« Dès les commencements d’Arcanes, j’avais rencontré Maurice Raphaël. Il avait l’allure d’un aventurier, souple et bronzé, grand séducteur avec une faconde toute méridionale ».

C’est ainsi que le grand éditeur Eric Losfeld décrit Victor-Marie Lepage, alias Ange Bastiani dans sa passionnante autobiographie Endetté comme une mule. Après avoir réédité deux titres publiés après-guerre aux mythiques éditions du Scorpion (les mêmes qui accueillirent J’irai cracher sur vos tombes de Boris Vian), Losfeld raconte comment il a rompu avec son auteur lorsqu’il apprit que celui-ci avait été « responsable aux questions juives pour les départements de L’Eure et de l’Eure-et-Loir ». De la même manière, pour ajouter au dossier des affaires compromettantes, on a parfois prétendu que Raphaël/Bastiani avait été membre de la carlingue (la sinistre Gestapo française de la rue Lauriston).

Or, dans le dossier qu’il lui consacre dans Temps noir (n°14, 2010), Frank Lhomeau revient sur cette mauvaise réputation de l’auteur d’Ainsi soit-il. Sans rien cacher des eaux troubles sur lesquelles il a navigué (membre du PPF de Doriot et secrétaire administratif de sa section de l’Eure, usurpation de l’uniforme policier pour tenter d’escroquer un commerçant juif), il s’avère que les délits que put commettre Bastiani (et qui lui valurent quelques mois passés en prison) relèvent avant tout du droit commun que d’une hypothétique participation active à la collaboration.

Par la suite, Lepage deviendra un stakhanoviste du « roman de gare », écrivant sous de multiples pseudonymes (Ange Bastiani restant le plus connu) de nombreux romans noirs (notamment au Fleuve Noir ou chez Eurédif) mais aussi des pornos, à l’image de L’Amour au pluriel publié au début des années 70 sous le pseudonyme de Victor Saint-Victor et que Jean-Jacques Pauvert exhuma pour sa collection « Lectures amoureuses ».

Dans ce roman qui exalte aussi bien les plaisirs de la sodomie que ceux de l’amour à plusieurs (« Des rapports avec les susdites créatures – et d’ailleurs avec n’importe quelles autres- il appert explicitement que le verbe aimer ne peut efficacement se conjuguer qu’au pluriel.

Ainsi la guerre est chose trop importante pour être confiée aux uniques soins des militaires, ainsi l’amour est office de solennité telle qu’il est peu raisonnable, déplorable et pour tout dire proprement anormal d’en limiter la célébration à deux seuls interprètes par représentation.

Où le couple s’égosille, le quatuor, le quintette ou le sextuor atteint tout naturellement la majesté du plain-chant. A l’appauvrissante, l’exténuante solitude à deux, s’oppose triomphalement la loi des grands nombres. »), on retrouve les caractéristiques du style de Bastiani : un mélange de raffinement et de crudité, le goût pour les bas-fonds interlopes (prostituées, voyous inquiétants…), le décor méditerranéen…

Au cours d’une soirée, le narrateur rencontre la mystérieuse et fascinante Clio. Celle-ci ne s’offusquant pas de ses avances, il parvient à l’entraîner chez lui mais la belle lui annonce qu’elle ne conçoit les rapports amoureux qu’à plusieurs. A partir de là, les rencontres vont s’enchaîner (petites frappes traînant du côté du port de Toulon, Nelly, une prostituée, Lucile, une innocente jeune femme officiant à l’armée du Salut…) et les jeux érotiques se multiplier.

Une des caractéristiques de l’œuvre de Bastiani reste la violence et la noirceur. S’il fait mine, à l’instar d’un Simonin, de s’intéresser au milieu des truands et de jouer sur ses codes (l’argot, peu présent par ailleurs ici), il ne l’idéalise aucunement et refuse toute dimension mythologique. Qu’il s’agisse des prostituées ou des voyous qui gravitent autour d’elles, les personnages n’ont aucun scrupules moraux à faire le mal et aucune règle tacite ne semble les limiter. Chez Bastiani, la misanthropie et la noirceur fonctionnent de concert et le lecteur ne trouvera guère de lueur d’espoir quant à la nature humaine.

Cette noirceur peut d’ailleurs créer un malaise dans le cadre d’un genre aussi stéréotypé que le roman érotique. En effet, si elle n’oblige pas à une identification dans le cadre d’un roman noir, elle devient plus perturbante lorsque l’on estime que l’auteur a, dans son cahier des charges, un désir d’exciter le lecteur quitte à lui faire partager le point de vue du bourreau. Entendons-nous bien : nous sommes dans le cadre codifié d’une fiction et il ne saurait être question d’imposer des limites à l’imaginaire des écrivains. D’ailleurs lorsque Bastiani fait raconter à Lucile les atrocités qu’elle a subies depuis sa plus tendre enfance, on est davantage du côté de Sade et des « infortunes de la vertu » de sa pauvre Justine que de la volonté de titiller la libido. Idem pour la soirée très spéciale qui conclut le roman chez un baron pervers et qui évoque les mises en scène abjectes des libertins des Cent Vingt Journées de Sodome. Que Bastiani passe alors outre les limites de tous les tabous imaginables peut déranger mais on garde une certaine distance. Quand le temps de longs chapitres, il décrit le viol de Lucile sans recul, le roman devient plus inconfortable car on se demande dans quelle mesure l’auteur cherche à faire jouir son lecteur avec cette situation criminelle.

Mais encore une fois, il s’agit avant tout de littérature et, dans le genre, L’Amour au pluriel s’avère bien écrit et intéressant. Mais mettons en garde nos lecteurs : il s’adresse à un public très averti, qui n’a pas peur d’être secoué.

Remerciements : Gérard Lauve

***

L’Amour au pluriel (1971) d’Ange Bastiani

Editions La Musardine, Lectures amoureuses, 2023

ISBN : 978-2-36490-619-8

205 pages – 9,50€

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A propos de Vincent ROUSSEL

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