En 2018, au moment d’aborder dans ces colonnes Le Traître, nous évoquions un regain de santé d’un cinéma italien revenu sur le devant de la scène, quantitativement et qualitativement. Cinq ans plus tard, de la Berlinale (la révélation Giacomo Abbruzzese et son Disco Boy) à la Mostra (présences en compétition – entre autres – des nouvelles réalisations de Stefano Sollima, Matteo Garrone, Saverio Constanzo), en passant par Cannes (Alice Rohwacher, Nanni Moretti et Marco Bellocchio ont représentés les couleurs transalpines) sans oublier la bonne surprise, Dernière Nuit à Milan d’Andrea Di Stefano, ce frémissement s’est confirmé. Au milieu de ce tableau, un cinéaste plus encore que les autres, incarne en cette année 2023, la vitalité et la résistance d’un pays qui a cessé de courir derrière le souvenir de son âge d’or pour mieux se reconstruire, il s’agit de Bellocchio. La raison est simple, le vétéran (qui la quatre-vingtaine passée, demeure infatigable), aura fait l’objet d’une triple actualité. En mars dernier, sa mini-série Esterno Notte (première incursion dans la discipline) consacrée à l’affaire Aldo Moro (vingt ans après l’avoir abordé via un autre prisme sur Buongiorno Notte) était diffusée sur Arte. En ce début de novembre, son nouveau long-métrage L’Enlèvement arrive dans nos salles en même temps que son documentaire Marx peut attendre, dévoilé quant à lui en 2021 à l’occasion de Cannes Première et jusqu’à lors inédit en France. Témoin actif de l’Histoire d’une Italie qu’il n’aura eu de cesse d’évoquer, explorer, étudier, interroger et provoquer à travers son cinéma, le réalisateur n’a rien perdu de sa rage en vigueur depuis ses débuts précoces. Il continue d’enrichir avec régularité et pertinence, une filmographie dense et protéiforme, en variant les registres, sans jamais donner l’impression de stagner ou se répéter. Une fois de plus reparti bredouille de la croisette, la Palme d’honneur reçue en 2021 et le prix du jury œcuménique en 2022 pour Le Sourire de ma mère ne suffisent assurément pas à souligner l’importance de l’auteur dans le paysage cinématographique actuel, ce double programme judicieusement concocté par le distributeur Ad Vitam permet d’événementialiser son retour sur grand-écran. Rapito, de son titre original, relate une tragédie historique et familiale qui indigna le monde au milieu du XIXème siècle, l’affaire Mortara. En 1858, dans le quartier juif de Bologne, tandis que les soldats du Pape font irruption chez la famille Mortara. Sur ordre du cardinal, ils sont venus prendre Edgardo, leur fils de sept ans. L’enfant aurait été baptisé en secret par sa nourrice étant bébé et la loi pontificale est indiscutable : il doit recevoir une éducation catholique. Les parents d’Edgardo, bouleversés, vont tout faire pour récupérer leur fils. Soutenus par l’opinion publique de l’Italie libérale et la communauté juive internationale, le combat des Mortara prend vite une dimension politique. Mais l’Église et le Pape refusent de rendre l’enfant, pour asseoir un pouvoir de plus en plus vacillant…

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Fresque de plus de deux heures déployant un récit étendu sur une vingtaine d’années, L’enlèvement opte pour un classicisme souverain (loin de tout académisme) maniant magistralement l’ampleur et l’intimisme. Épaulé à l’image par le chef opérateur Francesco Di Giacomo (déjà à l’œuvre sur Esterno Notte), Marco Bellocchio réussit un premier tour de force, celui de proposer une reconstitution d’envergure, guidée par un désir d’immersion effaçant immédiatement toute forme de distanciation temporelle. La précision et la propension de l’auteur à poser synthétiquement son contexte, rendre intelligible ses enjeux en une poignée de plans, relater une période définie tout en universalisant sa portée, attestent d’une maîtrise et d’une capacité de digestion impressionnantes. La séquence terrible de « l’arrestation » d’Edgardo, longue et intense, observe et dessine une double trajectoire. Le destin d’une famille modeste et honnête, contrainte de se plier à une loi injuste, dépossédée de ses droits et de sa chair en quelques instants. Les pulsions de survie et les gestes désespérés ne provoquent aucune émotion ou empathie à des soldats de l’Eglise exécutant froidement leur mission. L’autorité et la force des seconds réduisent à néant les efforts des premiers, sidérés et impuissants. Le pouvoir religieux entré dans sa phase crépusculaire, cherche à réaffirmer sa suprématie coûte que coûte. Son arme sera ce petit garçon innocent privé de toutes ses attaches puis instrumentalisé. Le crime perpétré en pleine nuit, commis au nom du sacré, semble venir directement des ténèbres, aussi irrationnel que pourtant bien réel. Dès lors, le cinéaste va filmer parallèlement la détresse et le déchirement d’un foyer, tandis que se joue en toile de fond l’unification lente et violente du pays, avec à la clef l’abolition des états pontificaux. Le réalisateur qui au cours de sa carrière, s’est attelé à scruter et pourfendre les différents corps constitués italiens trouve ici, une sorte de synthèse, un ennemi suprême : la religion. Ses dérives et dangers tout entiers sont incarnés en la figure terrifiante du Pape Pie IX (formidable Paolo Pierobon, interprète de Cesare Curioni dans Esterno Notte), grand méchant de cinéma, dont la bienveillance feinte à l’égard d’Edgardo n’a d’égal que sa volonté d’emprise et un dessein foncièrement manipulateur. Parrain autoritaire et amoral, sa douceur publique voile une cruauté sans limites. Lorsqu’il couvre l’enfant sous son habit durant une partie de cache-cache, afin de l’aider à triompher de ses camarades de jeu, l’image vient répondre à une précédente beaucoup moins ludique : celle de la mère dissimulant son fils sous sa jupe dans l’espoir vain d’empêcher son enlèvement. Bellocchio surprend par ses digressions ponctuelles, tantôt oniriques, tantôt humoristique, lesquelles indiquent une approche plurielle. Il ne cherche pas à s’en tenir uniquement aux faits, par nature édifiants, mais bien à les transcender. Incisif, au détour d’une vision hallucinante, il contemple un Pie IX paranoïaque et grotesque, cauchemardant sa circoncision de force par des rabbins. Le sommeil constitue d’évidence une formidable source d’inspiration graphique, à l’instar de ce rêve d’Edgardo rêvant la décrucifixion du Christ. Le metteur en scène qui n’a jamais eu peur de contrarier sa virtuosité avérée par des expérimentations et audaces formelles, délivre des perspectives visuelles obsédantes et mémorables. Lors d’un instant à la modernité quasi anachronique, des dessins s’animent à l’écran, il effectue alors un discret trait d’union entre les caricatures de presse d’hier et les réseaux sociaux d’aujourd’hui, à travers les commentaires sarcastiques d’une actualité désormais inscrite dans l’Histoire. Point de surlignage grossier, le recours aux symboles et allégories s’avère moins une finalité, qu’un moyen d’exprimer, induire, questions et discours. Rien n’est immuable ou figé, aucune page sombre n’est close nous dit-il en creux. Passé et présent dialoguent, tel un flux à la fois instantané et durablement établi dans le temps.

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En 1988, Paul Schrader sur Patty Hearst, suivait le kidnapping et la séquestration d’une jeune fille de famille aisée arrachée aux siens par des activistes révolutionnaires. Dans un style brutal, le réalisateur d’American Gigolo observait la perte de repère progressive de son héroïne, l’effondrement de son monde et sa survie, en épousant exclusivement son point de vue, effaçant ainsi le hors champ et réduisant le monde extérieur à ses geôliers et aux relais médiatiques à disposition. Il filmait un chemin de croix, où se mêlaient les notions d’endoctrinement, de lavage de cerveau et de syndrome de Stockholm tout en se refusant à expliquer clairement les motivations de son héroïne. Si les deux longs-métrages présentent des points de convergence et puisent leurs inspirations dans le réel, Marco Bellocchio s’intéresse à l’étendue des champs relatifs à son récit quitte à sembler encore plus opaque au sujet de son protagoniste captif (soutenu par l’interprétation saisissante et subtile de Leonardo Maltese). Il s’en explique en toute franchise dans le dossier de presse en assumant sa position et son partis-pris : « Je ne cherche pas à trouver une explication “simple”, mais assurément, cette conversion radicale, sans qu’à aucun moment Edgardo n’ait le moindre doute, rend son personnage encore plus intéressant. Il nous entraîne dans des mondes invisibles à nos yeux mais qui existent pour beaucoup de gens. On peut décider d’observer le “phénomène” de l’extérieur ou bien, avec amour et empathie, essayer simplement de mettre en scène un enfant victime d’une violence morale puis un homme qui, demeuré fidèle à la foi de ses bourreaux (qu’il prend pour ses sauveurs), finit par devenir un personnage qui se passe de toute explication rationnelle. » Aussi, à la différence de son confrère américain, il entreprend de faire exister ses nombreuses individualités sans les sacrifier, des parents aux frères en passant par le pape et Edgardo. Étonnement, il laisse un angle mort dans son scénario, s’il ne manque pas de dépeindre les abus d’une institution religieuse déliquescente, il n’interroge jamais fondamentalement le judaïsme de la famille Mortara, la question de la foi est secondaire voir anecdotique. Il suit une communauté soudée et protectrice, mais préfère focaliser l’attention sur la dimension politique que le « sacré » à proprement parler. Dans la progression de l’intrigue, l’athéisme de Riccardo Mortara apparaît comme une réaction logique face à ce qu’ont subi les siens, un rejet de circonstances davantage qu’une aversion vis-à-vis de la religion en elle-même. Cependant, en relatant l’impensable perpétré au nom de l’Église, L’Enlèvement contient une charge anticléricale puissante et dénuée de complaisance, factuellement non négligeable. Histoire d’une réconciliation impossible. Bellocchio laisse tout du long entrevoir un espoir, une porte de sortie. Chaque passage au cours duquel Edgardo recroise les siens constitue un intense pic émotionnel à l’issue incertaine, notamment une déchirante scène de retrouvailles avec sa mère. Non sans suspens et cruauté, son retour échoue systématiquement. Ces tentatives avortées à répétition et le poids grandissant des années, accentuent la fracture entre l’enfant et sa famille, évacuent peu à peu la possibilité d’un échappatoire heureux. Le cinéaste scrute un renfermement individuel insondable alors qu’en parallèle le pays se libère d’une oppression durable. Il oppose deux parcours qui ne pourront ni être reliés ni avancer dans une direction commune. Constat terrible et implacable, accru dans ses derniers mouvements par un carton final à l’arrière goût amer et douloureux.

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Opéra tragique et dense où une multitude de récits à intérêt similaires s’enchevêtrent, le long-métrage bascule harmonieusement d’un genre à l’autre : drame, fresque historique, thriller judiciaire. Marco Bellocchio revisite d’un même geste, un fait divers encore trop peu connu (il avait inspiré une pièce de théâtre, La Tireuse de cartes en 1859), vingt années cruciales dans l’évolution structurelle de la démocratie italienne et sa propre filmographie. Le procès partial, véritable simulacre, trouve un écho avec celui orchestré hors champ par les Brigades Rouges dans Esterno Notte mais aussi certaines scènes du Traître. On note au passage une capacité fascinante à créer des ponts entre ses réalisations, sans leur ôter une once de leurs autonomies respectives. Il observe ici une législation arbitraire, permettant l’impunité d’une organisation au-dessus des lois. La stricte justice élémentaire apparaît comme secondaire face à la nécessité de protéger les alliés du pouvoir. La chute des états pontificaux n’empêchera pas l’Église de prospérer en Italie, Bellocchio l’a récemment rappelé dans sa mini-série en examinant l’étroite proximité entre les corps politiques et religieux aux manettes du pays. La limpidité de l’œuvre et la richesse des thèmes qu’elle brasse, induit naturellement un retentissement contemporain, que le cinéaste n’a pas besoin d’appuyer. Lorsqu’il dissèque à travers Edgardo des procédés de manipulation, d’endoctrinement et de propagande, cela s’analyse autant sur le plan de l’éclairage historique proposé, des velléités cinématographiques de l’ensemble, que celui de sa résonance actuelle. La percée de l’obscurantisme sous différentes formes tant sur les plans nationaux (le retour des régimes populisto-facistes et la prise de fonction l’an passé de Giorgia Meloni) qu’internationaux (l’expansion et l’implantation durable de l’Etat Islamique) soutient l’idée d’une dimension inlassablement cyclique de l’Histoire. Grand film puissamment pensé, mené et incarné, L’Enlèvement, bouleverse et marque durablement les esprits avec un mélange d’aisance et d’évidence. Son auteur est définitivement l’un, si ce n’est le protagoniste incontournable de ce cru cinématographique 2023.

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