Jean-Patrick Manchette – « Lettres du mauvais temps : correspondance 1977-1985 » & « Play it again, dupont : chroniques ludiques 1978>1980 »

Depuis sa disparition il y a tout juste 25 ans, Jean-Patrick Manchette n’a plus cessé d’être redécouvert et son œuvre s’est imposée comme l’une des plus importantes de la seconde moitié du 20ème siècle. L’actualité éditoriale le concernant est riche en ce moment. Les éditions Wombat publient à nouveau Les Yeux de la momie, les saccageuses chroniques cinématographiques que l’écrivain donna pour Charlie-Hebdo de 1979 à 1982 et qui émurent les cinéphiles orthodoxes lorsqu’il avoua les avoir rédigées, la plupart du temps, avant d’avoir vu les films en question.

C’est la correspondance de Manchette que nous pourrons découvrir à la Table Ronde ainsi que ses « chroniques ludiques ». Passionné par les jeux, il consacra de 1978 à 1980, sous le pseudonyme de Général-Baron Staff, une rubrique régulière à ce sujet dans le magazine Métal hurlant. Outre sa dilection pour les échecs et le « Kriegspiel » (à l’instar de Guy Debord), l’auteur affiche à travers ces chroniques un goût certain pour la stratégie et la tactique qui lui permet de nombreuses digressions de nature politique ou philosophique. Mais avant toute chose, il convient de dire que Play it again, dupont est un recueil tordant de bout en bout. Parce que Manchette, c’est avant tout un style et un humour ravageur qui rendent la lecture de ces chroniques savoureuse. Même s’il parle de jeux antédiluviens dont les moins de 30 ans ignoreront tout (« Touché-coulé computer ») ou d’autres parfaitement inconnus (du moins, de votre serviteur) dont les règles peuvent apparaître bien sibyllines, on est constamment transporté par sa verve, sa dérision et ses apartés improbables sur les belges, le « con de droite » (« Seul l’homme de droite français s’est révélé historiquement incapable de pratiquer tout jeu plus compliqué que la course en sac (dont la pernicieuse influence sur nos élites militaires explique la plupart de nos malheureux revers, de Sedan à Dien Bien Phu, au fait.) ») ou encore l’informatisation. A ce titre, il convient de rectifier un parfait contre-sens effectué par notre distingué confrère du Point qui parle de Manchette comme d’un « chevalier de la pop culture » et d’un « précurseur du règne des geeks ». Une simple citation suffira pour démonter la deuxième affirmation : « Dans le domaine du jeu comme les autres, la « révolution informatique » (pour parler comme un politicien) constitue surtout, dans les conditions actuelles, une belle avancée dans un domaine palpitant entre tous : celui de la transformation de l’homme en légume. ». Quant à la culture populaire, Manchette ne la loue que dans une perspective de la décomposition des arts, de leur dépassement et dans la mesure où elle permet d’injecter encore un peu de critique sociale là où la modernité à bout de souffle ne peut que ressasser des formes éculées :

« Je ne crois pas qu’il reviendra de grands écrivains dans un siècle, ni jamais, à moins d’un effondrement total de la civilisation et d’un nouveau départ pris de zéro. Je crois tout platement qu’on a vraiment fait le tour des formes. Les gugusses modernistes ne font que réchauffer les restes de Céline, de Joyce, de Dada. De sorte que c’est nous qui tenons le bon bout, nous qui pouvons nous permettre d’utiliser et de mélanger toutes les formes pour « raconter nos petites fables » » écrit-il à Pierre Siniac en 1977.

De plus, cette « culture populaire » (polars, science-fiction, BD, cinéma américain…) que défend Manchette n’a rien à voir avec ce qu’il nomme « l’industrie du divertissement ». Pour prendre un exemple frappant, que ça soit dans Les Yeux de la momie ou Play it again, Dupont, il s’en prend violemment aux produits manufacturés comme Star Wars et à ce côté cybernétique qu’était en train de prendre l’industrie hollywoodienne à cette époque : « Mon aversion extrême pour le film Star Wars se fonde sur le fait que c’est le premier film de l’Histoire dont les auteurs ont DÉLIBÉRÉMENT exclu toute violence, tout sexe, toute émotion. C’est au cinéma ce que Mireille Mathieu est à la chanson. Voilà.»)

Ce rapport à la « culture populaire », on le retrouvera à de nombreuses reprises dans sa passionnante correspondance. A compter de 1977, Manchette garde un double des courriers qu’il envoie et il ne cessera de correspondre jusqu’à sa mort en 1995 avec son éditeur, des écrivains, des journalistes voire même quelques théoriciens (ceux qui tournent, pour le dire vite, autour de la mouvance post-situationniste)… Si ce recueil de lettres est une mine d’or, c’est qu’il nous renseigne de la façon la plus intime sur l’homme, sur l’écrivain et sur son époque.

La correspondance s’ouvre sur le refus de la « Série noire » de publier Fatale (qui paraîtra dans une édition « classique » chez Gallimard) puis, à travers elle, nous suivrons le développement de La Position du tireur couché et l’accouchement interrompu d’un nouveau roman qui débutera à la fin des années 80 et qui n’existera au bout du compte que dans une version inachevée (La Princesse de sang). Entre temps, ces liens tissés avec tous ces correspondants permettent à Manchette de maintenir un contact avec la société puisqu’il est agoraphobe et ne guérira qu’en 1988, date à laquelle il peut envisager de ressortir. Se dessine en filigrane les événements qui marqueront les dernières années de l’écrivain : un congrès d’auteurs à Gijón qui s’avèrera décevant, la lourde opération chirurgicale après la découverte d’un cancer du pancréas, une dépression et enfin la rechute fatale.

Sur son métier d’écrivain, ces échanges épistolaires sont particulièrement éclairants. Jamais Manchette ne fait valoir les questions d’inspiration ou de vocation. S’il a commencé par écrire, c’est d’abord pour gagner sa croûte et ce métier, il l’évoque comme une technique à perfectionner et à affiner constamment par la pratique, la répétition. A un correspondant qui lui a confié un manuscrit et à qui il répond avec une franchise impitoyable, il lui conseille de pasticher les maîtres et de se livrer à des petits exercices d’écriture comme un musicien ferait des gammes et des arpèges.

A Christian Gonzalez, il écrit : « dans les années 65-67, besognes extrêmement disparates donc : collaboration à des scénarios de films dits sexy, à des courts métrages de la télévision scolaire, nombreux projets (dont je n’ai même pas gardé trace) présentés aux « clients » les plus variés : producteurs vrais ou faux, ORTF, maisons de publicité industrielle filmée, réalisateurs à la côte, gouvernements africains, mythomanes, etc., etc. »

Même s’il confie avoir au bon d’un moment trouvé goût à l’écriture, estimant « à tort ou à raison, avoir des choses à exprimer. Mais je ne sais pas comment je me débrouillerais pour les exprimer si je n’avais pas derrière moi cet apprentissage long, désagréable, parfois merdeux. »

Ses courriers révèlent aussi beaucoup de choses quant à son rapport à la littérature policière, à la « série noire » et au roman hard boiled  (Hammett reste l’une de ses incontournables références). Manchette, dans une perspective situationniste, croit à l’achèvement de l’Art et à son dépassement. Si la série noire reste pour lui un terrain qui permet, derrière les procédés et techniques récurrents, d’injecter un peu de critique sociale, il ne se fait guère d’illusions quant à sa place de chef de file du « néo-polar » (il se montre d’ailleurs extrêmement sévère avec ses « successeurs » comme Fajardie ou Jonquet. Seul Serge Quadruppani trouve, avec quelques réserves, grâce à ses yeux). A Pierre Siniac avec qui il a noué un lien amical, Manchette confie : «  Nous sommes à la littérature peut-être ce que la bande dessinée est à la peinture. Mais il me paraît certain qu’il est plus noble et plus plaisant d’être aujourd’hui Druillet ou Moebius que Mathieu ou Buffet. »

Il y a toujours chez l’auteur une conscience d’arriver « après » et, pour lui, la littérature ne peut avoir d’intérêt que si elle accompagne le mouvement social en cours. Parallèlement, cela ne l’empêche pas d’aborder régulièrement la question du style, débattant avec Siniac de Chase et expliquant ses options dans ses divers romans, notamment l’importance de l’enfermement et des répétitions dans La Position du tireur couché. Volontiers désinvolte quant à la « valeur » de sa production, Manchette se révèle impitoyable lorsqu’il estime que ses romans ont été mal traduits ou qu’on a touché de manière un peu trop cavalière à ses textes : « Je suis très vaniteux, mais dès lors qu’il s’agit d’utiliser correctement le langage, je ne suis plus vaniteux, je suis mégalomane. » Son goût pour le mot juste l’amène à débattre longuement (et de façon captivante) avec ses correspondants étrangers, notamment les écrivains qu’il se charge de traduire : Donald Westlake, Robin Cook ou Ross Thomas.  Là encore, ce qui pourrait n’être qu’une besogne alimentaire (la traduction) se révèle particulièrement éclairant quant à son œuvre (un attachement tout particulier au mot juste) et à sa pensée.

Cette pensée, on le sait, fut très influencée par Guy Debord et les situationnistes. En 1988 sort les Commentaires sur la société du spectacle qui influence visiblement Manchette, notamment dans sa vision du terrorisme et de la manière occulte dont est dirigé le monde. Il se passionne pour les publications de L’Encyclopédie des nuisances et échange avec des individualités comme Guy Fargette ou Venant Brisset (de la confédération paysanne). Avec Echenoz (l’un des rares écrivains contemporains œuvrant dans la littérature « classique » qui trouvent grâce à ses yeux), il fonde l’éphémère collectif « Banana » (consistant à bloquer des carrefours en mangeant des bananes lors de manifestations sauvages). Mais de manière plus générale, Manchette se livre souvent à des considérations d’ordre général sur la marche du monde et y pose un regard plutôt pessimiste.

L’un des grands intérêts de cette correspondance, c’est qu’elle n’apparaît jamais comme anecdotique. Soucieux du style jusque dans ses lettres, Manchette nous enchante constamment par son art de la digression, de la pointe affutée et son humour fou. Parfois cruel et virulent, son courrier témoigne à merveille du double visage de son auteur, entre phobie sociale et anarchisme rigolard.

L’ensemble est tellement exaltant qu’on aimerait ici tout citer. Mais laissons plutôt le plaisir de la découverte aux lecteurs à qui l’on recommande chaleureusement de se ruer sur ces Lettres du mauvais temps

***

Lettres du mauvais temps : correspondance 1977-1995 de Jean-Patrick Manchette

Éditions La Table Ronde, 2020. 27,20 €

Play it again dupont : Chroniques ludiques 1978>1980 de Jean-Patrick Manchette

Éditions La Table Ronde, 2020. 23,50 €

Sortie le 28 mai 2020

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A propos de Vincent ROUSSEL

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