Dans le paysage peu fertile du cinéma d’horreur français, Pascal Laugier fait figure d’heureuse exception. Rare – seulement 4 longs-métrages en 14 ans – le cinéaste a su construire une œuvre cohérente, à la fois très référencée et très personnelle, où l’archétype sert de matière première à une réappropriation des codes, où la radicalité, la violence parfois extrême, se met au service d’un humanisme douloureux profondément bouleversant, où le nihilisme n’est pas une simple posture mais le reflet d’une vision totalement désabusée du monde… Triplement primé lors de la dernière édition du festival du film fantastique de Gérardmer (dont le Grand Prix), Ghostland qui arrive six ans après son dernier film The Secret – son premier tourné en langue anglaise – était pour bien des raisons particulièrement attendu. Ajoutons en bonus à cette excitation, l’intrigante présence au casting de Mylène Farmer – 24 ans après la « malédiction » Giorgino – qui retrouve le metteur en scène après une première collaboration fructueuse ayant engendré le superbe clip de City of Love en 2015. Avant d’aller plus loin, résumons brièvement le point de départ : Suite au décès de sa tante, Pauline (Mylène Farmer) et ses deux filles Beth (Emilia Jones/Crystal Reed) et Vera (Taylor Hickson/Anastasia Phillips) héritent d’une maison. Dès la première nuit, des meurtriers pénètrent dans la demeure et Pauline doit se battre pour sauver ses filles. Ce drame va traumatiser toute la famille mais surtout affecter différemment chacun des jeunes filles dont les personnalités vont diverger davantage à la suite de cette nuit…

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Copyright Mars Films 2018

Avant même que le cauchemar ne commence, un sentiment de malaise est palpable dès les premières images : Où se dirige cette famille pas tout à fait soudée ? Qu’est-ce qui les attend dans cette nouvelle demeure ? Réunie à l’intérieur d’une voiture conduite par la mère, on découvre une cadette obnubilée par la littérature de Lovecraft, qui ne semble jurer que par l’écriture de romans macabres puis sa sœur aînée qui ne cache pas son mal-être, se sentant négligée, comme arrachée à une précédente vie sans avoir véritablement eu son mot à dire. À travers ces deux figures féminines, s’expriment déjà deux possibles, deux courants opposés, l’un parfaitement ancré dans la réalité, l’autre cherchant sans cesse à s’en extraire par l’imaginaire. Cette dualité inaugurale préfigure la structure narrative d’un film qui prend par la suite un malin plaisir à manier ellipses et rebondissements, mêler le vrai et le faux quitte à ce qu’ils se confondent : à l’image de la composition de Mylène Farmer dans le rôle d’une mère protectrice et bienveillante, dont les traits physiques inspirent selon les séquences ceux d’une poupée froide et figée – motif omniprésent et détourné à plusieurs reprises de sa fonction habituelle dans le cinéma d’épouvante – puis ceux d’un être de chair sensible et parfaitement incarné. De même, si le carton placé en ouverture cite Lovecraft, quelques minutes plus tard une réplique mentionnera le musicien et cinéaste Rob Zombie, soit deux influences qui témoignent d’un désir de joindre deux pans éloignés de l’horreur. L’atmosphère générale emprunte ainsi autant au baroque Italien d’un Mario Bava sur Les Trois Visages de la peur (Black Sabbath) et Operazione Paura qu’au redneck poisseux et brutal d’un Tobe Hooper, sur The Texas Chainsaw Massacre d’une part mais surtout, référence plus méconnue, le fabuleux The Funhouse et sa féerie de fête foraine tour à tour hypnotique, grotesque et poétique, quand les trois ne s’entremêlent pas. La grimace de porcelaine se fige dans la beauté et la terreur de manière similaire. La galerie hooperienne de freaks dégénérés et gesticulants n’a pas manqué d’inspirer l’un de ses dignes héritiers, Rob Zombie, pour ses deux opus cultes autour de la famille Firefly que sont House of 1000 corpses et The Devil’s Rejects.

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Ces influences nourrissent pourtant un dessein autre que celui du simple plaisir cinéphile. On ignore à quel point cette démarche est consciente pour Pascal Laugier mais Ghostland peut clairement s’appréhender comme une sorte de fusion, de synthèse confrontant des caractéristiques propres à chacune de ses précédentes réalisations. Le gothique baroque de Saint-Ange se mélange à la violence âpre et crue d’un Martyrs sur un scénario à twists le rapprochant alors de The Secret. En démultipliant son horizon cinématographique, le cinéaste implique son spectateur sur plusieurs niveaux interagissant entre eux : sensoriel, émotionnel et cérébral. Si l’expérience est radicale et disons-le, aussi intense qu’éprouvante, la construction virtuose du récit permet d’aérer quelque peu l’action tout en maintenant le spectateur alerte, l’invitant à se forger sa propre interprétation, lecture de ce qu’il est en train de voir. Fascination et sidération lorsque passé la première surprise, la première ellipse, nous faisant basculer d’un monde à l’autre, on navigue presque indistinctement entre rêve et folie, fantasme et réalité, effroi et onirisme. On est alors plus enclin à fermer les yeux sur les quelques ficelles archétypales un peu trop visibles et un peu moins subtiles que le reste du film, que l’on constate occasionnellement. La mise en scène souvent impressionnante de maîtrise – on peut néanmoins regretter une utilisation parfois excessive du jump scare – se plaît également à déjouer les attentes et brouiller les repères, comme par exemple lorsqu’une violente agression est rapidement évacuée hors champ, réduite à sa partie sonore – ce qui en contrepartie ouvre la possibilité d’imaginer les pires sévices – au profit d’un travelling dévoilant furtivement un nouveau protagoniste dont on ignore tout, l’incertitude générant un supplément d’inquiétude.

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C’est une certitude que l’on cultive depuis Martyrs, aussi sombre, aussi sordide, aussi insoutenable puisse-t-il être, le cinéma de Pascal Laugier couve en lui une dimension intimiste quasi cathartique qui éloigne toute idée de gratuité et contribue à rendre « acceptable » l’insupportable. On retrouve dans Ghostland cette approche doloriste – et toute personnelle – de l’horreur, mais ici, malgré la noirceur totale du film – jusqu’à un dénouement bien plus ambigu qu’il peut en avoir l’air – une lueur semble apparaître dans la radicalité. D’abord, le calvaire subi par Beth et Vera est « réconciliateur », il réunit, rapproche les deux sœurs, renforce un lien présenté initialement comme dégradé. Ensuite, en faisant du personnage de Beth une écrivaine, émerge dans le récit un possible échappatoire, l’imaginaire, lequel se nourrit des douleurs, parts d’ombres et traumas de l’héroïne. À défaut d’effacer le passé, l’écriture et par extension la création artistique résonne comme une opportunité salvatrice pour l’accepter, l’expier. Difficile de ne pas voir en Beth, le double féminin d’un réalisateur pour qui le cinéma de genre a toujours semblé être un besoin vital et réparateur. Ce qui par le passé était perceptible mais seulement suggéré, nous est ici affirmé frontalement, les yeux dans les yeux, comme une douloureuse confession dont on serait le spectateur privilégié. Le tour de force formel et narratif dissimule alors un autoportrait mélancolique et saisissant, basculant progressivement de l’exercice virtuose vers la grande œuvre horrifique dense et retorse. Chapeau bas.

 

 

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A propos de Vincent Nicolet

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