévu un système de verrouillage clairement annoncé quand on lance le programme, lequel programme est tout de même utilisé (ou en tout cas consulté) par beaucoup d’universitaires. Je présente les choses de façon qu’il n’y ait qu’à cliquer pour signifier qu’on n’a PAS l’intention d’aller consulter les « données personnelles » de l’auteur. Eh bien, ce que je constate, c’est qu’à la cinquième ou sixième visite, nos érudits « oublient » régulièrement de cliquer…

Mais le plus drôle, car je suis joueur, c’est que j’ai moyen de savoir qui a essayé d’entrer dans la « zone vie privée de P ». C’est surprenant de constater que presque tous ces professeurs émérites, à un moment ou à un autre, essayent d’aller jeter un œil au cœur des ténèbres ! En fait, ce n’est pas vraiment mon approche structuraliste qui les rebute, ni même le fait que la puissance de calcul de l’ordinateur permette des analyses littéraires auxquelles un cerveau humain ne serait pas parvenu, non, je crois que ce qui les effraie, c’est que beaucoup voient en moi une version à peine plus folle d’eux-mêmes.»

(in « Celui qui a conçu le logiciel d’analyse littéraire intégrant les données biographiques de P », p.28)

C’est l’histoire de l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’homme qui n’a pas vu l’ours : le furet Pynchon, auteur adulé de la littérature post-moderne et humain disparu des radars, publiant à intervalles irréguliers des romans-mondes, souvent touffus, exigeants (ses détracteurs diront imbitables), tout en refusant avec une droiture remarquable le jeu de l’apparition médiatique.
Quand on sait que la plupart de ses opus sont de grandes œuvres paranoïaques, tissant entre érudition écrasante et bouffonnerie scabreuse des liens parfois complexes ou éthérés entre histoire, Histoire et contre-Histoire, il n’en fallait pas plus pour que sa propre volatilisation suscite chez tout une bande de détectives fanatiques plus ou moins érudits les théories les plus folles : il aurait eu maille à partir avec des services secrets, ne serait en fait que Salinger (« Not bad. Keep trying. » leur a-t-il répondu), n’existerait même pas, d’ailleurs son dossier militaire s’est évaporé, ses lettres sont scellées, il….
C’est l’histoire de son dernier traducteur en date, Nicolas Richard (en charge notamment de Fonds Perdus et Vice caché), qui décide dans sa Dissipation, roman d’espionnage (ed. inculte) d’aller voir du côté de ces psychotiques du secret, doux dingues lancés à la poursuite d’un mystère qu’ils rêvent sans doute de ne jamais percer.

But wait, there’s more : il y aura des espions, des cabanes perdues, des bibliothécaires et des appartements moquettés (pensez à soulever ladite moquette pour y brancher la caméra), des anciennes petites amies qui se doutaient de quelque chose et des documentaristes en mal de faits, de la drogue, du contre-espionnage et des mouvements contestataires, Richard Farina et Kennedy, le mariage de Bob Dylan, Romain Gary et une incroyable Mary Pinchot, l’US Navy et une comédie musicale avortée et…

Ce seront des transcriptions de témoignages, des téléphones arabes, des mémos de traductions, des documentaires à tourner et des listes infinies d’habitations, des lettres dudit auteur (vraiment ?), des extraits de thèses, des épitaphes et retranscriptions radiophoniques : faire feu de toute information.

  • Echos et éclats

Dans ce portrait chinois en quête d’auteur, à chacun de ces courts éclats de littérature de porter comme un miroir inversé et brisé les obsessions littéraires et narratives de celui qu’on ne cesse de nommer P, non comme par pastiche, mais par résonance trouble : la paranoïa, le LSD, le Vietnam, les Wheathermen et Nixon, la plage, la défonce et la cartographie mentale et réelle du monde,…

« Cher monsieur,
Evitons le chuchotis furtif, le charabia sibyllin, le galimatias diffus, l’imbroglio et permettez un instant que je fasse un pas de côté » (p.122)

Dans cet océan de signes épars surnage un roman épistolaire, échange érudit entre un traducteur taquin et une étrange doctorante autour d’une contre-culture 60-70s dont Pynchon (ou P ?) fut un brillant commentateur, redéployant une fois de plus le jeu de pistes Oulipien auquel le titre et la citation d’ouverture rendent hommage en nous offrant à lire tout à la fois le roman et son propre commentaire, l’histoire qui se fait (celle du roman) et l’Histoire qui se défait (celle du réel). Ou l’inverse.

Le grand barnum du monde, du plus grand sérieux à la galéjade rocambolesque la plus totale, avec chez tous derrière les mots cette obsession pynchonienne pour les ‘infra-‘, dont le sens caché capable d’englober le grand Tout se situe là, « tapi sous le tapis », juste à la marge du regard. Really ?

Car aborder le livre de Nicolas Richard par sa face Nord, celui d’une œuvre conceptuelle théorisant l’absence et l’identité, courant l’échalote d’un auteur reclus serait passer tout bonnement à côté, en le réservant à une certaine caste d’universitaires et d’intellectuels ronflants et de fanatiques débridés. There’s more, et c’est oublier l’expérience jouissive de lecture qu’il procure. Et que c’est dans ce plaisir, cette loufoquerie discrète au coin des pages que se situe peut-être le secret.

Déminons dès à présent le terrain : on peut n’avoir jamais lu Pynchon, voire même de s’en soucier comme d’une guigne (c’est le cas de gens très respectables), et plonger avec délice dans cette truculente dissipation vagabonde. Accrochez vos ceintures, ca ne fait que commencer.

« Calquer/traduire.Changement de cap. Coups de patins. » (p.126)

  • Dissipation : étude de la perte d’énergie d’un système (chaleur, etc)

Il existe en droit une technique dite du « paperassage », assez communément utilisée par les industriels (#complot) : quand vous avez quelque chose à cacher, plutôt que de le soustraire au regard, noyez-le sous les informations, mémos, transcriptions, fichiers, etc., de manière à rendre impossible à un être humain de démêler l’information du bruit de fond.

Fill your head. D’une fonction passive d’accumulateur de données, le lecteur devient alors créateur actif : tentant lui aussi dans un premier temps de tisser les fils d’une cohérence impossible avant de lâcher bride, il bascule progressivement lui-même dans cet effacement, oubliant un mot, passant en vitesse un paragraphe ou essayant vainement de rattacher les wagons d’une truculente escapade immobilière (« Celui qui allait trop loin »), emporté par le flow du narrateur et finissant par se demander, trente pages plus tard : mais qu’est-ce que je fous là, déjà, au fait ?

C’est cette sensation électrique qui contamine progressivement ce roman-puzzle : à la manière des mémos de traduction du livre, dont le sens finit par devenir abscons à coups de « note du traducteur » tous les deux mots, les frontières toutes entières du livre se brouillent tandis que s’accumulent éléments, adresses, anecdotes. Comme un système autoalimenté, tournant à vide : P s’échappe.

  • A red herring is something that misleads or distracts from a relevant or important issue. (source : Wikipedia)

 « Un récit dérivé de P, que P n’a pas écrit. » (p.98) : peu importe alors que les anecdotes, les personnages, les dates et les lieux soient partiellement/totalement/pas du tout (rayez la mention inutile) vrais ou faux. Car dans cette chasse au dahu littéraire, l’effet de réel du témoignage est lui aussi chausse-trappe, générateur de fiction(s).

Nicolas Richard, bien loin de se laisser prendre au filet de cette paranoïa ou de nous en démêler les fils, en fait alors son jouissif terrain de jeu : dans le réel comme dans le fictionnel, sans qu’on ne sache plus très bien où on se situe, un sourire aux lèvres [49 ? That’s a lot], il s’amuse très vite de son sujet pour en retourner sans cesse les perspectives, les enjeux, brouillant les pistes, jonglant autant avec les potentialités que cette surface absente génère qu’avec les mots. Puisque la fondamentale est absente, jouons les harmoniques que l’on veut.

Il n’est d’ailleurs pas tout à fait sûr que P soit réellement Pynchon (ce que le mitan du roman viendra déjouer une fois de plus), que le traducteur en question soit réellement Nicolas Richard, ou que…

Et il n’est pas dit que ce brillant, brindezingue et potache (après tout, ne dit-on pas d’un jeune qu’il est parfois dissipé ?) ouvrage, qui n’oublie jamais d’être agréable à lire, voire même d’être franchement hilarant, recèle une vérité unique, facilement quantifiable et qualifiable (ou même s’il s’en préoccupe un seul instant). Et quand quelques 200 pages bondissantes plus loin, cette fiction ludique nous relâche sur le rivage du réel, repus, étourdi, on comprend.

  • Saint-oulipo-et-les-Merry-Pranksters-priez-pour-nous.

« Voila ce qui se produit quand on est pris dans le tourbillon autour de l’écrivain manquant, quand on raconte la légende de l’auteur oublié, du trou qu’aucun ne voit, qu’aucun ne sait, ne peut, ne veut voir, voila ce qui arrive quand l’auteur fait croire qu’il s’estompe. » (P.98)

C’est l’histoire de l’homme qui n’écrit pas tout à faire sur l’ours. Le livre d’un illusionniste, qui pendant que vous cherchez à comprendre vous fait les poches pour vous amener ailleurs, préférant au sérieux de l’analyse le plaisir du rythme. Un rythme très honkytonk, comme il le dit lui-même au sortir du roman, et dont Wikipedia donne la définition suivante : « Le but principal du honky tonk est de s’amuser, boire, danser et divertir le peuple (working class) durant le week-end ».

Et Wikipedia d’ajouter : « L’auditeur perçoit donc la musique comme s’il y avait un décalage entre les deux phrases musicales qui se superposent. »

Ce n’est pas que le brouillard se dissipe, au contraire : il est la matière même, la source de son « swing ». Sa plus belle définition c’est sans doute le livre lui-même qui nous la livre, presque par mégarde, page 130 : « nous revoila dans cet espace en suspension ».

Un espace P-luriel, sans cesse en redéfinition : celui du trouble entre la réalité et le fantasme, entre le soupçon et le fait, l’infra et le méta, l’écriture et le réel, le P. et le R.

Celui des P-ossibles, d’une suspension provisoire du sens : c’est celui où on joue, celui où se fait littérature. Let’s P-lay.

Edition Inculte, 189 pages, 17.90 euros. En librairie.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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