Une nation malade

Il y a des films dont on ne sait pas quoi penser directement au sortir de la salle puis, peu à peu, laissant une maturation nécessaire permettant à l’oeuvre de développer tous ses arômes, on se décide à aimer ou non ce qu’on a vu. Oranges sanguines fait partie d’une catégorie de cinéma plus déstabilisante : il s’agit de ce genre de films qui empêche définitivement l’avis tranché tant il semble assez génial et fondamentalement repoussant dans le même élan. Par conséquent, il faut bien reconnaître que si l’on considère ses belles qualités et ses énormes défauts tout ensemble, ce long métrage fait partie des œuvres françaises marquantes de ses derniers temps, de celles qui restent durablement en tête.

Société pousse-au-suicide (©The Jokers)

Second long métrage de Jean-Christophe Meurisse, leader charismatique de la troupe des Chiens de Navarre et auteur d’un premier film, Apnée (2016), qui retranscrivait à l’écran les élans absurdes et corrosifs de son geste théâtral, Oranges sanguines est un portrait choral filmé au vitriol, presque colérique, de la France libérale et inégalitaire telle qu’elle a été institutionnalisée sous la présidence actuelle. Le récit entremêle trois histoires qui se croisent, se recoupent, se regardent parfois cruellement, méchamment, l’oeil en biais. La première d’entre elles raconte les aventures d’un couple de retraités (formidables Olivier Saladin et Lorella Cravotta !) inscrits dans un concours de danse rock et visant la victoire afin de remporter le SUV qu’ils comptent revendre pour éponger leurs lourdes dettes. La seconde concerne le Ministre de l’Economie et des Finances (interprété par Christophe Paou, parfait d’ambivalence, incarnation inquiétante de la violence politique et de l’onctuosité démagogique qui la rend possible) mandatant deux avocats afin qu’ils enterrent une histoire d’argent caché en Suisse débusquée par une journaliste tatillonne. La troisième histoire concerne une jeune fille sur le point de perdre sa virginité (Lilith Grasmug), dont l’innocence apparente dissimule une brutalité insoupçonnée.

Du moment où Meurisse se fait le caricaturiste des habitus politiques, de son inhumanité déguisée en attentions mielleuses (la scène du tournage de l’émission ressemblant à s’y méprendre aux manœuvres de communication du genre « Une ambition intime », ou le shooting photo pour un ersatz de Paris Match sont de ce point de vue très drôles), du cynisme des bras droits (ici les deux avocats, très bien incarnés par Denis Podalydès et Alexandre Steiger), le film se fait joliment incisif, même si l’idée de détruire le monde politique et les médias à la soude caustique n’est pas neuve, voire actuellement assez fréquente (exemplairement, le France de Bruno Dumont en août dernier, dont la caricature du monde public était l’un des constituants). Lorsque le film s’attaque à l’enregistrement de la douleur psychologique des Français moyens ou des retraités malmenés par un pouvoir et un système financier qui les méprisent et ne cherchent qu’à les enfoncer sous couvert de les aider, Oranges sanguines tape très juste et très fort. Les séquences montrant le désespoir du couple de danseurs mûrs, insistant sur la cruauté de ceux qui les entourent (les scènes de la banque et du restaurant sont des moments glaçants de mépris social) mais jamais départies d’un humour noir presque perturbant, sont les vrais moments forts d’un film frôlant parfois la perfection.

Le Détraqué (F. Blin) (©The Jokers)

Le gros problème de ce genre d’œuvres profondément satiriques, c’est que parfois, le propos peut déborder, l’excès triompher et, ce faisant, l’idéologie des films devenir plus que problématique. Le catalyseur de cet excès est ici le personnage du Détraqué (flippant Fred Blin, très loin des vignettes télévisées humoristiques dans lesquelles on a déjà pu le voir), personnage aussi anonyme qu’interlope, résidu malade d’une France aliénante, symptôme de la rancœur populaire et de sa folie patriarcale encore ancrée dans les mœurs. Nous ne dirons pas ici ce que subit ou fait subir ce personnage aux autres protagonistes du film, mais ses actes exhalent une puanteur assez repoussante, violences filmées de façon insistante et complaisante symbolisant trivialement le discours éculé et stéréotypé sur la haine que les citoyens devraient avoir du pouvoir avant de se changer en une sorte de vigilante assez abject, le film accréditant l’idée que les pourris devraient payer de la manière la plus dégradante possible ce par quoi ils ont fauté et que ces actions « légitimes » devraient s’accorder avec la justice légale, ouvrant ainsi une brèche vers l’anarchie de l’auto-défense. L’autoritarisme et la loi financière actuels peuvent être considérés comme aliénants mais l’acharnement un peu sadique de Meurisse à violenter ses personnages et à faire montre de ses qualités de héraut moralisateur distribuant ses châtiments à coups de schlague gâche les belles qualités d’Oranges sanguines, œuvre ô combien inégale, aussi brillante d’intelligence que navrante d’imbécillité dans ses derniers moments.

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A propos de Michaël Delavaud

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