Le mot « épuré » traverse l’esprit en sortant de la salle après avoir découvert Petite maman de Céline Sciamma, que les journalistes couvrant la Berlinale 2021 eux-mêmes n’ont pu voir que sur un petit écran (ce qui est dommage pour un film dans les bois duquel on se perdrait volontiers), mais auquel le public français a droit sur la toile dès ce mercredi 2 juin – et ça déjà c’est chouette. Épuré, sans doute, par rapport à l’opulence (au-delà des costumes) du film précédent de la réalisatrice et orfèvre du scénario, le chavirant Portrait de la jeune fille en feu, primé à Cannes il y a deux ans, mais pour décrire ce qui émeut autant dans Petite maman, le tout simple adjectif « pur » est à vrai dire plus juste. Parce qu’on parle d’enfance, bien sûr, mais surtout parce que l’authenticité délicate de Sciamma ne procède pas par soustraction. Le dispositif de ce film a beau paraître dépouillé comme une maison de famille qu’on vide après tant d’années, « réduit » à l’essentiel comme on dit, il n’en est pas moins riche, c’est même tout l’inverse.

On pénètre ici un lieu qui, sans se composer de beaucoup d’espaces concrets (quelques chambres d’Ehpad vite parcourues au début – une surtout, désormais vacante –, l’habitacle d’une voiture, une maison à deux âges différents– créée en studio – et le bois sus-mentionné, merveilleusement feuillu et automnal), a une épaisseur particulièrement enveloppante. Dans la maison nichée parmi les arbres qu’habitait la grand-mère maternelle de Nelly (huit ans), le deuil tout récent de la vieille dame donne lieu à un temps de suspens où l’on (se) re-cueille quelques instants, où l’on rassemble (les objets, les souvenirs…), sans chercher à y mettre des mots, et voilà que comme si de rien n’était, deux enfances avec une génération d’écart, trois générations de mère en fille et autant de discrètes mélancolies se rejoignent autour du même jeu de l’oie déniché sous un lit.

Pyramide Films

Le temps que son père finisse de faire les cartons pour vider les lieux (sans sa maman Marion, car celle-ci s’est pas senti la force de rester pour gommer de sa maison d’enfance les dernières traces de toute une existence), Nelly (Joséphine Sanz) va jouer dans la forêt magique où elle rencontre presque instantanément, de l’autre côté d’une balle de jokari évanouie dans la nature, une fillette du même âge qui s’appelle Marion comma sa mère et lui ressemble comme une soeur (Gabrielle Sanz, l’autre jumelle). Ainsi, avec Nelly, on entre comme à travers une brèche ouverte par le décès de sa chère mamie dans un univers parallèle – ou symétrique si on veut se représenter comme un constant aller-retour entre les deux côtés d’un miroir la manière dont notre jeune héroïne évolue désormais dans deux réalités, dont une où elle se lie d’amitié, construit une cabane et invente des jeux avec sa maman petite.

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Cependant, l’impression est moins celle d’une superposition de deux époques que de deux continuums qui tendent à se fondre l’un dans l’autre, et on accepte aisément, sans qu’aucune explication ne doive nous être donnée, que les « raccords » soient un peu flous au fil des basculements entre la maison de Marion petite et sa mère, qui marche déjà avec une canne, et celle, presque identique mais plus dénudée, où le papa de Nelly s’affaire, et où les problèmes de mobilité de la grand-mère défunte sont encore apparents dans quelques aménagements prévus à cet effet, derrière la porte au fond à gauche du même couloir.

Et tandis que Nelly évolue dans cet espace dédoublé, comme hors du temps, où tout cohabite naturellement sans qu’on s’en étonne, on observe ses regards et tous ses gestes comme on scrutait les visages de Marie dans Naissance des pieuvres et de Laure/Mickaël dans Tomboy, qu’on devinait traversés par un foisonnement d’émotions et de pensées intimes, ceux-ci restant bien à l’abri derrière la pudeur de leurs silences. Ce cinéma « à hauteur d’enfant » que Céline Sciamma fait si bien est riche justement parce qu’il n’est pas encombré d’explications, de définitions – pas de débordements d’effusions ou de verbalisation non plus pour éparpiller un chagrin qui a encore tout un chemin à faire. L’apparent minimalisme du film est une manière de laisser les choses entières, intactes – et même celles qui sont dites sont dites simplement : les « au revoir » du début, le fait que Nelly aimait « immensément » sa mamie, lâché tout de go, son « Non, j’ai moi-même » quand on lui demande si elle a des frères et soeurs… C’est la simplicité même du dispositif de Petite maman qui rend tout ce qui s’y déploie dans le coeur et l’âme des personnages à sa complexité et sa profondeur, et à sa véracité, au-delà de la part de magie de la rencontre entre Nelly et sa maman au même âge, avec cette magie – d’ailleurs, quand notre jeune héroïne demande à son père de lui dire un « vrai truc », il lui répond par une sensation inexpliquée tout droit venue de son imagination de petit garçon et livrée telle quelle, comme tout aussi « réelle » qu’un fait concret. Le scénario magistralement précis de Sciamma ne permet pas que se créent des mises à distance. Mis à part les vieilles affaires à rassembler dans les cartons, ici, on ne trie pas, tout est accepté sur le même plan : le passé et le présent, plusieurs niveaux de réalités, qui on était et qui on est… Tout est doucement et tendrement co-présent et soudain, déjà, le chagrin est moins lourd.

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Quel chagrin, d’ailleurs ?, car il y en a ici plusieurs qui eux aussi co-existent, et s’il est vrai que Nelly grignote vraiment ses Curly comme une gosse, quand, au début, en voiture sur le chemin de la maison d’enfance, elle donne la becquée à sa mère qui conduit, on comprend que le film parlera beaucoup de ce chagrin-là : celui de Marion, et de Nelly pour sa maman. Puisque les deux fillettes dans leur univers parallèle se partagent, équitablement, les rôles de leur pièce de théâtre, celui de « petite maman » peut bien l’être un peu, d’autant qu’assez rapidement, toute cette affaire de différence de génération est largement gommée par l’absence totale de marqueur de décennie.

C’en est même assez fascinant. l’ensemble petit pantalon/salopette et pull de laine que portent Nelly et Marion petite, par exemple, est un combo intemporel que reconnaîtront en regardant le film les adultes de tous âges ainsi que les enfants. L’univers d’objets et d’expériences composé dans le film enveloppe aussi, presque immanquablement, tout spectateur quel que soit son âge – même la « musique du futur » composée spécialement pour ce long-métrage (un air vibrant de nostalgie même si les paroles sont au futur) résonnera quelle que soit l’époque à laquelle on se rapporte.

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À cet égard, il semble difficile de ne pas remarquer (non que ce soit étonnant de la part de la réalisatrice, mais ça n’en est pas moins vraiment plaisant, et juste) que les définitions marquées de genres non plus ne s’appliquent pas franchement aux deux gamines qu’on observe ici, et il y a comme une espèce de grande gentillesse dans la manière dont cette impression diffuse accompagne tout le film. Ce sont des petites filles, oui, et oui on parle du lien mère-fille, mais même en cherchant bien, il n’y a pas trace d’eau de rose dans cette histoire, rien qui puisse percer la bulle. Grâce à son scénario ciselé, sans aucun bruit parasite, mais néanmoins épais et accueillant comme un refuge, le film touche vraiment à la pureté de cheminements intérieurs typiques de l’Enfance avec un e majuscule. Il laisse aussi entendre, comme en réponse au commentaire initial de Nelly sur le fait qu’on ne sait jamais que la dernière fois va être la dernière fois, que rien n’est jamais réellement fini.

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A propos de Bénédicte Prot

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