Tourné avant l’embrasement récent du conflit israëlo-palestinien, le second long-métrage du réalisateur Dani Rosenberg (après « La mort du cinéma et de mon père aussi » en 2021) porte malgré lui une valeur symbolique éminemment puissante, celle d’une jeunesse qui refuse le massacre générationnelle d’une guerre totale, insoluble, où la mesure n’existe plus, où l’interstice entre le mal et le bien s’efface, la sordide binarité d’un conflit sans zone grise. Que s’est-il alors passé dans la tête de Shlomi, soldat israélien sur le front qui décide manu militari de fuir le combat ? « Le déserteur » va se retrouver dans un tourbillon suffocant de mensonges et d’une fuite sans échappatoire où son inexorable chute scorsesienne l’entrainera dans les bas-fonds du désespoir, emmuré dans une prison à ciel ouvert (Tel Aviv) où chacune de ces décisions enfantera une désastreuse conséquence, jusqu’à l’abandon d’un corps rompu à la merci d’une nation.

© Sophie Dulac Distribution

Ce qui frappe d’entrée c’est la géométrisation de la millimétrique mise en scène de Rosenberg, pendant que Shlomi fuit horizontalement (l’impact de très nombreux travelling accompagnateur de la désertion), « la guerre » bombarde verticalement (le ciel très souvent filmé en contre-plongée), le dôme de fer d’en haut protège l’homme qui fuit d’en bas. Et le film ne cesse d’alterner cette imaginaire de lignes croisées, réussissant parfaitement à intensifier son action, survolter cette escapade mortelle en l’accompagnant d’une bande-sonore agressive, un ton jazzy brutal, presque désaccordé, en contre-point de l’apparente tranquillité d’une Tel-Aviv qui semble vivre dans l’insouciance (les gens bronzent sur la plage, déjeunent au restaurant, boivent des coups au bar). « Qui semble » car la guerre est partout dans ce faux paradis exotique, dans chacun des recoins (là où Shlomi cachera son arme derrière une poubelle), dans toutes les discussions (un débat s’enclenche dans un bar), les espaces VIP sont transformérs en refuge anti-bombardement, l’omniprésence des écrans de télévision abreuvant la population d’information continue, Shlomi prend même la liberté de se balader fusil d’assaut vissé à son torse et à vélo sans que personne ne bronche, la musique pop des bars s’entre-mêlent aux sirènes aériennes, la guerre est partout, tout le temps, et l’apparence trompeuse (y compris la tenue improbable de Shlomi en chemise en lin blanc et espadrilles) ne peut cacher la déferlante guerrière d’une capitale israélienne assiégée par le ciel, la peur, la psychose d’un peuple outrageusement fraternel (et cette scène très forte où des badots détroussent Shlomi de ses habits volés à des touristes français).

© Sophie Dulac Distribution

Mais pourquoi Shlomi a-t-il donc déserté ? Pour la vie. Merveilleuse interprétation de Ido Tako qui transmet une multiplicité et une complexité émotionnelle de par l’expression saisissante d’un visage en perpétuelle évolution, le plaisir d’une liberté retrouvée mais envahie de culpabilité, les retrouvailles d’un amour oublié (Shiri, sa petite amie) mais la conscience de son éphémérité, son déjeuner est avalé et non dégusté, les échanges avec ses parents sont d’abord sensibles puis rompus par la réalité et le grave danger de sa désertion. Le film ne cesse de contre-balancer le plaisir et ses conséquences, pour schématiser, la liberté mais à quel prix ? Au prix de la fuite, d’une chasse à l’homme où Shlomi est devenu la proie de son propre peuple, jusqu’à ce que le désespoir d’une fin heureuse s’évanouisse définitivement, emprisonné dans l’engrenage démentiel d’un Etat de guerre à vif.

© Sophie Dulac Distribution

« Le déserteur » saisit avec virtuosité l’instant décisif où tout bascule, là où le patriotisme belliqueux s’évanouit dans une conscience de l’intolérable, où le pacifisme enserre le bellicisme pour hurler un désir si naturel de vie sans guerre, du droit au bonheur collectif, à la simplicité d’un amour sans armes, d’un destin sans connivence avec la haine et la détestation de l’autre, un film aussi défaitiste (l’impossibilité de s’échapper) qu’optimiste (nouvel élan générationnel ?) pile à l’heure des grandes interrogations de notre temps.

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