Veerle Baetens – « Débâcle »

Après avoir tourné pour Felix Van Groeningen dans Alabama Monroe, Dominik Moll dans Des nouvelles de la planète Mars, et, plus récemment, Guillaume Nicloux (La Petite) et Delphine Girard (Quitter la nuit), Veerle Baetens franchit l’écran pour la première fois en passant de l’autre côté de la caméra : Débâcle, adaptation du roman éponyme de Lize Spit (Het Smelt), est son premier long-métrage en tant que réalisatrice. Sous la forme d’un dialogue constant entre deux temporalités, l’enfance passée et le présent adulte, Débâcle peint le portrait d’Eva, déterminée à retourner dans son passé, à la recherche de ses souvenirs ternis et de son identité. Vingt ans auparavant, c’est l’été, le soleil éternel, les couleurs chatoyantes, le bleu inébranlable du ciel ; Eva (exceptionnelle Rosa Marchant) parcourt son village à vélo avec sa bande d’amis —« Les trois mousquetaires »—, le vent ardent soufflant sur leur visage, joue dans la grange parmi les bottes de pailles, et jouit de la liberté de l’enfance dans cet été qui semble ne pas avoir de fin. Des années plus tard, cette liberté n’est que mémoire, et cette mémoire, une tragédie refoulée. Réfugiée dans sa voiture, Eva  (Charlotte de Bruyne) transporte un bloc de glace et retourne sur les traces de son village natal : plus que dans un désir vengeance, il s’agit plutôt pour elle de comprendre le drame passé. Veerle Baetens exprime avoir réalisé Débâcle pour « tous ceux qui enfouissent leurs souffrances au plus profond d’eux-mêmes, à un endroit où personne ne pourra les deviner et d’où elles les dévorent peu à peu. ».

Copyright Thomas Sweertvaegher-Savage Film

Malgré la joie vive et colorée des tableaux de l’enfance estivale, Débâcle dresse un portrait mélancolique et amer d’Eva, en tant que personnage en proie à la solitude et l’insécurité affective. Le dialogue entre les deux époques insuffle, par son art du contraste, une nostalgie dans son aspect le plus douloureux : aux images colorées, vives et éclatantes de l’enfance d’Eva, répondent la sombre froideur et le silence de son présent adulte ; et l’impétueuse joie et l’effervescente liberté  passées communiquent avec le monde adulte, hanté par la solitude et la tristesse. Les deux Eva, pourtant si éloignées tant par la couleur de leur univers que par leurs états d’âmes, n’ont de cesse de se faire écho, de se chercher l’une et l’autre, comme pour retrouver leur unité identitaire : car Eva a perdu son enfant intérieur, a priori brisé à jamais. Les plans des deux âges se succèdent ainsi de manière cohérente, illustrant le regard d’Eva enfant tourné en direction de son regard adulte. Par ce jeu de miroirs du double temporel, Veerle Baetens dépeint aussi la quête d’appartenance, d’un personnage qui cherche désespérément à trouver sa place. Eva grandit dans un climat familial insécurisant et glacial, entre une mère alcoolique et un père indifférent, une petite sœur qu’elle cherche à protéger des conflits parentaux. Sans cesse rejetée par sa mère, consumée par son addiction, Eva recherche l’affection ailleurs, là où finalement, personne ne saura la lui combler. Particulièrement ambigu et nuancé, le personnage d’Eva suscite à la fois compassion et répulsion —et a alors en définitive tout d’un personnage tragique—, lorsque sa blessure d’abandon finit par la faire passer du côté des bourreaux. Veerle Baetens, par ce jeu de dualité temporel, dépeint sa protagoniste avec une grande profondeur et complexité, illustrant les mécanismes du rejet et ses implications.

Copyright Thomas Sweertvaegher-Savage Film

Si Débâcle fonde le portrait d’Eva dans sa narration, la trame sous-jacente transparaît comme une tragédie ludique du traumatisme psychologique, entre le jeu et l’horreur. Le drame que subit Eva dans l’enfance agit telle une force fatale, inéluctable, et se déploie au gré du motif ludique d’une devinette macabre, introduite par le père d’Eva, qui apparaît finalement comme un Devin au sens propre. Cette énigme prophétique fonctionne à la manière d’un leitmotiv tragique, instaurant progressivement et insidieusement un climat de tension palpable. Veerle Baetens maîtrise la devinette en tant que motif dramatique avec une ingéniosité remarquable pour déployer le crescendo, sans doute l’essence de Débâcle. La réalisatrice s’est aussi particulièrement intéressée aux mécanismes de mutisme et de refoulement, et sur l’emprise du silence : « Un mutisme extérieur cache souvent un esprit qui hurle à s’en briser la voix ». Peu à peu, le film opère un glissement vers la représentation de la prison mentale de la protagoniste, grâce à un cadre qui rétrécit progressivement.

Copyright Thomas Sweertvaegher-Savage Film

Au traitement du traumatisme en tant que tragédie, s’ajoute également une dimension autour de la fuite du temps et de la désillusion de la mémoire. Le bloc de glace, qu’Eva adulte transporte avec elle dans son pèlerinage, peut être un symbole de la désintégration temporelle, et du souvenir, qui, malgré toute l’intensité d’un désir de résurrection, ne retrouvera jamais sa survivance ailleurs que dans l’esprit.

Et pourtant, au-delà de toute l’affliction, Débâcle ouvre la voie à une forme de réconciliation métaphysique, à la fois imaginaire et peut-être même réelle.

 

[ À noter : Débâcle de Veerle Baetens est lié à Ciné-Safe, un dispositif inédit pour sa sortie en salles, visant à soutenir psychologiquement les spectateurs après le film dans les salles partenaires.]

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A propos de Eléonore VIGIER

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