Iggy Pop, allongé en peignoir sur un sofa, remonte les pages du livre TO STAY ALIVE – A METHOD. Sa voix en off, reconnaissable entre mille, nous fait partager sa lecture, alors qu’un fondu laisse place aux toits parisiens avec, en sous-titres :

Henri a un an. Il gît à terre. Ses couches sont souillées. Il hurle. Sa mère passe et repasse, en claquant des talons dans la pièce dallée, cherchant son soutien-gorge et sa jupe. Elle est pressée d’aller à son rendez-vous du soir. Cette petite chose couverte de merde, qui s’agite sur le carrelage, l’exaspère. Elle se met à crier, elle aussi. Henri hurle de plus belle. Puis elle sort.

Le bruit d’une porte qui claque sur ces toits, retour après un fondu au noir sur Iggy Pop en gros plan, en plongée cette fois-ci, qui termine : « Henri est bien parti dans sa carrière de poète. » avant de retirer ses lunettes pour adresser un regard caméra.

Que vous ayez reconnu ou non ce titre en anglais ou ces mots, un carton explique la genèse du projet :

En 1991, Michel Houellebecq a écrit un essai sur la folie, la survie et l’art.
« Un signal, précis mais faible, à ceux qui sont sur le point d’abandonner la partie. »
Iggy Pop l’a lu, et y a reconnu sa propre histoire.

Les réalisateurs Erik Lieshout, Reiner Van Brummelen et Arno Hagers font donc picorer quelques extraits de ce très court essai Rester vivant : méthode par Iggy Pop pour qu’il en fasse une lecture, directe ou en voix off. Si Rainer Maria Rilke conseillait au jeune poète :

Rentrez en vous-même. Cherchez la raison qui, au fond, vous commande d’écrire. […] Et si de ce retournement vers l’intérieur, de cette plongée vers votre propre monde, des vers viennent à surgir, vous ne penserez pas à demander à quiconque si ce sont de bons vers.

Michel Houellebecq affirme dans son essai que tout vient de la souffrance. Les deux autres exemples du livre, celui de Marc, dix ans, qui « devra développer en lui cette souffrance si particulière et si féconde : la Très Sainte Culpabilité, » pour avoir souhaité la mort du père hospitalisé, et celui de Michel, quinze ans, dont « la sensibilité […] se forme » de voir celle qu’il aime danser avec un autre, car il « n’oubliera jamais le contraste entre son cœur figé par la souffrance et la bouleversante beauté de la musique », prendront vie ici, comme des réminiscences. De la matière première du livre, le film gardera la structure en quatre chapitres, véritables étapes successives pour ne pas sombrer : « D’abord la souffrance », « Articuler », « Survivre » puis « Frapper là où ça compte ». A cette structure gardée, les phrases lues conserveront ou non le chapitre auquel elles appartenaient initialement. Cette liberté avec les mots, ce long-métrage se l’autorise également avec une seconde lecture du paragraphe décrivant Henri au sol, pour lui donner cette fois-ci vie à l’écran, comme Marc et Michel.

Cependant, Rester vivant n’est pas qu’une mise en image du raisonnement de l’essayiste. Ainsi faisons-nous connaissance de trois artistes qui, face caméra ou non, partagent leur souffrance, à la suite d’un événement traumatique ou du fait de prédispositions familiales ayant entraîné un questionnement sur leur identité propre. Anne Claire Bourdin, Jérôme Tessier et Robert Combas reviennent avec lucidité sur les moments où ils ont perdu pied, leurs crises, mais aussi, et surtout, sur la transformation de ce tourment en poème ou en d’autres œuvres. Ce documentaire contredit aussi l’essai qui affirme « le séjour en hôpital psychiatrique est à proscrire : trop destructeur. On ne l’utilisera qu’en dernier ressort, comme alternative à la clochardisation » puisque la survie d’Anne Claire, comme le confirment ses parents, ainsi que celle de Jérôme, lui sont imputables.

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© Damned Films

Lecteur du livre, Iggy Pop se fait narrateur, tout en tissant des liens entre chaque artiste, devenant à son tour personnage en revenant sur la création d’un de ses textes, « Open Up and Bleed ». Plus surprenant, il va à la rencontre d’un personnage de sa lecture : Vincent, cinquante-trois ans, ancien sculpteur connu, absent pourtant de l’écrit initial. Vincent est Michel Houellebecq, acteur donc une nouvelle fois ici, et co-scénariste qui augmente et complète son écrit, et témoigne comme artiste, recevant également les confessions d’Iggy Pop sur ses interrogations relatives à son identité dans un rôle de leader musical qu’il n’a pas voulu et des séjours en hôpital psychiatrique qui en ont découlé.

Mais de tous ces moments douloureux, aussi bien au moment où ils les ont vécus qu’à leur évocation actuelle, c’est bien la force de s’être trouvé, de se connaître soi-même et d’avoir pu transmuer leur douleur en art que ce long-métrage réussit à transcender. Avec les fondus permettant aux personnages d’être transpercés par d’autres corps ou de les dédoubler, les ralentis, l’utilisation du noir et blanc et de la couleur, de musiques aussi variées que celles de Franz Schubert ou d’Iggy Pop, le jeu avec la porosité de la frontière entre documentaire et fiction, tout converge, à partir de cette souffrance, et s’harmonise pour filmer au plus intime l’identité de ces artistes et témoigner de leur courage pour survivre qui fait d’eux des « suicidés vivants » exemplaires, aboutissant à une expérience qui non seulement n’est jamais plombante mais, au contraire, souvent malicieuse et résolument optimiste, et magnifiquement photographiée. La promesse d’un « feel good movie sur la souffrance » annoncée sur une précédente affiche est pleinement tenue.

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A propos de Carine TRENTEUN

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