C’est l’hiver, dans la lande rugueuse et triste de ce Nord de l’Angleterre. Melanie Muncy, fille d’un notable du bourg, part promener le chien. Mauvaise rencontre, mauvais chemin : elle ne reviendra jamais. La police s’affole mollement, la presse arrive à petit pas en ce soir de Noel ou la route est exécrable. Même James Brindle, pointure de Londres et de la Chambre Froide, meurtre en tous genres et experts dans une tour de verre, s’y colle.
Le coupable, d’ailleurs, n’est pas très long à déterminer : Steven Rutter, le pestiféré du coin, le fils de pute au sens premier du terme, dont la mère a vu passer les braguettes de toute la région, et qu’on a maltraité, humilié, frappé, enfermé avec les poules pendant qu’elle se faisait besogner pour quelques morceaux de viande. Le presque humain, vivant de braconnage dans sa ferme maudite un peu à l’écart du village comme lui de la société, tant ses manières et son odeur repoussent les bien portants.
Mais rien n’y fait, aucun indice n’est trouvé et la descente organisée à la hâte est éventée. C’est que le bourg, et une bonne partie de ses membres, recèle un secret bien plus sordide, où le sexe et la violence ne sont que les éléments dégradants d’un show qui n’a rien de burlesque.

  • Welcome Home

Sexe non consenti, boyaux, pédophiles, snuff movie, boyaux, corps en putréfaction ou digérés par des bêtes et soupçon de nécrophile : toi qui entre ici, abandonne tout espoir de suggestif. C’est que Dégradation, premier livre traduit en français (par Isabelle Maillet) de l’anglais Benjamin Myers et paru chez Seuil (un autre polar est déjà au catalogue, et d’autres ouvrages de son œuvre conséquente et variée sont à venir), porte bien son nom : aussi bien pour le lecteur, dont il vient titiller la jouissance de l’horreur, que pour les corps et actions.

Tissant tout au long de ses 390 pages crispantes et poisseuses une toile d’un pessimisme total, le roman se roule dans la crasse et la violence graphique de l’effroi au grand guignol éreintant, mélangeant longues séquences d’attente (il n’y a, nous y reviendrons, au fond, aucun suspens, si ce n’est celui de déployer cette horreur) et brusque bouffées repoussantes dont on se gardera bien ici de dévoiler les tenants et aboutissants, tant ils plongent avec crainte dans les tréfonds de la noirceur humaine, s’en faisant le petit précis de l’horreur et des bassesses.

Bien sûr, au-delà de son questionnement sur cette déliquescence et ce plaisir coupable à décrire bris de membres, odeurs nauséabondes et bêtes humaines, Dégradation coche avec conscience scolaire les cases du genre avec brio, entre soutènement crade d’un infra-monde et personnages hauts en couleurs et en cliché :Ray Muncy, industriel trouble et s’isolant du bourg dans son Xanadu miniature, Roddy Mace, journaliste alcoolique fuyant Londres pour la feuille de chou locale, Larry Lister, présentateur TV embarqué dans une sombre histoire pédophile, ou encore l’inatteignable M. Hood dont on se demande même s’il existe, gouvernant d’une main de fer et torturant cette communauté invisible…

  • Ca et Surmoi : Jimmy Sale Ville

Mais ce faux polar qui résonne de manière trouble avec l’affaire Jimmy Savile qui secoua l’Angleterre, fausse enquête au suspens quasi absent où quasiment tous les éléments sont connus dès le départ, du meurtrier au mobile, parvient à transcender l’exercice grâce à l’opposition obstinée et quasi mystique de deux figures antagonistes, et dont les chapitres font principalement alterner les points de vue : le maniaque inspecteur Brindle, tout d’esprit et de Surmoi, remuant à la limite de l’autisme les chiffres ou comptant en boucle pour se rassurer et éviter de repenser aux morts ou à ses propres pulsions (magnifique scène avec Roddy Mace, tout en suggestion), et son doppelgänger maléfique, le meurtrier Rutter, Idiot du Village brisé psychiquement par sa mère prostituée, le porcher des basses œuvres pas très loin d’une version trash d’un Lenny de Des Souris et des Hommes, âme errante repoussée du cercle des Hommes et prête à toutes les horreurs pour leur appartenir et être aimé, quand bien même est-ce d’un cadavre.

« Les yeux clos il songe au chaos de la nature. A la façon dont les rochers ont été disséminés dans les vallées par les icebergs quelques dizaines de milliers d’années auparavant. Il songe à ces maisons construites à flanc de colline que la végétation se réapproprie peu à peu – une tuile à la fois ou une minuscule spore de mousse à la fois. Il songe aux fougères desséchées à l’épaisse boue noire aux plumes duveteuses tombées du ciel et à l’odeur vaguement sucrée de la merde de cochon répandue par un épandeur de fumier dont le moteur vrombit au bas d’un versant.
Il repense à la vallée. Au bourg. Au hameau.
Au visage impassible des hommes.
A la matrice des secrets – choquants sordides et toujours enterrés – et à ses propres faiblesses. Il a l’impression de sentir le printemps. D’en percevoir le goût et l’odeur. »

  • Paysage des pulsions.

Si on pourra reprocher au roman les limites de son exercice, qu’il ne parviendra que difficilement à exploser en restant dans les bornes de ce déploiement de l’horreur sans pour autant parvenir à réellement bousculer les clichés sur lesquels il s’appuie (le flic hanté, la bête humaine, le magnat déchu, la société secrète et les gens de pouvoir corrompus), Dégradation, en se refusant à élargir le spectre au-delà du hameau et de ses quelques personnages, réussit avec brio la tension de cet affrontement intérieur en confrontant les Hommes à ce qui jamais ne se soucie d’eux .

Le Surmoi contre le Ca, jusqu’à la dégradation de la psyché, se répercutent jusqu’aux descriptions hantées et opératiques de la Nature autour du bourg, dont le livre a l’intelligence poétique de suivre les mouvements : à l’étouffant hiver, tout entier fait de pubs trop bruyants, de neige silencieuse et de chausses-trappes enfouis, suivra le printemps et sa résolution, déversant le trop plein de poussière caché sous le tapis, remplaçant l’impression de sur-place de l’action et de ses protagonistes (comme ne parvenant pas à avancer sous les congères, buvant et se souvenant) par un grand jeu de massacre sans issue.

« Parce que Rutter ne fait pas que passer dans le paysage. Il est le paysage. Il est la terre les racines les murets écroulés ; il est les crânes de moutons les terriers de lapins et les secrets enterrés et tout en marchant il a l’impression d’arpenter une planète où lui seul peut se repérer. Que lui seul comprend. Un monde que d’autres considèrent comme étranger aride et inhospitalier. Une vaste étendue solitaire où les bruits sont absorbés par le vide où la poussière et les rochers n’ont pas d’odeur et où coule une eau aussi rouge que le sang. » (p. 378)

Le refoulé y déborde alors, comme ce lac artificiel bâti au sommet de la lande qui laisse s’écouler le trop-plein des fontes et manque d’emporter le corps de la victime caché dans un de ses tunnels, et qui est, dès les premières lignes, au centre de l’affaire comme la surface du trouble (la ville et les arbres noyés dessous), l’iceberg sur la noirceur humaine.

Du pianissimo à l’allegro, dans ces phrases tendues et sans issues, c’est toute la médiocrité et la bassesse pulsionnelle des hommes qui se déverse de ce terrarium des Dales, questionnant notre propre jouissance à cette violence et observant lentement le corps social se désagréger, bouffé par les cochons. Inatteignable et miroir de leurs âmes, la Nature les observe, comme impassible et étouffant leurs cris : regarde les porcs et les masques tomber.

Editions Le Seuil, 400 pages, 21.5 euros. En librairie.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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