Ceux qui prônaient (et prônent encore) le rôle positif de la colonisation devraient s’étrangler devant l’implacable De la conquête de Franssou Prenant, documentaire au dispositif bien particulier mettant en parallèle les conditions de la conquête territoriale de l’Algérie par les colons français en 1830 et la vie quotidienne actuelle des Algérois, ceci par le biais de lectures en voix off des écrits et correspondances des militaires et des administrateurs de cette nouvelle possession ayant traversé le temps depuis le XIXème siècle accolées aux prises de vues contemporaines. Deux histoires, voire deux Histoires se superposent donc continuellement pendant l’heure et quart que dure le long métrage, générant un discours quelque peu opaque, qui ne dissimule cependant jamais sa potentielle portée polémique sur le rôle de la France des Lumières dans l’élaboration d’une barbarie colonisatrice n’ayant pris fin en Afrique du Nord qu’à l’issue de la Guerre d’Algérie qui en fut une sorte de point culminant d’autant plus brutal que tout fut fait pour en dissimuler les exactions.

(©La Traverse)

La litanie de mots d’époque proposée par le documentaire permet de constater la violence inhérente à la notion même de colonisation, mécanique dont la structure repose sur une logique respectée par l’ordonnancement des textes, chacun d’entre eux s’avérant un petit carreau dont l’ensemble crée une mosaïque de sang difficile à accepter. Sur quoi ladite mécanique coloniale repose-t-elle ? D’abord sur la manipulation : les premiers extraits lus permettent de voir à quel point les premiers Français ont fait miroiter la paix et la cohabitation avec les habitants autochtones pour autoriser leur acceptation par le pays, gentillesse et sens de la raison fallacieux qui avaient tout d’une nouvelle forme de cheval de Troie. De texte en texte s’opère une sorte de glissement progressif vers une rudesse des colons dits « éclairés » envers une population de plus en plus oppressée : domination de « l’Homme blanc » sur des Africains du Nord considérés comme nécessairement inférieurs, accaparement des richesses, spoliation des biens, appauvrissement de colonisés ravalés au rang d’esclaves, puis violentés, torturés, mutilés, martyrisés.

(©La Traverse)

Film polyphonique mêlant les points de vue des colons adoubant le recours à la barbarie et ceux des Français traumatisés par les exactions dont ils sont témoins et, quelque part, complices du fait même de leur condition d’expatriés impuissants à faire cesser la violence de leurs compatriotes, De la conqûete se fait le récit séminal d’une occupation française en terre algérienne, instaurant un pouvoir arbitraire pendant presque un siècle et demi se concluant sur un conflit armé particulièrement traumatique tant pour la communauté algérienne que pour les tensions des relations qu’il a attisées entre les deux nations belligérantes. Se concentrant sur les prémisses de la brutalité coloniale, récit sans images autres que celles créées par les mots, rendus chair par leur force palpitante, le film n’évoque la Guerre d’Algérie que par euphémisme, insérant parmi les plans d’un Alger contemporain les images chaotiques d’un Paris frénétique, bouillonnant, embrasé, semblant mettre en scène l’exportation du conflit sur le territoire français par le biais d’archives désordonnées, presque abstraites, évocatrices (un plan de la Seine, aux eaux rendues dangereuses par l’insistance à filmer son courant sous un pont, directement suivi par celui d’un panache de fumée noire surplombant la ville, semblent de loin en loin faire ressurgir le massacre policier du 17 octobre 1961). Ou la philosophie des élans colonisateurs du XIXème siècle de se faire terreau des actes de barbarie ayant ensanglanté le XXème siècle.

(©La Traverse)

La superposition des images contemporaines algéroises sur la lecture de ces textes parfois difficiles à entendre pose question sur leur rôle et sur leur signification. Quelles sont les conséquences de cent trente ans de colonisation sur une nation qui n’a jamais eu la possibilité d’évoluer par elle-même ? Au sein d’une cité remodelée selon les canons européens, les Français ayant fait d’Alger un néo-Paris dans une démarche presque névrotique proche de celle de Scottie Ferguson (James Stewart) cherchant à faire de Judy Barton une version fidèle de sa bien-aimée Madeleine Elster (Kim Novak) dans le Vertigo d’Hitchcock (1963), les Algériens sont montrés dans un mélange troublant de paix résiliente (la nation, par l’indépendance, s’est bel et bien remise des heures troubles de son Histoire, n’ayant pas perdu sa joliesse et une forme de quiétude souriante) et d’archaïsme chronique, chaque prise de vue montrant, sans aucune forme de mépris mais avec une vraie lucidité, une population vivant sans moyens, ou tout du moins avec ceux du bord, entre artisanat et système D. Et le film de Franssou Prenant de certainement vouloir disserter sur les conséquences d’une colonisation certes désastreuse, ayant empêché le développement complet d’un pays mais n’ayant pu empêcher ce dernier de conserver sa poésie et son ouverture intrinsèques, entre une quotidienneté faite de bric et de broc et un désir d’évasion symbolisé par la valse des ferries entrant et sortant du port d’Alger, rythmant la marche du film et le déroulement d’un récit national pour le moins chaotique.

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A propos de Michaël Delavaud

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