Christophe Lucand – « Le vin et la guerre »

C’est peu dire qu’il n’y a pas plus belle machine à fiction que la guerre : encore plus, sans doute, chez nous français, dont le 9 Mai 1945 a vu naître un taux moyen proche de 10 résistants pour 1 habitant, immaculée conception peu vue depuis près de 2000 ans.

S’il ne faisait que gratter ce grand roman français, qui p/n-ourrit encore aujourd’hui nos imaginaires, l’ouvrage de l’historien  Christophe Lucand serait déjà au mieux nécessaire. Quand on lui ajoute qu’il se concentre sur le plus gros cliché cocardier de notre culture, c’est peu dire qu’il pique à un endroit hautement inflammable et réputé intouchable.

Débouchage imminent : « Le vin et la guerre : Comment les nazis ont fait main basse sur le vignoble français » débarque chez Armand Colin.

  • « le vin nous élève, il nous rend maîtres » (Goethe, cité page 38)

On aurait tort toutefois de résumer l’ouvrage à un livre d’experts, de voir en lui un point anecdotique, regardant la « Grande » histoire par le petit bout de la lorgnette, à hauteur de chai, car à travers un produit oscillant de la consommation courante (vitale aux troupes frigorifiées et déprimées) au luxe (« Heureux comme Dieu en France », disent les allemands (p.119)), suivant les fluctuations des batailles comme des déroutes (la férocité qui suit la dérouillée que se prend le Reich en 42, demandant presque d’affamer la France), envié comme un territoire et possédé comme autant de symboles d’un pays à genoux, c’est toute la nature profondément sale et duelle de la guerre qui se trace.

Et de son commerce : de la folie jouissive de l’été 40, où les vignerons offrent à des prix délirants leurs plus grandes cuvées à la grande razzia jusqu’à la dernière goutte des années qui suivent, rien n’est épargné ou jeté à l’ombre dans cette enquête très (trop, parfois ?) pointue qui raconte bien que s’il y a bien quelque chose de plus fort chez l’homme que l’envie de se bastonner, c’est l’appât du gain.

C’est le cas notamment de cette séquence hallucinante qui ouvre l’ouvrage, où les plus grands représentants du monde viticole se font accueillir comme des princes au cœur de l’Allemagne en plein Aout 1939, discours amicaux et concerts à la clef, flairant la bonne affaire avant de se faire brutalement expulser pour cause de tension internationale.

Cette anecdote, dans le fond, prépare bien ce que sera la guerre, car Christophe Lucand raconte en profondeur ce qui se cache sous le vernis : le rôle profondément ambigu de Vichy, oscillant entre « franche collaboration », maillant le territoire, autorisant la gestion du vignoble par des délégués du Reich, les Weinfuhrer, et tentative souvent vaine de juguler le pillage.

Mais aussi celui des bons gros vignerons franchouillards, qui, pour nombre d’entre eux, ont très vite troqué leur patriotisme pour leur compte en banque, surtout quand, comme en témoigne une note reproduite dans le livre : les allemands payent bien, retirent vite, et sans note.

Bafouant au passage le mythe des caves secrètes, nos Super Dupont enterrant les plus beaux trésors pour sauver la France, Christophe Lucand montre surtout à quel point nombre d’entre eux ont passé la fine limite entre résistance passive et collaboration active : Wilkommen.

  • « Für die deutsche Wehrmacht »

S’il bascule dans sa deuxième partie dans une approche sans doute trop pointue pour maintenir son souffle initial pour le profane, parlant chiffres, décrets, commissions (le chapitre « l’ivresse de la guerre »),tout en maintenant une analyse fine sur le cas de chaque région (le bon collaborateur du Champagne, le marché noir du cognac et le rôle difficile de la Bourgogne), l’ouvrage se clôt sur une hallucinante panique du lendemain, où les plus grands producteurs et négociants tentant un wine-washing ahurissant (des étiquettes « pas une seule goutte vendue aux allemands durant la guerre ») pour contrecarrer une commission et enquêtes dont les résultats sont sans appel, noms de grands domaines à la clef (coucou, Moet&Chandon et consorts) : parfois plus de +1000% de progression en 5 ans, un vignoble bien entretenu et une rente fantastique.

Une débandade bien sale après une période de folie, marquée par une cupidité sans limite (et de très rares cas de résistance, même si c’est eux que l’on cherchera à raconter ensuite), et qui modifiera en profondeur le paysage commercial du vin, passant d’un marché clos à un commerce principalement lié à des nécessités d’exportation. Geld is Geld.

Editions Armand Colin, 448 pages, 24 euros.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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