L’édition 2021 de L’Etrange Festival a programmé trois films français dont la noirceur et/ou la force satirique vont secouer le genre devenu exsangue de la comédie hexagonale. Humour noir, mordant, absurde : il y a cette année du rire corsé au Forum des Images !

Une nation malade

Il y a des films dont on ne sait pas quoi penser directement au sortir de la salle puis, peu à peu, laissant une maturation nécessaire permettant à l’oeuvre de développer tous ses arômes, on se décide à aimer ou non ce qu’on a vu. Oranges sanguines fait partie d’une catégorie de cinéma plus déstabilisante : il s’agit de ce genre de films qui empêche encore l’avis tranché une semaine après son visionnage tant il semble assez génial et fondamentalement repoussant dans le même élan. Par conséquent, il faut bien reconnaître que si l’on considère ses belles qualités et ses énormes défauts tout ensemble, ce long métrage fait partie des œuvres marquantes de cette édition 2021 de L’Etrange Festival, de celles qui restent durablement en tête.

Second long métrage de Jean-Christophe Meurisse, leader charismatique de la troupe des Chiens de Navarre et auteur d’un premier film, Apnée (2016), qui retranscrivait à l’écran les élans absurdes et corrosifs de son geste théâtral, Oranges sanguines est un portrait choral filmé au vitriol, presque colérique, de la France libérale et inégalitaire telle qu’elle a été institutionnalisée sous la présidence actuelle. Le récit entremêle trois histoires qui se croisent, se recoupent, se regardent parfois cruellement, méchamment, l’oeil en biais. Le premier d’entre eux raconte les aventures d’un couple de retraités (formidables Olivier Saladin et Lorella Cravotta !) inscrits dans un concours de danse rock et visant la victoire afin de remporter le SUV qu’ils comptent revendre pour éponger leurs lourdes dettes. Le second récit concerne le Ministre de l’Economie et des Finances (interprété par Christophe Paou, parfait d’ambivalence, incarnation inquiétante de la violence politique et de l’onctuosité démagogique qui la rend possible) mandatant deux avocats afin qu’ils enterrent une histoire d’argent caché en Suisse débusquée par une journaliste tatillonne. La troisième histoire concerne une jeune fille sur le point de perdre sa virginité (Lilith Grasmug), dont l’innocence apparente dissimule une brutalité insoupçonnée.

Du moment où Meurisse se fait le caricaturiste des habitus politiques, de son inhumanité déguisée en attentions mielleuses (la scène du tournage de l’émission ressemblant à s’y méprendre aux manœuvres de communication du genre « Une ambition intime », ou le shooting photo pour un ersatz de Paris Match sont de ce point de vue très drôles), du cynisme des bras droits (ici les deux avocats, très bien incarnés par Denis Podalydès et Alexandre Steiger), le film se fait joliment incisif, même si l’idée de détruire le monde politique et les médias à la soude caustique n’est pas neuve, voire actuellement assez fréquente (Cf. France il y a un mois, dont la caricature du monde public est l’un des constituants). Lorsque le film s’attaque à l’enregistrement de la douleur psychologique des Français moyens ou des retraités malmenés par un pouvoir et un système financier qui les méprise et ne cherche qu’à les enfoncer sous couvert de les aider, Oranges sanguines tape très juste et très fort. Les séquences montrant le désespoir du couple de danseurs mûrs, insistant sur la cruauté de ceux qui les entourent (les scènes de la banque et du restaurant sont des moments glaçants de mépris social) mais jamais départies d’un humour noir presque perturbant, sont les vrais moments forts d’un film frôlant parfois la perfection.

Le gros problème de ce genre d’œuvres profondément satiriques, c’est que parfois, le propos peut déborder, l’excès triompher et, ce faisant, l’idéologie des films devenir plus que problématique. Le catalyseur de cet excès est ici le personnage du Détraqué (flippant Fred Blin, très loin des vignettes télévisées humoristiques dans lesquelles on a déjà pu le voir), personnage aussi anonyme qu’interlope, résidu malade d’une France aliénante, symptôme de la rancœur populaire et de sa folie patriarcale encore ancrée dans les mœurs. Nous ne dirons pas ici ce que subit ou fait subir ce personnage aux autres protagonistes du film, mais ses actes exhalent une puanteur assez repoussante, violences filmées de façon insistante et complaisante symbolisant trivialement le discours éculé et stéréotypé sur la haine que les citoyens devraient avoir du pouvoir avant de se changer en une sorte de vigilante assez abject, le film accréditant l’idée que les pourris devraient payer de la manière la plus dégradante possible ce par quoi ils ont fauté et que ces actions « légitimes » devraient s’accorder avec la justice légale, ouvrant ainsi une brèche vers l’anarchie de l’auto-défense. L’autoritarisme et la loi financière actuels peuvent être considérés comme aliénants mais l’acharnement un peu sadique de Meurisse à violenter ses personnages et à faire montre de ses qualités de héraut moralisateur distribuant à coups de schlague ses châtiments gâche les belles qualités d’Oranges sanguines, œuvre ô combien inégale, aussi brillante d’intelligence que navrante d’imbécillité dans ses derniers moments.

S’en tenir à Fabcaro

C’est la période des œuvres inadaptables cependant adaptées : alors que sort ces jours-ci le Dune de Denis Villeneuve, L’Etrange Festival projette en avant-première le Zaï Zaï Zaï Zaï de François Desagnat, héritage filmique du sommet d’absurdité qu’est la bande dessinée de Fabcaro, qui « a le vent en poupe » (pour paraphraser le catalogue du festival) après le succès cette année de l’adaptation de son roman Le Discours par Laurent Tirard. Nous approchions le film en marchant sur des œufs, ceci pour plusieurs raisons : dans un premier temps, nous n’étions pas convaincus que le génie de l’oeuvre originale dans le domaine du nonsense allait passer la barre du passage au live action tant les situations, les temps de latence provoqués par la lecture des planches et participant à la force comique et satirique de l’humour de Fabcaro semblaient difficiles à retranscrire à l’écran. Dans un second temps, nous avions un gros doute, certainement stupide, sur le réalisateur tenant le gouvernail du projet ; François Desagnat n’avait jusqu’ici pas spécialement brillé par sa finesse et son sens artistique dans les autres comédies dont il s’est chargé.

Force est de constater que Zaï Zaï Zaï Zaï, sans pousser au chef-d’oeuvre, est une excellente surprise. Adoubé par Fabcaro lui-même (qui fait ici une brève apparition comme dessinateur de portrait robot pour la police), l’adaptation de Desagnat parvient à respecter le monde si particulier de l’auteur de la bande dessinée, faisant du réel lui-même une absurdité globalisée où toutes les situations les plus décalées semblent les plus banales, où il semble par exemple tout à fait normal qu’un poireau brandi vers une personne soit considéré comme une arme létale. Le récit est simple : Fabrice, interprété par un Jean-Paul Rouve qui nage dans le film comme un poisson dans l’eau (l’acteur est finalement issu d’une troupe de comédiens humoristes qui faisaient de l’absurdité, à tort considérée dans leur cas comme une débilité pure, un art de vivre), va faire les courses. Arrivé à la caisse, il se rend compte qu’il a oublié la carte de réduction du magasin. Cet acte criminel fait de Fabrice un fuyard traqué par toutes les polices de France et effrayant une population rivée sur les médias en tous genres pour connaître les évolutions de la situation.

Et le film d’enchaîner les situations absurdes comme des perles comme le faisait la bande dessinée, donnant presque l’illusion de l’inconséquence et de la gratuité. Illusion seulement : derrière les allures anodines de Zaï Zaï Zaï Zaï se dessine un portrait en creux de nos sociétés de consommation finalement assez mordant. L’absurdité du réel déréalisé tel qu’il est dépeint par Fabcaro et Desagnat provient d’une aliénation des masses faisant de l’humain un être programmé pour consommer (c’est le départ même du récit, et l’aliment comme nouvelle arme participe de ce discours), pour acheter les mêmes produits (les Renault Kaptur orange identiques d’un individu à l’autre), pour faire les mêmes choses au même moment (ne pas connaître les paroles de Joe Dassin sur la route des vacances est moralement condamnable), pour privilégier l’humiliation à l’amour et faire de l’amour le seul acte sexuel. Il y a quelque chose d’éminemment politique dans le film de François Desagnat, description d’un système qui est de l’ordre du totalitarisme de la norme libérale, faisant du personnage rêveur et candide un danger public, un marginal qu’il faudrait traquer jusqu’en Lozère !

Film aussi léger qu’intelligent, d’une drôlerie un rien flippante, Zaï Zaï Zaï Zaï était un projet risqué transformé en une comédie réussie et enlevée, à laquelle il manquerait juste une vraie patte formelle et l’audace de ne pas insister sur le dispositif du plan fixe qui, en reprenant le style artistique de Fabcaro, donne lieu à certaines des scènes les plus hilarantes du film lorsqu’il est utilisé par son réalisateur. La remarque reste de pure forme : le film de François Desagnat reste très recommandable.

Survie en milieu hostile

Retour rapide sur la troisième comédie satirique française de cette édition de l’Etrange Festival, Barbaque de Fabrice Eboué, déjà évoquée par Audrey Jeamart dans le second « Journal de bord ». Nous ne reviendrons pas ici par le menu sur le récit lui-même (un couple de bouchers au bout du rouleau dans leur commerce et dans leur vie conjugale voient dans la guerre contre les vegans venus souiller leur commerce une bonne façon de se refaire) ni même sur l’humour noir d’un film de ce point de vue assez inégal, parfois très efficace mais dont certaines punchlines montrent trop les habitudes scéniques de son auteur qui ne s’adaptent pas toujours au récit cinématographique.

Ce qui passionne vraiment dans le film d’Eboué est bel et bien le portrait d’une société contemporaine carnassière (au sens littéral dans son cas) qui le rapproche des deux autres films traités dans ce compte-rendu. Barbaque se révèle progressivement comme un film ne carburant qu’à l’antagonisme : les bouchers contre les vegans (jusqu’à dresser le chien pour en faire un nouveau type de « white dog ») ; les vegans dont « la démarche est personnelle » contre les fanatisés aux méthodes terroristes ; les petits commerces contre la nourriture industrielle (Eboué n’est pas spécialement à l’aise sur ce point, reconduisant le discours attendu de L’Aile ou la cuisse de Claude Zidi [1976], qui semblait plus nécessaire à l’époque de l’avènement de l’empire Jacques Borel/Tricatel) ; le mari contre sa femme acerbe. Et le film de se transformer en un récit de perte d’humanité généralisée, posant la question sur la relation entre survie en ce milieu hostile qu’est notre modernité et perte de moralité. Si le boucher (Fabrice Eboué lui-même) est le bras armé de l’organisation criminelle décrite par le film, sa femme (Marina Foïs) en est bel et bien le cerveau, l’instigatrice sans scrupules. Si tant est que l’âme réside à la fois dans le corps (lui) et l’esprit (elle) d’un être (leur couple), considérons que le sauvetage de la boucherie puis son succès financier soient corrélés à la perte de l’âme humaine de ce binôme criminel. Le portrait de nos temps est donc d’une noirceur terrible ; la trajectoire vers le cannibalisme tentée par le film symbolise très clairement l’idéologie d’une modernité où bouffer l’autre pour survivre et réussir est une condition sine qua non. Malgré ses quelques problèmes de rythme comiques et son final expédié (bien qu’astucieux), Barbaque est donc un regard sur notre époque d’une violence d’autant plus terrifiante qu’elle semble inexorable.

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A propos de Michaël Delavaud

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