Cannes 2025 (Compétition) – Dominik Moll – « Dossier 137 »

« Dossier 137 » : quand l’enquête devient une ligne de crête

Dominik Moll poursuit, avec Dossier 137, son exploration du réel judiciaire à hauteur d’humain. Après La Nuit du 12, qui scrutait l’impuissance face à un féminicide irrésolu, il s’attaque ici à une autre zone grise de notre démocratie : les enquêtes de l’IGPN. Dans une France encore fracturée par les séquelles du mouvement des Gilets jaunes, le film dissèque avec une rigueur méthodique, mais non dénuée d’émotion, les tensions, les biais et les ambiguïtés d’une enquête menée « entre collègues ».

Au cœur de ce récit : Stéphanie, enquêtrice à l’IGPN, sobrement incarnée par Léa Drucker, dans l’un de ses rôles les plus nuancés. Envoyée pour démêler les responsabilités autour d’un tir de LBD qui a grièvement blessé un jeune manifestant, elle découvre que la victime vient de Saint-Dizier, sa ville natale. Ce détail — anodin en apparence — va faire vaciller la distance professionnelle sur laquelle repose son métier.

Le scénario, coécrit avec Gilles Marchand, suit les codes du film d’enquête avec une précision quasi chirurgicale. Mais Dossier 137 n’est pas un simple « polar institutionnel ». C’est un film sur le regard : celui qu’on porte sur les autres, et celui que l’on croit porter objectivement. Ce qui intéresse Moll n’est pas tant de résoudre l’affaire que de révéler les lignes de tension invisibles — sociales, politiques, affectives — qui traversent les auditions, les reconstitutions, les silences.

Il en résulte une œuvre feutrée, tendue, où la procédure devient matière à suspense, et les procès-verbaux, matière poétique. La mise en scène sobre et tendue de Moll, servie par une photographie rigoureuse de Patrick Ghiringhelli, creuse l’invisible : les visages, les hésitations, les plis du doute. C’est cette approche de la procédure qui fait l’intérêt du film, parce qu’elle démontre la complexité de la logique administrative et de la mise en place des dispositifs anti-corruption au sein de l’état. Or, la lutte contre la corruption est bien un des enjeux les plus importants du maintien des démocraties. Le film montre magistralement ce grignotage constant de la loi par les logiques individuelles.

À travers l’affaire fictive du dossier 137, nourrie d’événements bien réels, le film interroge sans schématisme les fractures françaises. Il évoque avec justesse la solitude des agents de l’IGPN, coincés entre loyauté à l’institution policière et impératif d’intégrité. Il donne la parole, sans surplomb, aux victimes invisibles, aux témoins qui se taisent par peur, et à cette France périphérique qu’on n’écoute pas assez.

Le choix de Saint-Dizier comme ville d’origine de la victime et de l’enquêtrice est hautement symbolique : cette « France des ronds-points », oubliée du pouvoir central, n’est pas décor, mais moteur du récit. De la salle d’audition parisienne aux couloirs du RER, de la banlieue nocturne aux couloirs d’hôtels de luxe, le film suit une cartographie sociale tendue.

Impossible de ne pas saluer la prestation subtile de Léa Drucker. Jamais démonstrative, toujours sur le fil, elle incarne une figure professionnelle qui tente de bien faire, malgré le poids du système, des souvenirs et des émotions enfouies. Rarement on aura filmé avec autant de délicatesse ce travail d’équilibriste : écouter, douter, décider.

Le reste du casting, composé en grande partie de visages peu vus, renforce la sensation de réel. Guslagie Malanda, bouleversante dans le rôle d’un témoin-clé, incarne une autre forme de parole empêchée, et inscrit la question des violences policières dans une mémoire plus large, celle des banlieues, des corps racisés, et de ceux qui n’ont pas le luxe de se plaindre.

Dossier 137 est un film sur la mécanique de la justice, mais il refuse de juger trop vite. Il montre le brouillage, l’incertitude, la difficulté à établir les faits dans une époque où chacun scrute des vidéos en quête de vérité. Ces fragments d’images, filmées comme autant de pièces de puzzle, sont autant d’échos à Blow-Up, mais aussi au chaos documentaire de nos réseaux contemporains.

Dans un monde saturé d’opinions tranchées, Dominik Moll propose un cinéma du doute, un cinéma de l’empathie active. Un cinéma rare.

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A propos de Frédérique LAMBERT

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