Luna Carmoon – « Crasse »

Un titre est la porte d’entrée d’un film et de son imaginaire avant même d’en connaître quoi que ce soit. La traduction française de « Hoard » (intitulé original) en « Crasse » sonne comme un malentendu pour le premier long-métrage de Luna Carmoon (également au scénario), car il modifie complètement la perception de l’intrigue. « Hoard » renvoie directement au syndrome de Diogène (d’accumulation compulsive) – « hoarding » en anglais –, dont est atteinte la mère de l’héroïne, et donc aux histoires et à la fantaisie qui peuvent émaner de chacun des objets amassés. Avec « Crasse », on s’attend à du fétide, à un cinéma de l’organique plutôt qu’à celui de l’objet, promis au contraire aux Anglo-Saxons avec « Hoard ».

La structure même du film, entre une première partie de jeunesse, qui se déroule en 1984, et une seconde, bien plus longue, dix ans plus tard, assoit les effets du temps sur l’usure et la mémoire, exactement comme les collections de choses réagissent à l’horloge biologique. Maria vit une enfance heureuse avec sa mère, dans une maison au sol jonché de papiers, de tissus, de babioles, entre lesquels se nichent quelques bestioles. Chaque nuit, leurs virées dans le sud-est de Londres, à la recherche de nouveaux artefacts, affectent un peu la capacité de Maria à suivre à l’école, où elle n’est pas toujours très bien accueillie par ses camarades et instituteurs, notamment pour des questions d’odeur corporelle. Un jour, Maria est remise à une famille d’accueil. Ellipse. En 1994, Maria est désormais majeure, dans la maison qui l’a vue grandir la décennie précédente. Elle rencontre Michael, lui aussi recueilli des années auparavant avant elle, dans ce lieu, et écrit à ses côtés une histoire qui lui permet de faire un trait d’union avec son passé. On retrouve les émotions cachées tels des objets sous une pile informe, des éclats d’émotion spontanés dont on se demande toujours s’ils sont positifs ou néfastes pour Maria.

En revanche, on a du mal à identifier vers quoi va ou tend le film. Beaucoup d’exagération, peu de fil rouge. Crasse n’ose pas vraiment dire ce qu’il veut dire au fond, parle de la marge à travers le prisme de la fantaisie. On peut retrouver Andrea Arnolds et Alice Rohrwacher (voire du Xavier Dolan tendance Laurence Anyways et Mommy, dans l’opposition entre l’ « avant » et l’ « après ») dans la peinture sociale et dans l’irruption poétique au sein du frugal. Sauf que Luna Carmoon cultive l’exclusivité entre le social et le poétique : les deux strates se substituent l’une à l’autre sans se mélanger. Film social qui ne s’assume pas toujours ainsi, film de famille qui parle peu de filiation : difficile de trouver le juste milieu, dans des scènes qui s’allongent tellement – il y a sans doute trente minutes de trop – qu’elles en perdent la signification intrinsèque. Et puis peut-être aussi film trop pudique, contrairement à ce que le titre laissait présager.

Car la relation entre Maria et Michael se développe autour de la corporalité. L’un et l’autre ne savent rien de leur passé mutuel, et pourtant, c’est par la « saleté » qu’ils découvrent un moyen de communiquer et de s’échapper du monde. Maria reprend les habitudes d’accumulation de sa mère, derrière le canapé, sous le lit, dans le placard. L’odeur et les textures fermentées définissent l’histoire à deux (ni amoureuse, ni amicale) de ces personnages lancés dans de la body comedy (en opposition à du body horror) qui les révèle à eux-mêmes. Ni sidérante de choc ni contextualisée pour autant, cette incursion du corps et de la communion des matières peine finalement à mettre en perspective la difficulté de grandir de Maria, et de sa capacité à s’émanciper de ses souvenirs, à devenir la femme qu’elle souhaite.

Crasse aurait sans doute pu émouvoir avec davantage de connexions entre les deux époques montrées à l’écran, ou avec un parti-pris moins instantané. Il faut dire que l’optique de rupture, entre les années 80 d’ambiances nocturnes et cosy dans une fusion émotionnelle, et les années 90 d’extérieurs urbains et d’intérieurs fonctionnels dans des interactions plus cordiales, y invitait. Les actions de Maria et de Michael n’ont de sens que pour eux seuls, et la caméra suit la communicabilité de leur désir – en est-ce vraiment un ? –, peut-être trop à l’écart du spectateur. Le film part hélas dans de trop nombreuses directions et d’incertitudes, et semble recommencer perpétuellement sans jamais avoir réellement commencé. Reste cependant l’incarnation primale de trois acteurs : Lily-Beau Leach (la jeune Maria, yeux émerveillés sur son monde à elle), la phénoménale Saura Lightfoot Leon (Maria adulte, consciente de son mouvement, de sa présence dans l’espace, et de son « rythme » de personnage) et Joseph Quinn (Michael, dans une séduction nimbée de naïveté). L’instinct du quotidien guide les protagonistes, lâchés dans une banlieue terrain de jeu. Avec plus de banalité que de désordre, plus de propreté que de transgression, Luna Carmoon, dessine un puzzle sans reconstruction dans lequel on aurait aimé se perdre, mais peine peu à peu à remplir ses promesses de « Crasse » ou même de « Hoard ».

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A propos de Thibault Vicq

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