Entretien avec Veerle Baetens – « Débâcle »

À l’occasion de la sortie de Débâcle en salles ce mercredi 28 février, adaptation du best-seller éponyme de Lize Spit et premier film de Veerle Baetens en tant que réalisatrice, nous avons pu échanger avec elle autour de la transposition d’un récit littéraire au cinéma, du dialogue entre deux temporalités distinctes, et de la blessure du rejet.

 

Votre premier long-métrage, Débâcle, est une adaptation du best-seller éponyme de Lize Spit.  Pouvez-vous nous parler de votre découverte de cette lecture, et des motivations qui vous ont poussée à en faire un film ? Quel message souhaitiez-vous délivrer par les images ? Et quel est votre rapport aux adaptations cinématographiques des livres, en général ?

Débâcle (Het Smelt) est né suite à une demande de la part de Dirk Impens —le producteur de Alabama Monroe de Felix Van Groeningen [Veerle Baetens y joue le personnage d’Elise]—, qui m’a proposé d’adapter le best-seller de Lize Spit. J’avais décidé d’accepter ce projet à condition que Débâcle me parle et me touche profondément, et ça a été le cas. C’est un livre avec beaucoup de tension, et c’est quelque chose de très important pour moi au cinéma. Il y a aussi une grande profondeur dans le récit, avec cette protagoniste, Eva, qui me touche particulièrement, autant jeune qu’adulte. Jeune, parce que je me reconnais en elle : j’étais moi aussi quelqu’un qui cherchait à plaire, et comme beaucoup d’adolescentes, j’avais très peu confiance en moi. Je voulais vivre ce sentiment d’appartenance à un groupe, être vue par les garçons et les filles populaires. Et Eva adulte, pour moi, c’est une énigme : je voulais aller creuser du côté du mutisme, et de comment le silence peut avoir une telle emprise. Le mécanisme du shutdown, du mutisme et du refoulement m’intéresse beaucoup. Je voulais décrypter ce phénomène. J’ai toujours été attirée par la psychologie des personnages et leurs traumatismes, et Lize Spit en parle remarquablement bien dans son livre, mais avec beaucoup de métaphores et d’images, et en même temps beaucoup de paroles. Je savais alors que j’allais devoir travailler le personnage d’Eva, qui, littérairement, était trop à l’intérieur pour le cinéma. C’est un personnage qui ne dit pas beaucoup, et il fallait donc trouver d’autres procédés pour exprimer ce qu’elle a en elle.

Concernant les adaptations cinématographiques de livres, je trouve que certaines sont particulièrement réussies. Par exemple, j’aime énormément No Country for Old Men des frères Coen, adaptation du même écrivain que The road (Cormac McCarthy). Mais c’est un film que j’ai vu avant d’avoir lu le livre. Mais finalement, ce sont deux médiums si différents qu’un livre et son adaptation cinématographique peuvent exister l’un à côté de l’autre et être jugés indépendamment. Pour Débâcle justement, on a transformé certains éléments afin de rendre le personnage davantage cinématographique par rapport à son existence littéraire.

Eva (Rosa Marchant) – © Jour2Fête

Dans votre film, on suit la protagoniste, Eva, dans son enfance (Rosa Marchant) et à l’âge adulte (Charlotte de Bruyne). Les deux univers cinématographiques temporels sont très différents. Les images de l’enfance d’Eva sont colorées, vives, éclatantes et chaudes ; tandis qu’elles sont froides et sombres chez Eva adulte. Il se dégage aussi une certaine joie, effervescence et liberté dans son enfance, tandis que son monde adulte est hanté par la solitude et la tristesse. Le résultat a pourtant quelque chose de très fluide. Comment avez-vous envisagé la narration autour de ces deux temporalités, justement pour garder cette fluidité ? Vous êtes-vous inspirée de récits construits de manière similaire ?

Pour les images du passé d’Eva, je me suis beaucoup inspirée de Lars von Trier, et de sa manière de filmer avec la caméra qui bouge très près des visages. Pour le présent, je voulais emprunter à Michael Haneke. Ce sont deux styles complètement différents, car Haneke prend une certaine distance avec ses personnages ; c’est très raide, très dirigé, comme des maisons de poupées. Il me fallait donc trouver une cohérence en articulant ces deux langages cinématographiques discordants. C’est là que l’aide de mon caméraman a été précieuse, pour parvenir à faire dialoguer l’un avec l’autre par l’art du montage. Dans le film, souvent, un plan d’Eva enfant regardant vers la gauche se succède d’un plan d’Eva adulte regardant à droite, comme si elles se cherchaient constamment. Ce dialogue entre les deux temporalités d’Eva gagne aussi en fluidité grâce à leur ressemblance physique. Elles n’ont pas la même énergie, mais le même fond, et c’est cela qui insuffle une certaine cohérence. D’autre part, dans les séquences de l’enfance d’Eva, le cadre est encore là : plein de choses peuvent s’y produire ; tandis que dans le présent, Eva adulte est enfermée dans le cadre. Peu à peu, on plonge dans cet entonnoir, où le personnage se retrouve prisonnier d’un cadre qui rétrécit, jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus s’en échapper. Ce travail autour des deux temporalités distinctes s’est donc réalisé par ce langage cinématographique du dialogue que l’on s’est approprié.

Je trouve aussi qu’il y a un effet de crescendo vers la fin, quand on passe de l’adulte à l’enfant, où le passage de l’enfance à l’âge adulte se fait de manière de plus en plus confondue.

C’est grâce à ce langage du montage, des images et du son : il s’agit de trouver comment jouer avec, et comment garder l’inspiration. C’est une expérience très ludique. Il faut dire aussi que l’actrice d’Eva enfant, Rosa Marchant, est exceptionnelle. Une autre source d’inspiration pour moi était Blue Valentine de Derek Cianfrance, avec Michelle Williams et Ryan Gosling, filmé comme Cassavetes : quand un personnage voit quelque chose, le point de vue demeure hors champ, s’il n’est pas nécessaire de le montrer. Par exemple, dans la scène que vous évoquez, Eva entre dans la salle, on entend parler, mais on a choisi de ne le pas montrer. On ne voit pas ce qui contribue à faire monter la tension, parce que l’on sait que le personnage est sur la scène, on l’entend, on le voit dans les yeux d’Eva, qui fixe et qui guette. Jouer avec cette tension, c’est en quelque sort utiliser ces procédés là, cette manière de raconter dans le choix du point de vue.

Photo de tournage : Copyright Savage Film – Thomas Sweertvaegher

Le personnage de Eva enfant est particulièrement ambigu et nuancé : elle est victime d’une insécurité familiale, avec l’alcoolisme de sa mère et les conflits parentaux, mais aussi complice des jeux pervers de ses amis masculins. En tant que spectateur, Eva suscite alors compassion mais aussi un certain rejet. On ne peut peut-être pas à proprement parler décrire Eva comme une anti-héroïne, mais dans quelle mesure était-ce important pour vous de dépeindre ces zones d’ombres ?

Je n’aime pas les personnages sans nuances. Autant pour les gentils que pour les méchants. Je ne veux pas créer des personnages foncièrement mauvais ou exceptionnellement vertueux. Je trouve que Lars von Trier est un bel exemple de cet écueil : dans son cinéma, les femmes sont des saintes, des anges qui se laissent faire, des victimes complaisantes. Au contraire, le personnage d’Eva compose avec les outils à sa disposition pour être vue et pour faire partie du groupe. C’est cela qui m’intéresse, et c’est là où j’en veux au regard masculin sur leurs personnages féminins : ou bien c’est une pute, ou bien c’est une sainte, comme s’il n’y avait pas de juste milieu —ce n’est pas toujours le cas, évidemment, mais trop fréquent. Dans Débâcle, Eva se retrouve piégé cet entonnoir qui finit par l’empêcher de voir autour d’elle. Elle ne voit plus que son objectif, celui de faire plaisir à ce garçon qu’elle aime, tout en gardant sa place dans le groupe, malgré les dérives que cela encourt—ce qui est finalement très humain. Mais Eva reste une enfant. J’aime cette zone grise, le fait que tout ne soit pas noir ou blanc, même pour les garçons. Je pense à ce film dans lequel je joue, réalisé par Delphine Girard : Quitter la nuit. Elle aussi, elle dépeint cette zone grise. Dans HLM Pussy de Nora El Hourch, que j’ai vu récemment et qui parle du consentement, la réalisatrice pose également ce regard. Elle ne fait pas de l’homme  un monstre, justement parce que c’est en représenter ces nuances que l’on peut comprendre comment le mécanisme de l’agresseur se met en place. Cela ne veut certainement pas dire qu’il n’est pas coupable, où que la victime a une part de responsabilité. Ce sont là les personnages les plus intéressants, à mon sens.

Débâcle peut se voir comme une tragédie du traumatisme : Eva est vraiment un personnage tragique, qui suscite à la fois terreur et pitié, dont le traumatisme subi dans l’enfance agit comme une force fatale, inéluctable. Cependant, la fin de votre film, si tragique soit-elle, a quelque chose de très significatif symboliquement, en regard de la fameuse devinette, leitmotiv de Débâcle. On pourrait même dire que cette fin est à la fois un désespoir (humain) et une résolution (narrative). Comment l’avez-vous envisagée ?

Je trouve la fin du roman de Lize Spit bien plus sombre que dans mon film. Ce petit après métaphysique, lorsque Eva adulte et Eva enfants se voient, n’est pas dans le livre. Je voulais vraiment finir sur cette image, qui ne représente pas tant l’espoir, mais une ouverture. Pour moi , cette fin peut se voir comme un nouveau début, car il s’agit d’une retrouvaille ; c’est un bercement de l’enfant intérieur d’Eva. Il y a donc effectivement une forme de résolution. Mais en général, les gens ne l’interprètent pas vraiment ainsi : ils restent fixés sur la fin et l’acte en tant que tel, mais pas sur ce qui pourrait suivre. La fin est ouverte, car c’est le moment où Eva se regarde droit dans les yeux pour la première fois : il pourrait y avoir une sorte de continuité vers quelque chose, mais peut-être pas ici. Ce que vous avez perçu de la fin de Débâcle était ce que je voulais transmettre : le bercement. Eva devient aussi le premier adulte qui ne lui tourne pas le dos. Il y a cette idée en psychologie qui consiste à dire que dès lors que l’on comprend que l’on vit à deux, c’est-à-dire avec son enfant intérieur, on ne peut plus jamais se sentir seul. Pour moi, cette fin illustre cette idée. Je voulais aussi parler de la notion de « non résilience », dont on ne parle presque jamais : c’est toujours de la résilience dont il est question, alors que ceux qui ne se remettent pas d’un traumatisme existent aussi. C’est trop facile de dire qu’il faut se battre et que c’est une question de mental, ou de persévérance. Pour moi, il est évident que le traumatisme peut être un véritable drame.

Eva (Rosa Marchant) – Copyright Jour2Fête

Surtout que dans votre film, en l’occurrence, le drame est muré dans le silence.

Oui, il la ronge de l’intérieur. Elle est tellement hantée par le drame que c’est comme si son traumatisme l’avait complètement anéantie à l’intérieur, et que son identité n’était que cela.

Ce qui est terrible aussi, c’est la façon dont ce silence lui est en quelque sorte imposé : l’entourage d’Eva la nie jusque dans son traumatisme.

Oui. Le rejet est la blessure profonde d’Eva, qu’elle subit autant pendant son enfance qu’à l’âge adulte, ce qui la pousse à rejeter les autres avant de l’être elle-même. Adulte, elle rejette sa sœur, ses parents, et même Joel, le photographe. Et à la fin, elle sait qu’elle s’apprête à vivre un dernier rejet, lorsqu’elle se met à chanter sur scène, et c’est comme dans une sorte de vengeance pour elle.

Vous dépeignez la fuite du temps et les souvenirs ternis avec une sensibilité assez bouleversante. Par exemple, quand Eva adulte retrouve sa « mère de cœur », la bouchère, et que celle-ci fait preuve d’une grande indifférence. Cette désillusion du souvenir est-elle un des thèmes qui vous touche le plus ?

C’est une question difficile. Parce que pour moi, Eva sait qu’elle va être rejetée —peut-être pas à ce point là ; quelque part, elle espère encore. Mais au fond, elle le sait. Je pense que la bouchère et son fils n’ont pas réellement oublié Eva ; ils l’ont surtout niée. La décomposition du passé et des mémoires est effectivement un sujet qui me touche profondément. Je suis quelqu’un d’assez nostalgique. Pour Eva, c’est une nostalgie plutôt tournée vers les mauvais souvenirs. Le fait qu’elle ait le courage de retourner dans le village de son passé à quelque chose de très courageux. Pourtant, certains trouvent que ce n’est pas assez, et que la vengeance n’est pas complète. Mais Débâcle n’est pas un film de vengeance. Je trouve sa démarche très forte et symbolique.

Comment avez-vous appréhendé le fait de filmer l’enfance ? Y a-t-il des films sur cette thématique qui vont ont particulièrement marquée / inspirée pour Débâcle ?

Pour l’esthétique, je me suis beaucoup inspirée de The Goonies —un de mes films préférés quand j’étais jeune— surtout pour la scène d’ouverture quand les enfants traversent le village à vélo, et la musique The Ketchup Song. Pour moi, c’était ça, c’était les Goonies. C’était là où tout était encore possible, où la liberté était totale, avec cette fragrance si particulière de l’été, et l’atmosphère belle et chaleureuse. J’ai aussi pensé à Stand by me, et tous ces films sur les groupes d’enfants qui vont vaincre quelque chose.

Photo de tournage : Copyright Savage Film – Thomas Sweertvaegher

Comment avez-vous choisi votre actrice de Eva enfant ? Pourriez-vous nous parler de votre « inversion des rôles », dans le fait de passer d’actrice à réalisatrice / directrice d’acteurs ?

J’ai d’abord voulu choisir les acteurs enfants, afin de pouvoir caster les adultes physiquement par rapport aux enfants, mais aussi dans leur énergie. Je voulais être sûre d’avoir des bons acteurs enfants, puisqu’ils jouent un rôle majeur dans Débâcle. La période des castings a été un long processus, avec des journées d’ateliers durant lesquelles je pouvais vraiment les faire évoluer, les voir oublier qu’ils passaient un casting…Rosa Marchant a été le coup de foudre pour moi. Quand elle joue, tout un monde s’ouvre devant elle : elle plonge dans l’émotion, a envie de devenir quelqu’un d’autre, et de raconter son histoire à travers celle du personnage. On a ensuite construit le film autour d’elle, et choisi l’actrice d’Eva adulte par rapport à elle, en lui montrant les images du passé —on a d’abord tourné l’enfance d’Eva— pour qu’ils puissent complètement s’imprégner du physique et de l’énergie du personnage enfant.

Cette inversion des rôles, d’actrice à directrice d’acteurs, m’a beaucoup plu. Je suis devenue la maman maintenant, je ne suis plus l’enfant qu’on dirige. J’aime bien cette comparaison d’une comédienne hollandaise qui disait en avoir « marre d’être l’ours de cirque et d’être menée tout le temps ». J’aime bien aussi l’analogie avec le cheval (acteur-ice) et son chevalier (réalisateur-ice). Si le chevalier est bon, on peut vraiment faire des miracles. C’est lui qui mène, qui dirige…et le cheval doit être bien pour le chevalier. Mais c’est tout de même le chevalier qui décide quand le cheval sort du box, quelle sorte de celle de selle il a, le rythme avec lequel il se déplace. C’est le parent et l’enfant, en quelque sorte. On a un tel pouvoir en tant que réalisateur-ice : on emmène notre acteur ou actrice quelque part, où cela peut être difficile, mais on doit savoir ressentir leurs fragilités. Je me suis sentie à l’aise en tant que directrice d’acteurs, parce que je connais la position parfois vulnérable de comédienne.

Lize Spit, l’autrice du roman éponyme, a-t-elle vu votre film ? Comment l’a-t-elle perçu ?

Oui, Lize Spit a vu le film et l’évoque comme étant de la famille de son livre. On a changé beaucoup  de choses, mais en même temps, on est restées très fidèles au livre, notamment en essayant de garder l’atmosphère. Elle est ravie de mon film, mais pour elle, ce n’est pas son histoire à proprement parler ; mais mon interprétation de son histoire. Lize Spit est d’ailleurs scénariste de formation, donc elle connaît la contrainte d’économie du film par rapport au livre : c’est un tout autre travail.

Avez-vous d’autres projets cinématographiques, en tant que réalisatrice ?

Je suis en train d’écrire un nouveau projet avec la même co-scénariste que Débâcle : ça sera une adaptation libre d’une pièce de théâtre anglaise. J’aime bien adapter, finalement. Au contraire du roman de Lize Spit, là où c’était distillé et l’on devait rétrécir, on va devoir inventer, parce que la pièce est très courte. Je veux que ce soit un peu plus léger, parce que ce projet de Débâcle m’a quand même beaucoup épuisée. Pendant sept ans, je me suis réveillée avec le personnage d’Eva et je suis allée dormir avec. Donc j’aimerais bien  composer avec un peu plus de légèreté, tout en restant assez dans la profondeur : je voudrais que le film ait un sens profond, car je n’aime pas produire du simple divertissement.

 

Merci infiniment à Veerle Baetens pour sa patience et son authenticité. Merci également à Sophie Bataille pour avoir rendu possible cet échange.

 

[Crédit photo de couverture : Copyright Savage Film – Thomas Sweertvaegher]

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A propos de Eléonore VIGIER

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