Une petite remarque préliminaire avant d’entrer dans le vif du sujet : en découvrant le beau titre de cet ouvrage (Le bonsaï qui cache la forêt), je me suis dit que l’auteur allait peut-être s’engager sur les chemins moins fréquentés de la forêt broussailleuse que constitue le cinéma japonais et qu’il serait d’ailleurs sans doute intéressant de défricher des filmographies moins reconnues (au hasard, celle de Masumura) que celles des quatre maîtres incontournables dont il sera pourtant question ici. En attendant,  plutôt que d’opter pour un essai dédié au cinéma japonais classique, Alain Michel Jourdat nous propose une véritable anthologie, chroniquant quelques fleurons des œuvres d’Ozu, de Mizoguchi, de Naruse et de Kurosawa.

On peut alors s’interroger sur le public visé par l’auteur. Les cinéphiles spécialistes de ces cinéastes seront sans doute frustrés par le caractère succinct des quatre chapitres, Kurosawa bénéficiant d’un traitement de faveur avec près de 130 pages consacrées à ses films alors que les autres doivent se contenter d’une quarantaine. A côté de cela, les analyses sont plutôt fouillées et assez pointues, ce qui ne rend pas forcément l’accès à cet ouvrage facile aux néophytes qui voudraient découvrir ces metteurs en scène. De la même manière, on peut s’interroger sur les choix des œuvres analysées : pourquoi L’Élégie d’Osaka de Mizoguchi et pas les Contes de la lune vague après la pluie ou L’Intendant Sansho ? Pourquoi A l’approche de l’automne de Naruse et pas Nuages flottants ? Pourquoi Rêves plutôt que Ran chez Kurosawa ?

Ces remarques ne sont pas des « critiques » dans la mesure où l’auteur a parfaitement le droit d’exprimer, à travers ses choix, sa subjectivité. Mais elles sont aussi la preuve (subjective aussi) de la petite gêne qui peut saisir le lecteur face à cette progression assez aléatoire. C’est d’ailleurs à ce niveau que se situe ma principale réserve : l’absence de fil directeur qui aurait permis de mieux structurer une approche forcément synthétique (300 pages ne seraient sans doute pas suffisantes pour analyser l’œuvre d’un seul de ces quatre « monstres sacrés »). En l’absence de problématique forte, on a parfois le sentiment de devoir se contenter d’une simple succession de chroniques.

Ces réserves faites ne doivent en aucun cas masquer les qualités de ce livre. Alain Michel Jourdat ne nous trompe d’ailleurs pas sur la marchandise : il s’agit avant tout d’une anthologie où l’on prend un vrai plaisir à redécouvrir les films analysés sans avoir nécessairement besoin d’adopter une lecture linéaire. L’auteur, dans un autre contexte, utilise l’image de l’herbier et c’est peut-être la plus pertinente pour définir Le bonsaï qui cache la forêt : un bel album où l’on peut retrouver les émotions que ces films nous ont procurées, des images qu’ils ont laissées en nous. Doté d’une solide connaissance de la culture japonaise, Jourdat et son style précieux nous permettent de saisir les différents registres des œuvres, leurs rapports avec la tradition du théâtre Nô et Kabuki, la manière dont elles s’inscrivent ou transgressent les règles des différents genres et sous-genres du cinéma nippon… Mêlant approche esthétique (les caractéristiques du style d’Ozu, par exemple, sont parfaitement synthétisées) et approche thématique (la place de la femme dans la société japonaise chez Mizoguchi et Naruse, le regard humaniste posé par Kurosawa sur les dysfonctionnements de la société japonaise d’après-guerre…), l’auteur parvient à condenser les idées fortes et les partis-pris cinématographiques de chaque film. Les œuvres sont également contextualisées par rapport à leur époque et par rapport aux périodes historiques qu’elles illustrent parfois (le Japon médiéval chez Kurosawa, par exemple).

A la fois exigeante mais vagabonde, érudite sans être pédante, cette petite anthologie offrira aux cinéphiles le loisir de picorer quelques friandises au cœur de ce festin que fut le cinéma japonais classique et aux autres, une porte d’entrée vers les richesses inouïes des œuvres d’Ozu, Mizoguchi, Naruse et Kurosawa…

***

Le bonsaï qui cache la forêt (2023) d’Alain Michel Jourdat

Éditions Jacques Flament, 2023.

ISBN : 978-2-36336-563-7

302 pages – 25€

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A propos de Vincent ROUSSEL

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