Kiyoshi Kurosawa – « Le secret de la chambre noire » (2017)

Kiyoshi Kurosawa a réalisé son dernier film en France sans changer de style : une belle histoire de fantômes qui reste sur le fil des deux mondes, entre la banlieue parisienne d’aujourd’hui et les cauchemars gothiques d’un autre siècle…

Découvert en France à la fin des années 90 avec Cure, Kiyoshi Kurosawa s’est imposé comme l’un des grands rénovateurs du cinéma fantastique. Même dans ses films les plus économiques (certains ont été réalisés pour la TV, d’autres sont sortis en vidéo ou restés inédits), le réalisateur n’a cessé de revenir à ce genre horrifique très populaire avec une acuité toute contemporaine. Pas de folklore, d’ironie postmoderne ou de surenchère graphique dans son cinéma, mais un travail permanent de l’espace, intime et urbain, réel et mental à la fois, dans lequel coexistent matière et esprits, confusément et « presque » normalement.

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Avec Le secret de la chambre noire, coproduction franco-japonaise et belge, tournée en langue française, avec Tahar Rahim, Olivier Gourmet et Mathieu Amalric, on craignait de découvrir un film improbable, d’un thème et d’une histoire plus académiques. On pensait que le style du réalisateur et son amour pour les films de genre se dilueraient dans les impératifs de la production internationale. Heureusement, il n’en est rien, bien au contraire. En s’appuyant sur l’imaginaire romantique et en évoquant les origines de la photographie, Kurosawa concrétise son rêve de jeunesse : réaliser un film d’épouvante gothique avec démiurge malade, invention diabolique, manoir et machination. Un film en somme, dans l’esprit des studios de la Hammer, mais sans mimétisme ni reconstitution. Pour éviter l’écueil historique, et peut-être par nécessité budgétaire, Kurosawa inscrit son intrigue dans un présent particulier, une sorte d’entre-deux qui semble rempli d’allusions au passé : la demeure manoir et son grand hall aristocratique, le bouc d’Olivier Gourmet, la longue robe bleue en soie du modèle. La photographie est sensiblement désaturée, oscillant dans un entre-deux, passée et actuelle avec des couleurs en creux, doucement patinées, dévitalisées. Ce fond référentiel est traité subtilement et se fond dans une mise en scène quasi cérémonielle, avec un scope impeccablement cadré et composé, et une économie d’effets saisissante.

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Surtout, Kurosawa continue de traiter du monde contemporain, l’imagination s’accrochant intuitivement au réel pour dialoguer avec lui. Dans une scène assez caricaturale, le shooting de mode est opposé à la photographie artistique à la chambre, et à la lenteur nécessaire pour réussir le cliché. Les temps de pose inhumains semblent emporter peu à peu les forces du modèle, et peut-être son être, pour le fixer sur une éternité argentique. Le daguerréotype, pratiqué à une échelle monumentale par Stéphane Hégray (Olivier Gourmet) sur sa fille Marie (Constance Rousseau), est un double geste de résistance, contre la futilité de son ancien métier, mais plus essentiellement contre la vanité même de la vie. C’est un geste fou de création, blasphématoire et morbide, qui est retourné contre LA création.
Cette équation est redoublée par l’environnement des personnages – un grand pavillon de banlieue en marge de Paris avec ses dépendances défraichies – lui-même menacé par la célérité des opérations immobilières et le cynisme des jeunes promoteurs. C’est au final la lutte de deux mondes : celui des opportunistes qui recherchent l’argent et le changement au risque de l’amnésie (effacer l’art, l’architecture, le paysage, et avec eux, le souvenir des êtres, la consistance matérielle du temps) ; et celui des artistes en voie de disparition, qui fabriquent avec opiniâtreté et anachronisme leur survivance, créant des spectres quitte à en payer le tribut.

Comme dans les autres films du cinéaste, c’est pourtant moins le sens qui compte (une charge attendue contre le mercantilisme et l’avidité contemporaine) ou les arguments dramatiques, que la narration strictement visuelle, faite d’arabesques discrètes et d’ellipses. Le film ne s’épuise pas dans le récit que l’on en donne : il demeure une expérience à la fois contemporaine (jouant des étirements et des sollicitations permanentes de l’attention, sensations visuelles ou sonores) et presque primitive, qui renoue avec les charmes naïfs et l’éloquence du cinéma muet. L’ouverture du film est à ce titre un chef d’œuvre d’exposition visuelle, se dispensant au maximum des dialogues explicatifs. Tout y est posé en une série de cadres et situations quasi mutiques. Le premier plan cadre de biais le toit d’un RER, gris sur ciel gris, lignes électriques de la caténaire et grues dans la partie supérieure, tel un collage abstrait, étrange et sans profondeur. C’est Jean (Tahar Rahim) qui descend de la rame, et arpente parmi les squelettes de béton des chantiers environnants, pour se rendre chez Stéphane Hégray, un photographe renommé, dans le but de devenir son assistant. Le lieu semble hors du temps, pavillon ou manoir de pierre, dans des ruelles encore fleuries, à la physionomie villageoise. Jean est accueilli par un vieil domestique laconique, claudiquant et voûté. Se sachant inexpérimenté, le jeune homme s’étonne d’être le seul candidat admis à l’entretien. Pendant qu’il attend dans le hall, quelques manifestations insolites se produisent. Une porte s’ouvre comme actionnée par une volonté invisible. Une jeune femme apparaît furtivement à travers les enfilades des portes et les jours de l’escalier, marchant silencieusement, vêtue d’une longue et fastueuse robe bleue. Tous les éléments du récit sont exposés dans un enchaînement très précis : l’urbanisation galopante, un entre-monde à rebours du présent et de la civilisation, un jeune novice en recherche d’emploi que l’on sent déjà piégé, le modèle féminin du photographe à la présence fantomatique. La situation évoque Bram Stoker et son développement Le Portrait ovale de Poe.

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Kurosawa a su investir la topographie de la banlieue parisienne, pour y trouver un double du Japon, partagé entre un envers ancestral, paysage naturel hors du temps, et son visage le plus actuel, un urbanisme ultramoderne aux marges non moins spectrales. Le long trajet qu’effectue quotidiennement Jean pour se rendre dans l’atelier-manoir de Stéphane, est une véritable remontée dans le temps, une rupture suivie d’un retour épisodique au présent. Il y perd déjà une partie de son discernement. En outre, la grande malice de Kurosawa, son coup de génie, fût de trouver un équivalent dix-neuvième très français aux cassettes vhs virales de Kairo : le daguerréotype. L’opposition entre Paris, sa périphérie banlieusarde très construite, et ses enclaves pavillonnaires préservées – une autre banlieue aux charmes pré-urbains – procède de la même vision, mi-réelle, mi-poétique, vraiment sur le seuil.

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Le récit offre aussi une relecture archétypale de l’amour galant, avec Jean et Marie, l’assistant et la fille/modèle, deux jeunes adultes qui s’éprennent prudemment l’un de l’autre. Une intrigue de film noir s’y imbrique, elle-même prise dans les rets d’une vengeance menée par-delà la mort. Tout cela pourrait procéder du collage et de la transposition si Kurosawa ne faisait pas preuve d’une invention visiblement jubilatoire, malgré la retenue de forme et de ton qui le caractérise, et aussi d’une extrême fluidité dans la conduite du récit. Après la traversée pénible de la fin des années 2000, point mort de sa carrière internationale qui succédait à l’excellent Tokyo Sonata, le réalisateur était revenu sur nos écrans avec la série TV Shokusaï (distribuée en version cinéma) et surtout la romance fantastique de Vers l’autre rive (exception faite de Real dans l’entre-deux, film de commande moins personnel). Le secret de la chambre noire entérine les qualités des réussites précédentes. Kurosawa s’y réinvente dans une sorte de précipité classique de son œuvre, toujours surprenant et ludique en dépit de sa noirceur. Il reste à découvrir les productions plus économiques, encore inédites chez nous que le réalisateur a produit entre temps, Seventh Code et Creepy, perpétuant selon les conditions financières, l’alternance de « grands » et de « petits » films de genre plus rapides destinés au marché vidéo.

Le secret de la chambre noire de Kiyoshi Kurosawa. Sortie le 8 mars 2017.

Images © FILM-IN-EVOLUTION Les productions Balthazar Frakas Productions Bitters End Arte France Cinéma

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A propos de William LURSON

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