Après une année 2021 marquée par ses nombreuses réussites (La Loi de Téhéran, Careless Crime, Un héros, Un diable n’existe pas), le cinéma iranien n’en finit pas de nous surprendre et de nous ravir.  Sa dernière œuvre en date, Hit The Road, est une nouvelle réussite qui rappelle la vitalité et l’inventivité de cette cinématographie du Moyen-Orient. Le nom ce nouveau venu qu’est Panah Panahi vous en rappellera pourtant un autre, puisqu’il est le fils de Jafar Panahi, grand nom du septième art muselé par le régime iranien qui l’empêche de tourner et de quitter son pays. L’héritage de ce réalisateur de 38 ans est déjà lourd à assumer mais, comme pour se compliquer la tâche, il décide d’entrer dans le cinéma avec un road-movie qui alterne entre huit clos dans la voiture et contemplation de paysages splendides, rappelant ainsi les poèmes filmiques du maître Kiarostami – dont Jafar Panahi fut également l’assistant réalisateur. Pourtant, loin d’être écrasé par le poids de cette filiation, le jeune réalisateur parvient à se démarquer des chefs d’œuvre qui l’ont précédé en affichant un style singulier qui oscille entre comédie loufoque et drame contenu.

©Pyramide Films

L’histoire est difficile à résumer tant elle est empreinte d’un mystère qui peine à être dévoilé, laissant en son sein un secret qui intrigue dès les premiers instants du récit. Une famille légèrement extravagante, manifestement tourmentée et tendrement aimante est en route vers une destination inconnue afin d’accomplir un objectif qui reste innommé. L’hyperactivité joviale du plus jeune fils contraste avec le mutisme inquiet de son grand frère qui fixe la route avec la gravité d’un condamné à mort tandis que leurs parents s’efforcent tant bien que mal de préserver l’harmonie du voyage. Leur parcours est parsemé de péripéties qui se présentent bien souvent selon un même schéma : d’abord annonciatrices d’un drame à venir, et par extension d’un possible éclaircissement de l’énigme, elles sont finalement utilisées comme sources de gags, ramenant le film à son ancrage de comédie qu’il s’efforce de préserver. Prenons par exemple cette séquence où le grand frère à vélo renverse, sans conséquences, un cycliste distancé par ses concurrents. Attendu comme la source d’une explosion, d’une possible explication entre les protagonistes, l’événement sera finalement traité par le rire et le sportif montera dans le véhicule avec son vélo pour récupérer les kilomètres perdus et devancer ses comparses.

L’une des qualités de Hit The Road réside donc dans ce choix d’un genre rarement emprunté par les films d’auteurs iraniens, et internationaux, mais dont on connaît pourtant la puissance subversive. Les situations incongrues traversées par les héros et leurs réactions décalées dessinent en creux les contradictions et les absurdités d’une société exsangue, meurtrie par les non-dits et les contraintes. Il permet également à cette œuvre de ne pas sombrer dans la noirceur car celle-ci s’efforce constamment de garder une apparence de légèreté, de désamorcer la tragédie par l’humour, à l’instar de ses personnages qui ordonnent toujours à leurs congénères de ne pas pleurer, et qui font bonne figure auprès d’un enfant dont ils ne veulent pas faire taire les cris de joie. Ce masque de félicité renforce alors le mystère de l’intrigue et dessine les contours d’un profond malaise social. La mise en scène, composée de plans longs et de plan-séquences, cherche à faire surgir, par la confrontation entre les membres de la famille, une vérité toujours retardée, trop douloureuse pour être exprimée par les mots. Nul doute que ce mutisme fait alors écho à celui du peuple iranien et de ses artistes, bâillonnés par le pouvoir et dont le cas du père du cinéaste constitue le plus triste exemple.

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Pour maintenir cette dialectique entre une narration énigmatique et une lisibilité du propos, Panah Panahi s’illustre par une utilisation maîtrisée des différents espaces et surcadrages que permet la voiture – devenue, l’espace d’un trajet, la maison familiale et le dernier rempart avant la dislocation du foyer face aux menaces de l’extérieur – et des décors naturels de l’Iran. Etendues désertiques, champs, montagnes, le réalisateur se sert de toute la diversité de ces paysages pour peindre de splendides compositions dans lesquels se perdent des individus représentés comme les jouets d’un destin qui les dépasse. En témoigne cette séquence de l’adieu qui résume parfaitement la geste du film : ancrée dans une situation comique produite par les gesticulations des personnages et le décalage entre gestes futiles et gravité de la situation, la scène est constituée d’un plan général où les individus visibles à l’arrière-plan ne sont plus que des silhouettes qui courent à vide, au-devant d’un paysage imposant et impossible à appréhender dans sa totalité, faisant au écho au puissant phénomène qui condamne ces êtres à l’impuissance et à la résignation. En bon artisan du septième art, l’auteur nous rappelle que les images sont souvent plus parlantes que les mots.

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Le charme de l’ensemble tient également dans cette figure de l’enfant qui n’est qu’énergie et enthousiasme, et dont l’effervescence agacera probablement les ronchons de tout poil. Plus que la seule innocence, le petit frère incarne ce riche réservoir de l’insouciance, cette inventivité sans limites et cette ferveur à vivre que le cinéaste semble vouloir insuffler aux habitants de son film, et sans doute de son pays. Cette puissance de l’enfance est annoncée dès le premier plan où le petit être appuie sur les touches d’un piano dessiné sur le plâtre de son père, faisant naître, par la seule force de son imagination, la musique qui accompagne l’ouverture. Elle se retrouve plus loin lors d’une discussion filiale où les deux protagonistes quittent le sol et ses contraintes pour flotter dans le ciel étoilé avant d’être aspirés dans un trou noir, dans un hommage à 2001, Odyssée de l’espace. Dans cette même séquence, les rires du fils parviennent, par leur seule tendresse, à transmuer les pleurs du père en des exclamations presque joyeuses, dans une confusion entre légèreté et gravité typique du récit. Apportant au film son dynamisme et ses élans d’euphorie, le chérubin nous lègue aussi son incompréhension face à une situation qui nous échappe mais dont on devine, contrairement à lui, les mécanismes sociaux et politiques destructeurs, ces mêmes principes conservateurs, abscons et profondément injustes qui entravaient l’existence des personnages d’Un héros et du Diable n’existe pas.

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Hit The Road reprend d’ailleurs la mélancolie laissée en héritage par les derniers plans des longs-métrages de Farhadi et de Rasoulof – celle qui découle de la fin de la liberté et des adieux qu’elle provoque. Ce sentiment est ici porté par les différentes chansons qui surgissent soudainement afin de révéler les fêlures qui se cachent sous le vernis d’ironie des membres de la famille. Ces tubes populaires ont vu le jour dans les années qui précédaient la Révolution Islamique, avant de voir ses créateurs conduits à l’exil dès lors que Khomeini s’est saisi du pouvoir. Ces chants du passé sont aujourd’hui écartés des ondes par le régime et apparaissent dès lors comme autant d’hymnes à la gloire d’une émancipation perdue, comme autant d’évocations nostalgiques d’une époque disparue (1). Pris dans son ensemble à partir des dernières pièces maîtresses qui nous ont été dévoilées, le cinéma iranien dresse le même constat d’une société épuisée et muselée, au bord de l’explosion, dépeuplée de ses idéaux et rêvant d’un ailleurs de plus en plus incertain. Réussissant avec brio son premier essai, Panah Panahi rejoint ici les grands noms qui l’ont précédé et qu’il va maintenant accompagner.

1) Ces informations nous sont communiquées par le dossier de presse.

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