Depuis près de trente ans, Cédric Kahn traverse le cinéma français avec une certaine discrétion et polyvalence. Assistant monteur de Yann Dedet (qui travaillera ensuite sur plusieurs de ses réalisations), il débute en tant que stagiaire sur Sous le Soleil de Satan de Maurice Pialat. Une collaboration qui le placera à ses dépens dans l’horizon des naturalistes lorsqu’il passera derrière la caméra à l’orée des années 90. Prix Louis-Delluc en 1998 pour L’ennui, adapté d’Alberto Moravia, il se spécialise dans le thriller en enchaînant Roberto Succo et Feux Rouges. Après une parenthèse grand public infructueuse, L’Avion, il revient à ses fondamentaux avec Les Regrets, une romance passionnelle conçue comme un film à suspense intense et retors. En 2012, Une Vie Meilleure, son plus gros succès à ce jour, drame social puissant porté par Guillaume Canet (dans son plus beau rôle et de loin) et Leila Bekthi, parvient à synthétiser harmonieusement, les différentes facettes de son œuvre. Une belle réussite qui s’accompagne en parallèle d’une nouvelle carrière : il va multiplier les apparitions comme acteur. Présence physique indéniable, il s’aventure chez Elie Wajeman (Alyah), Joachim Lafosse (L’économie du couple), Axelle Ropert (Tirez la langue, mademoiselle), Pawel Pawlikowski (Cold War) ou encore Cédric Jimenez (Novembre). Il n’abandonne pas ses velléités de metteur en scène durant cette phase d’exposition importante et inhabituelle, mais va se montrer plus inégal dans ses projets. Vie Sauvage, en dépit d’un sujet passionnant et des interprétations de haute-volée de Mathieu Kassovitz et Céline Salette, déçoit, quand La Prière, plus convaincant de facto, laissait un arrière-goût amer dans sa neutralité bienveillante vis-à-vis d’une forme de dogmatisme religieux. Celui qui avait pris soin d’échapper aux étiquettes faciles semblait alors sur la pente de l’embourgeoisement, d’une perte de vigueur ou de pertinence. Et pourtant, quatre ans après Fête de famille, tandis qu’il s’attelait à la longue pré-production de Making Of (attendu sur les écrans français début 2024), un désir ancien se réactive. La lecture une quinzaine d’années plus tôt du livre de Pierre Goldman, Souvenirs obscurs d’un Juif polonais né en France, l’avait captivé et persuadé qu’un film traitant de cette figure à travers son procès était à envisager. Avant que la chose ne tombe temporairement aux oubliettes, un travail de documentation aux côtés de Nathalie Hertzog fut entamé. Des retrouvailles fortuites avec la scénariste, permettront la concrétisation de l’entreprise une décennie et demie plus tard. Présenté en ouverture de la Quinzaine des cinéastes du 76ème Festival de Cannes, Le Procès Goldman est très vite suivi d’une réputation très favorable, annonçant le retour en grâce de son auteur. En novembre 1975, débute le deuxième procès de Pierre Goldman (Arieh Worthalter), militant d’extrême gauche, condamné en première instance à la réclusion criminelle à perpétuité pour quatre braquages à main armée, dont un ayant entraîné la mort de deux pharmaciennes. Il clame son innocence dans cette dernière affaire et devient en quelques semaines l’icône de la gauche intellectuelle. Georges Kiejman (Arthur Harari), jeune avocat, assure sa défense. Mais très vite, leurs rapports se tendent. Goldman, insaisissable et provocateur, risque la peine capitale et rend l’issue du procès incertaine.

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« Je suis innocent parce que je suis innocent […] Personne ne peut rien y faire, même pas vous ». Ces phrases prononcées par Pierre Goldman au cours de son procès (l’une publiquement, l’autre en privée dans sa geôle), affirmatives, fatalistes et dépourvues d’argumentaires tangibles, à la fois abstraites et profondes, vont imprégner une plaidoirie sous tension. Cédric Kahn songea d’ailleurs un temps à faire de la première (Je suis innocent parce que je suis innocent), le titre de son long-métrage. Si le protagoniste n’apparaît pas tout de suite à l’écran, il est immédiatement au cœur de toutes les attentions, son nom est sur toutes les lèvres. D’un dialogue inaugural entre ses avocats Georges Kejman et Francis Chouraqui (également ami de l’accusé), un portrait peu flatteur se dessine, celui d’une figure impulsive et imprévisible, un électron libre impossible à gérer, y compris pour ceux qui sont censés se battre pour sa cause. Cet individu, le cinéaste ne cherche ni à l’embellir ni à le rendre particulièrement sympathique. Le regard qu’il porte sur lui, immersif et distant, est dénué de romantisme. Il traduit des intentions plus vastes, qui s’étendent bien au-delà de sa personne. Dans le rôle principal, Arieh Worthalter, remarqué dans Girl de Lukas Dhont et Serre moi fort de Mathieu Amalric, ressemble moins à celui qu’il incarne, qu’au metteur en scène qui le dirige. Sensation troublante et fausse piste, l’autoportrait n’est aucunement recherché. Très convaincant, l’acteur impose un homme déterminé et faillible, lucide et impuissant, son sort ne lui appartient déjà plus. Film où les longs silences et les monologues se succèdent, se chevauchent, tandis que les points de vues se multiplient et se contredisent. Relater des vérités, avec la modeste conviction que l’évidence est inaccessible, semble être le leitmotiv de l’entreprise. L’affaire Pierre Goldman constitue une énigme, un puzzle dans lequel chacun a ses raisons (bonnes ou mauvaises), agissant au service d’un intérêt qu’il croit juste. Afin de parvenir à ce dessein ambitieux et progressivement étourdissant, le réalisateur échafaude un dispositif rigoureux, qu’il se plaît à chambouler de l’intérieur. Le huis clos resserré et étouffant, hautement cinématographique, s’accompagne d’une volonté de rendre compte de la dimension ouvertement théâtrale d’une salle d’audience. Une perméabilité entre les deux disciplines assumée : Kahn évoque un filmage à trois caméras « entre le tournage classique et la captation ». Les dialogues très écrits et authentiques (ils sont, pour la majorité, tirés des deux procès), la langue sophistiquée de Goldman, s’opposent à la grande spontanéité de réactions accordées à la figuration et aux silhouettes. La nature véridique de la retranscription tient autant à une base de fond très documentée, qu’aux espaces laissés pour ce réapproprier ce récit et ses temps forts. À la faveur d’un montage impressionnant, la mise en scène n’a de cesse à travers ses cadrages, choix d’angles et mises au point, d’interroger ses personnages et son propre fonctionnement, pour mieux démultiplier ses perspectives. Une émotion, une intention, une vérité, un mensonge, sont avant tout liés à l’endroit duquel ils sont observés nous dit implicitement Cédric Kahn. Cette approche se pose en ennemie de la certitude, de l’idée arrêtée, quand bien même un recul historique existe. Le cinéaste n’est pas dupe de zones d’ombre subsistantes. La volonté répétée au cours du procès de s’en tenir aux faits et rien qu’aux faits, n’empêche pas de constants débordements s’écartant fréquemment de ce mot d’ordre. Cela donne à voir un jeu de massacre jouissif orchestré par Kiejman, toujours prompt à remettre en cause et réduire à néant les témoignages de l’accusation. Il s’agit aussi d’une invitation à ne jamais cesser de questionner, le réel ou ce qui se présente en tant que tel. Le raccourci et la pensée simpliste ont des effets dévastateurs durables.

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« On ne peut pas comprendre Pierre Goldman, si on ne comprend la portée de son histoire familiale sur sa personnalité et sur ses combats ». Fils de résistants juifs communistes durant la Seconde Guerre Mondiale, entré très jeune dans le militantisme, avant de dériver vers le banditisme, l’accusé est devenu une figure incontournable auprès de ses pairs idéologiques (de Jean-Paul Sartre à Simone Signoret, en passant par François Mitterrand alors premier secrétaire du Parti socialiste) suite à la sortie de son ouvrage Souvenirs obscurs d’un Juif polonais né en France. Ce pic de popularité, s’il ne dissimule pas la réalité d’une existence chaotique, marquée par les échecs et renoncements, a transformé un citoyen ordinaire en thermomètre d’une société et d’une époque. Ainsi, Cédric Kahn se saisit de son destin et de l’affaire pour scruter un pays fracturé, aux blessures loin d’être pansées. Son impartialité feinte n’en est pas une, son point de vue se révèle farouchement sociologique. Si l’arène judiciaire donne à voir un affrontement quasi binaire entre deux blocs, l’un apparenté à la gauche, l’autre à la droite, la complexité naît précisément de cette fausse simplicité. Les raisons de son innocence ou de sa culpabilité semblent fondées sur les mêmes raisons : ce qu’il incarne et ce qu’il est. Intellectuel de gauche, issu de la première génération de français juifs de l’après-guerre, il a grandi dans une France timide au moment d’effectuer son devoir mémoriel, où pétainistes et résistants ont tant bien que mal dû cohabiter au sein des différentes strates de la nation. Sa proximité avec les milieux antillais, autres représentants des minorités, présents en nombre à son procès, traduisent en creux un idéal implicite de convergence des luttes déjà sous-jacent bien avant d’avoir été officiellement théorisé. La liberté et les outrances que se permet Pierre Goldman, à défaut d’en faire un modèle intouchable, l’imposent comme un homme affranchi, à la fois coupable et innocent, mais possible exemple d’émancipation pour ses soutiens. Face à lui, l’avocat de la partie civile, Henri-René Garaud, ultérieurement défenseur des agresseurs de Malik Oussekine, partisan du rétablissement de la peine de mort ou encore d’un droit élargi à la légitime défense, se fait le porte-parole d’une majorité soucieuse de conserver ses pouvoirs et privilèges. En découlent, des joutes verbales lettrées et à couteaux tirés, retranscrivant en filigrane des problématiques (un système policier intrinsèquement raciste et antisémite, une justice purement répressive) et des procédés (criminalisation de l’opposition politique) toujours en vigueur, pour ne pas dire insolubles. La grande intelligence de Cédric Kahn consiste à radicaliser et assécher sa mise en scène de manière crescendo, moins pour s’abstenir de répondre aux nombreuses questions qu’il dissémine, que pour pousser son spectateur à réfléchir ses propres réponses. Le Procès Goldman ne se contente pas de nous faire revivre un temps fort de la vie judiciaire française et interroger l’époque dans laquelle les faits s’inscrivent. Le passé se fait l’écho proche d’un présent que l’on nous invite à considérer comme la suite d’un récit à l’issue incertaine. Un film magistral, haletant et passionnant de bout en bout.

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A propos de Vincent Nicolet

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