Dès ses premières images, La Morsure pénètre dans un rêve obscur, mélancolique et ensorcelant : sous une musique empreinte de mystère —signée Emile Sornin—, aux accords lourds, graves, élevés par une mélodie carillonnante et un choeur féminin fantomatique, la caméra glisse lentement dans la nuit d’une forêt, dont les arbres translucides irradient de lueurs colorées, leurs branches semblables à des milliers de filaments lumineux scintillant dans le noir. S’ouvrant sur une marche funèbre fantasmatique, dans une poésie de l’inquiétante étrangeté, le premier long métrage de Romain de Saint-Blanquat compose un univers hors-temps, à la frontière du fantastique et de l’horreur : La veille du Mercredi des Cendres, en 1967, Françoise —magnifiquement interprétée par Léonie Dahan-Lamort—, dans le dortoir de son internat catholique, émerge brutalement d’un cauchemar prémonitoire. Cette nuit-là, elle dansera à une fête où elle ne reconnaîtra personne, puis mourra dans les flammes à l’intérieur d’une chapelle. Quelque part entre conte funèbre, tragédie horrifique et teen movie, La Morsure, par sa densité visuelle et sonore propre à l’envoûtement, interroge le passage du temps, la nuit comme lieu de ténèbres et de désir, et le déguisement comme motif subversif, identitaire et onirique, pont entre le visage fantasmé et le visage meurtri.

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Bien loin de la majorité du cinéma de genre français nostalgique et cinéphile multipliant les citations et les références, le cinéma de Romain de Saint-Blanquat ne dissimule pas ses amours, mais les intègre dans un sens d’héritage plus que de l’hommage. On pense au somnambulisme littéraire et sépulcral d’un Jean Rollin, aux amitiés troubles de Joël Séria dans Ne nous délivrez pas du Mal ou à la poésie macabre d’un Mario Bava, et la petite ritournelle et les chœurs ouvrant le film renvoient aussi à l’âge d’or du cinéma gothique italien, ou aux mélodies des gialli. Mais comme l’a parfaitement réussi récemment Michael Mohan avec Immaculée, le réalisateur opère au-delà du mimétisme, par correspondance, par humeur, atmosphère communes et attirances pour le noir.

Entre teen movie et fable d’horreur, La Morsure pose la prémonition comme jalon narratif et métaphorique du passage à l’âge adulte, par une poétisation du lugubre et de la noirceur qui imprègne le récit de quête identitaire d’une mélancolie profonde et tourmentée. Le décor de cette forêt nocturne renvoie aux contes de Grimm, là où la mort rode et les arbres, silhouettes menaçantes, esquissent un labyrinthe de chemins dans l’ombre. Au carcan institutionnel religieux de l’internat, aux règles et horaires stricts auxquels Françoise et son amie Delphine —Lilith Grasmug— doivent se soumettre répond la soirée déguisée de Mardi Gras, « pour celles qui n’ont pas peur », d’un manoir perdu dans les bois, où la musique trop forte fait tinter les verres d’alcool nappant les meubles et se mêle à la fumée des cigarettes, et où les corps dansent et s’enlacent. L’articulation entre ces trois décors —le lycée catholique, la fête costumée, la forêt— tient alors autant du teen movie que du conte, la fugue nocturne de Françoise et Delphine pour la soirée, rejet de l’autorité adulte, faisant écho à ce monde extérieur qu’elles découvrent, peuplé d’êtres énigmatiques, parfois menaçants.

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La Morsure métamorphose la fête, lieu de permission et d’ivresse, espace-temps d’émancipation adolescente, en une nuit de l’étrange pour Françoise, habitée de signes prémonitoires, de rencontres énigmatiques —un vampire déguisé en vampire— et d’une solitude équivoque. Les signes du cauchemar prémonitoire de la protagoniste tissent la toile narrative comme une tragédie inversée, où Françoise se figure alors à la fois en tant qu’actrice de sa propre imagination, et en tant que personnage rebelle, fuyant l’autorité pour épouser son sort. Dans cette fable adolescente, Roman de Saint-Blanquat poétise la noirceur et la mélancolie du passage du temps notamment par le personnage de Maurice —Fred Blin—, un mystérieux inconnu acceptant d’emmener les deux jeunes femmes jusqu’à la fête du manoir : ses paroles, sortes d’énigmes philosophiques, et son visage marqué d’une tristesse souriante en font un être inspirant à la fois crainte et tendresse, portant en lui une ambivalence particulièrement émouvante, comme s’il appartenait à un imaginaire rêvé. Les motifs fantastiques et d’horreur —le manoir, le vampire, la nuit— se mêlent aux désirs de fuite et d’émancipation adolescents, comme un pèlerinage funeste sur les traces du passé, de l’inconnu et de l’interdit. Ici, le fantastique est bien moins une réalité tangible et une manifestation surnaturelle qu’un mode de vie, un désir de fuir le quotidien, de se faire héroïne maudite ou vampire pour construire un ailleurs, s’inventer une vie hors champ.

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La Morsure convoque un univers empreint de fantastique, d’onirisme et de mystère, posant la nuit comme espace hors-temps, lieu de désir et de création, de perdition et d’exaltation. Par ses images et ses sons vibrants et texturés, le paysage nocturne se teinte de tonalités étranges : la forêt scintille et se meut au gré du vent, l’herbe déserte du manoir, à la fin de la fête, poudroie dans l’obscurité, et les uniformes des deux fugitives de l’internat, vus de haut, forment des taches blanches et phosphorescentes dans le noir, comme des étoiles filantes au ralenti. Sublimé par la musique composée par Emile Sornin, le monde fantasmatique de Romain de Saint-Blanquat immerge dans une expérience sensorielle et contemplative unique, au mystère troublant. À cet ensemble visuel et sonore s’ajoute une atmosphère insufflant une sensation d’irréel et de hors-temps, qui surgit notamment lors d’une séquence où Françoise et Delphine pénètrent dans un bar, à la recherche de quelqu’un en mesure de les accompagner à la fête : les éclats de voix, de verre et de pas qui s’entrechoquent dans une harmonie sourde et discordante, et les visages concentrés dans les conversations font naître un sentiment de rêve éveillé, d’un lieu imaginaire abritant des figurants sans âme. L’impression d’un hors-temps se crée aussi grâce au texte des personnages, dialogues littéraires et poético-philosophiques rappelant ceux des films de la Nouvelle Vague,  entre Jean Rollin et Marcel Carné, comme lorsque Françoise raconte à Maurice, lors du trajet en voiture jusqu’au manoir, « J’ai rêvé de ma mort », et qu’il lui répond : « Je meurs à petit feu, un petit peu chaque jour ». La Morsure, par son univers nocturne teinté de fantastique et de mystère, joue de la nuit comme un espace atemporel et vide, là où la naissance et la réalisation —du désir, de la prémonition, du lendemain—peuvent s’embraser.

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À travers la toile de fond de Mardi Gras, Romain de Saint-Blanquat déploie le motif du déguisement tout au long de La Morsure, comme symbole de transgression et de subversion, où le carnaval se pose en tant que lieu de rencontre avec soi-même, et de quête identitaire, par l’écroulement des figures d’autorité et de contrainte, et la création de la liberté. De l’uniforme imposé au pensionnat au costume choisi de la fête, le masque social et le jeu de rôles jalonnent le récit : l’habit pour obéir, l’habit pour désobéir, l’habit pour plaire, pour faire peur, pour se cacher, pour s’inventer. Lorsque le petit ami de Delphine exprime avoir des parents « tout comme il faut », mais qu’il fait « tout pour ne pas leur ressembler », le masque se construit en négatif, par honte et dissimulation, là où Françoise nie son déguisement, affirmant être comme elle est, comme si la recherche de son identité passait non pas par un mimétisme ou un anti-mimétisme, mais par la quête d’autre chose, de plus grand et plus imaginaire. Un imaginaire que La Morsure façonne avec une richesse poétique et mélancolique, et un sous-texte pénétrant sur la fuite du temps. Par cela même, le cinéaste définit merveilleusement cet âge fragilisé paradoxal, mélancolique et fougueux : l’obsession pour la mort est parfois le meilleur moyen de se révéler vivante.

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