Julia Decournau était attendue au tournant. Drôle de pression pour une jeune cinéaste à qui il est refusé droit de décevoir lorsque Grave, son premier long métrage, avait reçu un accueil aussi contrasté entre mépris et concert de louanges, l’exposant à un jugement tranché. Quel défi un peu ridicule que cette nécessité de se confirmer, ou plutôt de démontrer à ses détracteurs et aux autres que Grave n’était ni un accident ni un pétard mouillé adoubé par la presse branchée et lynchée par une partie de la communauté de fans de cinéma de genre. Car le film a trouvé son public, a su lui parler, être en phase avec son époque loin de toute considération idéologique. Titane ne mettra pas tout le monde d’accord, mais le geste radical de Julia Ducournau a le mérité d’être clair ; la cinéaste  ne fait pas dans la demi-mesure et, plutôt que de se reposer sur ses lauriers, prend une direction différente tout en affinant ses thématiques.

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© Carole Bethuel

Le prologue fait écho à Grave, débutant également par un accident de voiture. Une introduction en miroir qui montre une certaine arrogance de la part de la jeune cinéaste, persistant et signant dans sa propre filiation, superbe astuce pour induire en erreur avec ce début qui n’est qu’un leurre. La suite résonne comme un électrochoc, magma d’une rare puissance cinétique et d’une violence inconfortable pouvant provoquer aussi bien le rejet que la fascination instantanée.  Revenons à l’accident. Un homme conduit une voiture. A l’arrière, sa fille au comportement turbulent agace le père, donne des coups de pied dans le siège avant… jusqu’au drame inévitable. La voiture percute un arbre laissant une trace de sang sur la vitre. Résultat : plus qu’un choc crânien, l’enfant se voit greffer une plaque métallique au-dessus de l’oreille. Vingt ans plus tard, Alexia, go-go danseuse dans des hangars de tuning, s’accouple littéralement avec les formes métalliques d’une voiture dans une séquence à l’humour grinçant où surgit en un éclair le fantôme de Christine.

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© Carole Bethuel

Personnage taiseux et énigmatique, Alicia est aussi une serial killeuse. Prise dans une spirale de haine incontrôlée, elle trucide toutes les personnes qui tentent de la séduire et quelques autres. Le piège se refermant lentement sur elle, Alicia traquée fuit et tombe nez à nez, parmi les photos d’enfants disparus depuis des années sur le portrait imaginé par ordinateur d’un d’entre eux, sur un visage qui lui ressemble étrangement. L’occasion pour elle de se faire passer pour le fils de Vincent, disparu quinze ans auparavant. Alicia va se faire passer pour un garçon et extirper le père d’un travail de deuil jamais entamé.

Les trente premières minutes ne laissent aucun répit au spectateur, forcé de subir une succession de meurtres graphiques d’une violence peu commune dans le cinéma français, au point de ne pas éviter une certaine complaisance. Bâton de cheveux transperçant les oreilles, coups de couteau à multiples reprises, chaise perforant le visage etc. Les scènes gores s’enchaînent à une cadence infernale.

Julia Ducournau, poursuivant une légitimité dont elle n’a finalement pas besoin, veut frapper d’emblée fort et y parvient, donnant ainsi à ses détracteurs l’occasion de n’y voir qu’un spectacle chic et choc visant à choquer gratuitement le spectateur. Ce mélange de puérilité et de maîtrise absolue de la mise en scène ferait pencher pour un Gaspar Noé au féminin. Second leurre, tant la suite justifie avec pertinence cette extrême brutalité inaugurale, en prenant un autre chemin, laissant l’émotion envahir secrètement l’écran, comme une contamination que l’on n’aurait pas vu venir dans ce film viscéral et organique à la sensualité crue qui rappelle davantage le cinéma de Claire Denis que celui de David Cronenberg.

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Car passé le climat d’épouvante initial, Titane n’est ni plus ni moins qu’une histoire de rédemption, celle d’une jeune femme animée des pulsions de mort qui va s’ouvrir doublement à la vie, grâce à la lueur qui survit en elle, grâce à l’arrivée d’un père de substitution. Titane se transforme sous nos yeux ébahis en un splendide mélodrame frontal et éprouvant, totalement amoral, à la sensibilité à fleur de peau. Ducournau filme les corps meurtris, fracassés, déformés, les visages ravagés par la douleur afin de faire naître l’émotion qui surgit là où on ne l’attend jamais. Elle s’empare du body horror pour développer une romance improbable et singulière, rencontre de deux freaks dont l’énergie vitale est leur souffrance, située dans un milieu masculin érotisé (la caserne de pompiers), jouant habilement sur la frontière poreuse de l’identité sexuelle pour arriver à un dépassement tragique. Pour filmer cette odyssée de larmes, de sang, de flamme, d’acier et de chair, elle dirige deux comédiens extraordinaires : Agathe Roussel, fascinante silhouette androgyne au jeu intériorisé, et Vincent Lindon, magnétique, exposant son corps vieilli et blessé à la manière de Harvey Keitel dans Bad Lieutenant. L’alchimie fonctionne à merveille à l’écran entre les deux comédiens, totalement habités par leur rôle respectif, valorisés par une mise en scène immersive à la beauté foudroyante, entre expérimentation sonore et visuelle et un mauvais goût assumé. Julia Ducournau souffle le froid et le chaud, le grotesque et le sublime, ne craint pas le ridicule et fonce tête baissée dans sa love story moderne qui se déleste de toute morale. La cinéaste travaille au corps comme elle travaille le corps, se refusant définitivement après Grave à déifier la féminité comme un autel de félicité, de beauté et de douceur, lui préférant l’atroce douleur d’être soi-même, un Eros et Thanatos permanent où la chair est malmenée mais où la beauté renaît lentement. Ce rapport masochiste entretenu avec sa propre enveloppe trouble, met mal à l’aise et émeut, livrant le spectateur à une impudeur bouleversante. D’une sincérité absolue, y compris dans ses imperfections, traversé de symboles de peau et de métal, Titane laisse entrevoir un autoportrait en creux qui laisse pantois. La meurtrissure de la peau, le désir de s’extirper de ce « moi » en le grattant, en le blessant, en le mutilant confirme définitivement les obsessions de Julia Ducournau. Mais le naturalisme – en partie du moins – de Grave laisse ici place à une forme de déréalisation, déflagration de blocs filmiques mis bout à bout, préférant stimuler le cerveau à travers les sens que chercher à raconter. C’est pourtant par ce mutisme même que l’image revêt une essence métaphysique essentielle, répondant à nos propres hantises. Julia Ducournau interroge par le langage de l’image notre rapport au corps. On pourrait ergoter sur les limites d’une œuvre dont le seul discours est visuel et sensitif, dont le fond n’est jamais verbalisé, mais c’est en réalité ce qui fait sa force.

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© Carole Bethuel

Ducournau s’engouffre cette fois dans une intrigue quasi mythologique, entre mort et renaissance, qu’elle magnifie par le simple pouvoir des images, de la musique et du montage. Pour apprécier Titane, il convient de lâcher-prise, accepter l’idée que le cinéma n’est pas réservé à l’art du conteur – même si le film déroule finalement le fil d’une histoire simple et claire – mais peut aussi se permettre de délaisser toute narration pour lui privilégier un réseau sensoriel qui touche au subconscient. C’est en quelque sorte ce retour au primitif, au pulsionnel cher à Artaud lorsqu’il évoquait la nécessité de « briser le langage pour toucher la vie » qu’explore la cinéaste. Titane n’est pas un film d’horreur qui regarderait le genre de haut – ce qu’il risque de se faire reprocher ; Titane n’est pas un film d’horreur tout court mais un objet totalement impur, une anomalie déchirante et hypnotique, confirmation de la naissance d’une grande cinéaste qui accouche elle-même d’un monstre. Pour l’anecdote, le film a remporté la Palme d’or, consécration qui ne va pas calmer les ardeurs des cinéphiles entre pro- et anti-Titane, ceci avec une violence peut-être encore plus inouïe que le film lui-même.

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