Karim Aïnouz – « Marin des montagnes » – Critique + Entretien

Fin 2019 sortait sur les écrans français La Vie invisible d’Eurídice Gusmão, prix Un Certain Regard au festival de Cannes quelques mois plus tôt. Ce très beau mélodrame mettait sur le devant de la scène un cinéaste qui n’avait alors pourtant rien du jeune débutant, Karim Aïnouz. Artiste aux compétences multiples s’étant, entre autres, essayé à l’architecture, la peinture et la photographie avant de se focaliser davantage sur le cinéma au début des années 90. Il réalise à cette époque ses premiers courts et moyens-métrages, jonglant entre les formats, navigant entre fictions, documentaires et installations (il sera exposé dans les biennales du Whitney Muséum of American Art et celle d’art de São Paulo). En parallèle, il travaille aux côtés d’un certain Todd Haynes, d’abord sur un volet relatif au casting puis au montage. Cinéaste brésilien d’origine kabyle ayant vécu à Brasilia, New York, Paris et Berlin, la richesse de son parcours et sa dimension très éclectique, épousent une liberté de mouvements, refus des étiquettes et des barrières. Depuis son passage au long en 2002 avec Madama Satã, présenté à Un Certain Regard, Aïnouz a régulièrement été sélectionné dans les grands festivals de cinéma (Cannes, Venise, Berlin). Parfois dans l’ombre de ses prestigieux collaborateurs (Wim Wenders, Walter Salles), il est, par les hasards du calendrier, l’un des protagonistes de ce premier semestre 2024. Il a quelques semaines débarquait dans les salles françaises Le Jeu de la reine, son premier tournage en anglais, drame historique sous couvert de portrait de femme et thriller vénéneux, porté par Alicia Vikander et Jude Law. Dans un mois, il présentera Motel Desierto qui vient d’être sélectionné en compétition au Festival de Cannes. Entre les deux sort Marin des Montagnes, trois ans après son passage sur la Croisette en Séances Spéciales et à la suite d’une tournée fructueuse de festivals aux quatre coins du monde. Accompagné du souvenir de sa mère décédée et de sa caméra, le réalisateur Karim Aïnouz entreprend un voyage intime dans le pays natal de son père, l’Algérie, pour la première fois. Un journal filmé qui explore les thèmes de la famille, de l’amour et de la révolution, un récit à la fois personnel et politique.

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Des mots avant les images, des sons et de la musique (La Sonnambula par Bidú Sayão) avant la parole, Marin des Montagnes esquisse ses contours, ses « règles ». Qu’est-ce que cette mystérieuse « Calenture » définie en ouverture qui rattrapera une heure et demie plus tard le film dans ses derniers mouvements ? Opéra, poésie et mythologie préfigurent le voyage entrepris par Karim Aïnouz. Des flots d’images de sources et époques différentes s’entrechoquent, le passage de l’une à l’autre est tantôt doux, tantôt abrupt. Immensité des paysages (on sent parfois une tentation impressionniste), surcadrages, plans « clandestins », les visions se succèdent et s’affinent par petites touches, par fragments, tels des collages faussement aléatoires et cohérents sensoriellement. L’immersion commencée, la voix-off du cinéaste est désormais audible. Cette lettre adressée à sa mère (défunte), vient moins illustrer ce qui se déroule à l’écran que l’interroger, ouvrir un dialogue. Détail anecdotique mais amusant, ce dernier ment, dans sa recherche de vérité, se faisant sur place passer pour un journaliste brésilien. Aïnouz explore le réel pour entrevoir d’autres champs des possibles, d’autres vies que la sienne. Les époques et les récits se répondent, se lient par le montage. La recherche d’une forme plurielle accompagne et nourrit une quête intime. Le film captive d’abord par sa liberté, son audace, sa vitalité. L’impression d’observer une création mouvante, en mutation, à l’image d’un regard évoluant à mesure que l’auteur découvre et traverse le pays. Omniprésent, il tend pourtant à s’effacer, soucieux d’élargir son horizon, transformer son dessein personnel en quelque chose de plus universel.

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Marin des Montagnes est un récit de deuil et de découvertes, une odyssée parcourue de fantômes et peuplée de vivants. Lorsque qu’il repense aux premières questions posées à sa mère au sujet de son père, qu’il imagine la première rencontre entre ses parents, Karim Aïnouz nous confronte à un mélange d’utopie et de mélancolie qui nous parcourt. La mise en scène alors vive à ces instants, principalement constituée de photos, souligne le caractère à la fois optimiste et éphémère, de cette parenthèse amoureuse, lui qui n’aura jamais vu ses géniteurs ensemble autrement que sur les clichés qu’il révèle à l’écran. Cette séparation, que l’on devine douloureuse, va lier les deux origines du cinéaste, l’Histoire se répond par miroir inversé, dans un écho troublant. La mère retourne au Brésil tombé entre les mains des militaires, tandis le père ambitionne d’aider à reconstruire une Algérie indépendante, que découvre un demi-siècle plus tard, le réalisateur. À cinquante ans, bientôt soixante, il observe autant le pays qu’il traverse que ceux et celles qui le peuplent. Une jeunesse algérienne parfois pessimiste (allant jusqu’à regretter le départ des français) parfois heureuse et innocente. Comment les drames et tragédies d’hier ont façonné le pays tel qu’il est aujourd’hui ? À mesure, qu’il trouve des réponses à ses questionnements profonds, Aïnouz découvre la réalité d’un pays blessé et fier qui aurait pu être le sien. La réalité parfois dure, n’atteint pourtant pas l’humeur d’un homme mature et optimiste, qui n’hésite pas à aérer par des digressions légères, comme lorsqu’il croise son homonyme. Plus tard, des images de l’époque coloniale soutenues par les mots de Franz Fanon laisseront place à un court-métrage improvisé avec Inès, sa lointaine et jeune cousine, incarnation évidente d’une recherche de lumière, une lueur d’espoir pour l’avenir. Au fond, Karim Aïnouz cherche à retrouver l’optimisme pour leurs pays respectifs qui caractérisait ses parents au moment de se quitter, persuadé qu’il n’y a pas de fatalité. Au bout de ce voyage (ponctué par Smalltown Boy de Bronski Beat), émouvant, instructif et vivifiant, se dessine également une œuvre clé de voûte quant à la filmographie d’un artiste éclectique. En retraçant ses origines, il nous éclaire aussi inconsciemment sur son moteur créatif, son envie débordante de comprendre celles et ceux qui l’entoure, dans toutes leurs nuances et complexités. Sous ses airs de « petit » documentaire autobiographique, Marin des Montagnes est une profession de foi artistique et une mise à nu d’une sincérité débordante. Un objet aussi fascinant que passionnant.

À l’occasion de la venue à Lyon de Karim Aïnouz pour accompagner l’avant-première du film deux jours avant sa sortie, nous avons eu la chance de nous entretenir avec lui. Nous en avons profité pour lui parler de ce dernier long-métrage mais aussi du Jeu de la Reine ou de l’intriguant Rosebushpruning.

À quel moment avez-vous décidé que vous feriez de ce voyage en Algérie un film ?

J’avais un besoin de faire ce voyage et j’avais l’intuition qu’il pourrait devenir un film, sans pour autant en être sûr. J’avais la sensation qu’il y avait quelque chose d’assez cinématographique, pas seulement en raison du voyage mais par rapport à l’histoire de mes parents. Il s’est passé énormément de temps entre le moment où j’ai rêvé de ce voyage et celui où je l’ai enfin fait. La certitude que cette expérience pouvait être transformée en cinéma, est devenue vraiment claire après mon retour d’Algérie. J’ai passé deux mois et demi dans ce pays en 2019. Tout le matériel que j’ai tourné là-bas date de cette période. L’histoire de mes parents est intéressante, mais ce qui m’a fait un choc en Algérie, c’est tout ce que je ne savais pas de ce pays. J’ai eu l’impression de prendre une claque et je me suis demandé comment je pouvais être si ignorant de son histoire, notamment la partie post-coloniale. Qu’est-ce que ce pays était devenu une fois indépendant du pouvoir colonial français ? J’ai alors pensé qu’il y avait un film à faire, pas simplement sur le voyage et sur la découverte de mon passé, mais que d’une part m’éduquer et d’autre part ouvrir des portes sur une histoire qui n’est pas du tout racontée que ce soit en Europe, en France ou au Brésil. Le film devait allait au-delà de mon histoire personnelle, on devait basculait dans l’Histoire avec un H majuscule : la guerre d’Algérie, l’indépendance…

Comment avez-vous pensé et inclus cette voix-off aux images ?

L’une des raisons d’être de cette histoire, c’était la rencontre de mon père et de ma mère. Au fond de moi, c’est un film que je voulais faire pour mon père dans la mesure où il raconte des choses que j’aurais voulu partager avec lui, notamment parce que je parle son pays. Pourtant, quand j’étais en Algérie, je me suis rendu compte de son absence et lorsque je montais j’ai eu la conviction que je devais raconter ce récit à quelqu’un d’autre. Ma mère était la personne qui me semblait la plus évidente. Je me suis interrogé, puis-je raconter une histoire à une personne qui est morte ? Je ne suis pas religieux et je ne pense pas qu’elle soit encore là à m’écouter. En revanche, il me semblait que c’était le dispositif le plus honnête. Cette voix-off, ce n’est pas moi qui l’ai écrite mais Murilo Hauser, le scénariste de mon film précédent qui s’appelle La Vie invisible d’Eurídice Gusmão. Je pensais à plusieurs lettres que je racontais à ma mère et j’avais besoin de son aide. J’ai partagé tout ce que j’avais avec lui, notamment des petits enregistrements que j’avais faits en Algérie. Il a transformé ce que je lui ai donné en une seule grande lettre d’amour. Nous avons ensuite essayé ce texte sur les images, j’ai commencé à jouer avec et le film a évolué. Le montage a alors connu plusieurs versions jusqu’à ce résultat final.

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Cette lettre ouvre votre imaginaire mais aussi celui du spectateur, elle interroge les images.

Comme elle a été écrite après, il y a une conversation avec ce qui est à l’image et un effet miroir. J’ai fait trois films épousant ce dispositif que je qualifie d’essai cinématographique autobiographique, c’était par exemple déjà cela sur Seams que j’ai réalisé en 1991. Le fait que l’on ne voit pas les personnages qui parlent, qu’ils ne soient que la voix, c’est quelque chose que j’aime. Je crois qu’il est beaucoup plus facile de se mettre à la place de celui qui parle lorsqu’il n’est pas visible à l’écran. Dans Marin des Montagnes, il y a des traces de moi, mais je ne suis pas pas là. Je pense que ça permet aux spectateurs de se mettre physiquement à la place du narrateur.

Est-ce que vous pensez que ce film éclaire quant à l’éclectisme de votre cinéma, qu’il donne les clés pour comprendre votre parcours ?

Je ne l’avais jamais pensé comme ça mais c’est possible. C’est un film qui rassemble beaucoup de « traces » de ce que j’ai fait en tant que réalisateur, il y a du documentaire, de la fiction, de la mythologie, de l’expérimental… C’est un mémoire cinématographique qu’il m’était nécessaire de faire. C’est aussi un film que j’ai fait à cinquante-quatre ans, il aurait été très différent si je l’avais réalisé à trente ans ou au moment de mon deuxième ou troisième film. Il parle beaucoup de métissage, j’ai pu célébrer ce que j’avais vécu qui n’avait pas toujours été simple. J’ai pu transformer certaines douleurs en plaisir. J’ai toujours été un peu à la marge, s’appeler Karim au Brésil c’était un problème en France, c’était un cauchemar… Aujourd’hui j’avais la liberté de dire « i don’t give a fuck », si je suis à la marge quel est le problème ?

Le film est-il sorti au Brésil ?

Il est sorti au mois de novembre et il a très bien marché sur le plan des entrées. Je crois que c’était un peu une surprise pour le public brésilien. J’ai fait beaucoup de films au Brésil où je parle de la culture brésilienne et subitement ils voient le film d’un réalisateur brésilien tourné en Algérie qui leur raconte une histoire qu’ils ne connaissent pas du tout.

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Le Jeu de la reine – Copyright ARP DIstribution 2024

Juste après ce film que vous avez tourné Le Jeu de la reine qui devait être une expérience très différente ?

Pas vraiment même si beaucoup de gens me demandent ça. Sur Le Jeu de la reine, j’ai travaillé avec la même chef opératrice et j’ai fait tout ce que je voulais faire, je sais que ça peut paraître un peu fou. J’ai pu faire un film où Henry VIII est tué à la fin (ndlr : rires) ! Ce n’était pas simple et évidemment que le contexte est différent, c’est un autre personnage et un autre sujet, mais je crois que Le Jeu de la reine a beaucoup à voir avec La Vie invisible d’Eurídice Gusmão. Il s’agit de portraits de femmes qui ont été étouffées et rendues invisibles pendant toutes leurs vies mais sur lesquelles il y a une histoire à raconter. A l’exception de Shekhar Kapur (Elizabeth) et Oliver Hermanus (Vivre), c’est rare qu’un réalisateur venu du sud puisse faire un film sur l’histoire de l’Angleterre. Dans le sens inverse c’est beaucoup plus courant, quand Mankiewicz fait Cléopâtre par exemple. La vraie différence par rapport à mes autres films c’est que je racontais une histoire sur laquelle beaucoup de recherches avaient été faites. Je me suis demandé si « j’avais le droit » de me lancer dans cette aventure, si c’était nécessaire et puis je me suis dit : et pourquoi pas ? Quand est-ce que j’aurai une autre opportunité de raconter l’histoire d’un empire comme l’empire anglais ? Je venais de faire un film en Algérie et tout d’un coup on m’invite à faire un film sur l’histoire anglaise, évidemment que j’allais raconter cette histoire !

Vous avez deux actualités, Motel Destino qui est sélectionné en Compétition au Festival de Cannes puis Rosebushpruning, un remake des Poings dans les poches de Marco Bellocchio avec Kristen Stewart…

Rosebushpruning est un des films les plus fous que j’ai eu l’opportunité de faire. On commence le tournage en septembre. Efthimis Filippou (ndlr : scénariste de Canine et The Lobster) a fait une adaptation du film de Marco Bellocchio qui est assez impressionnante. C’est un film contemporain, qui parlera de la famille et du patriarcat à travers la figure du père, même si comme dans Le Jeu de la reine, on suit une femme confrontée à des épreuves. C’est une toute autre expérience et une nouvelle aventure, je me sens libre de le faire. Motel Destino en comparaison est vraiment un « film brésilien », Rosebushpruning sera un film européen avec des comédiens américains.

Un grand merci à Flavien Poncet des cinémas Lumière pour la possibilité de cet entretien réalisé le lundi 15 avril 2024.

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A propos de Vincent Nicolet

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