Anna Jadowska – « Une femme sur le toit »

Des immeubles uniformes se découpent sur un ciel blanchâtre, aux nuages confondus dans la clarté : en silence, la caméra épouse l’un des immeubles, passant d’un mouvement transversal à un ascenseur de bas en haut, avant de pénétrer, au dernier étage, dans l’appartement d’une femme âgée, de dos, fumant une cigarette à la fenêtre dans la lumière éclatante de blancheur. En contrebas trône un fil à linge sur lequel flotte un torchon au gré du vent. La femme âgée, Mirka, écrase sa cigarette et attrape machinalement le panier à linge à côté d’elle : ses mouvements respirent l’habitude et la lassitude. Elle s’engouffre alors dans le couloir de son appartement, aussi blanc et sans âme qu’un hôpital, et contemple la trappe au plafond menant vers l’extérieur. Après avoir gravi l’échelle, elle est Une femme sur le toit.

D’abord avec It’s me now en 2005 puis Open your eyes en 2020, la réalisatrice polonaise Anna Jadowska a souvent dessiné le parcours de personnages en marge, comme pour faire miroiter le fonctionnement intransigeant de la société polonaise. Mirka fait partie de ces individus soumis au poids de la routine —particulièrement de celle du travail domestique féminin— qui finit par se rebeller. Sage-femme depuis plus de vingt-cinq ans, elle fait une tentative de hold-up dans une banque à côté de chez elle. Au-delà du crime, Mirka exécute un geste politique et désespéré quant à sa condition. Anna Jadowska exprime d’ailleurs avoir voulu montrer « qu’il n’est jamais trop tard pour s’exprimer – et pour la première fois de sa vie, dire à haute voix ce dont on a besoin. ».

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Une femme sur le toit peint le portrait d’une femme prisonnière et désabusée, qui va jusqu’à contempler la mort comme solution libératrice. Souvent filmée de dos, ses gestes traduisent une lenteur mélancolique, son dos courbé l’âge pesant sur sa vie, et son regard est empli de vide et d’absence. Lorsqu’elle erre sur le toit de son immeuble, au début du film, le ciel est immensément blanc, et il règne un calme seulement brisé par le grondement lointain des installations électriques. L’atmosphère est saturée d’une lueur étrange, trop éclatante, comme dans une réalité diminuée, où les couleurs ne contrastent plus entre elles et que le monochrome pâle engloutit et anesthésie. Muette, elle finit par prononcer ses premiers mots à son mari : « Je m’en vais ». Dehors, les passants paraissent comme des figurants dans un rêve éthéré, leur voix sont comme un murmure dans la blancheur, et Mirka marche en baissant la tête, le regard absent, en direction de l’animalerie pour acheter des granulés pour ses poissons. Dans son quotidien domestique, les tâches se succèdent dans un rythme solennel, comme une lente marche funèbre. Anna Jadowska brosse le portrait d’un personnage en proie à la mélancolie désabusée, contemplant le vide  de son quotidien comme un gouffre annihilant. 

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La tentative de hold-up paraît alors comme un geste désespéré, à la fois symbole d’acte politique, mais aussi d’un désir de liberté. Là où la réalisatrice produit sa réflexion ne prend certainement pas racine dans la violence de l’acte, mais davantage dans le geste en soi. Car paradoxalement, le crime prend la forme d’une scène à demi comique, où l’employée derrière le comptoir de la banque croit à une blague à la vision de cette vieille femme armée d’un couteau laissant échapper timidement les mots de sa bouche : « C’est un hold-up ». Sans aucune conséquence matérielle, c’est pourtant un geste qui vaut à Mirka un bouleversement dans son existence, tant dans son quotidien de femme que dans son rôle en tant qu’épouse, que mère, et sa place toute entière dans la société polonaise. Dans cette rupture nette avec son quotidien, c’est la métaphorisation d’une fuite du carcan social imposé d’une société polonaise où les femmes subissent leur rôle domestique et de soumission. Cette tâche qui incombe aux femmes subsiste jusque dans la gravité, comme lorsque la police arrive chez Mirka pour la placer en garde-à-vue. Son mari lui ordonne alors : « Sers-leur du café ».

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Ce n’est que lorsqu’elle se retrouve entre les mains de la police que son carcan s’efface, mais au profit d’un autre : celui du contrôle judiciaire. La réalisatrice souligne constamment ce labyrinthe carcéral qui subsiste à chaque acte de revendication libertaire, comme si le contrôle normatif était seul régisseur de l’enchevêtrement sociétal. Si Une femme sur le toit compose avec la tyrannie de la normativité et de la soumission, le portrait de Mirka laisse entrevoir toutefois un fil d’espoir, diffus et intime, qui transparaît dans les moments de collectivité entre des individus traversant les mêmes épreuves —comme lorsque Mirka est internée en hôpital psychiatrique—, mais aussi dans sa vision du monde, qui gagne en liberté et, littéralement, en saturation : car lorsque Mirka sort de l’hôpital, elle erre parmi les mêmes paysages qu’au début, à la différence près que les couleurs y sont davantage contrastées, que la ville se montre plus verdoyante, des touches bleutés se découpent du ciel uniformément blanc et nuageux, et le chant des oiseaux transperce le silence. Là où le paysage criait le vide, les couleurs renaissantes y traduisent le regard apaisé de Mirka, comme si, grâce à son geste, elle était parvenue à s’extirper de sa torpeur mélancolique et de son affligée inertie.

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Dans Une femme sur le toit, la peinture de cette société liberticide passe aussi par la réflexion sur le contrôle psychiatrique : tout acte anormal signe une appartenance à la folie, et tout auteur de l’acte endosse le rôle de personnalité pathologique, devant être soumis à une exclusion déguisée. Lorsque le crime est commis, Mirka apparaît immédiatement comme un monstre marginal : dans sa fuite, elle monte dans un bus au hasard, et dans la précipitation, bouscule des passagers —« Elle est folle », profèrent-ils. Une fois que la vérité éclate, le mari de Mirka lui objecte qu’elle devrait « se faire soigner ». Comme si le geste de liberté de Mirka renvoyait en réalité à une pathologie mentale : seulement, Une femme sur le toit rend compte de l’absurdité de ce joug social qui se répand tel un venin, en exposant plutôt implicitement que la folie se trouve peut-être de l’autre côté. Le film d’Anna Jadowska dépeint aussi, au-delà de la contrainte psychiatrique, un microcosme bienveillant au sein même de l’institution, où les individualités évoluent plus librement. Finalement, Mirka représente la victime incomprise d’une société autoritaire et restrictive. Seule la nuit dans sa cellule après son incarcération, elle pleure et murmure dans ses larmes « J’aimerais tellement que ça soit fini. ». Mais dans ce désespoir, Anna Jadowska laisse entrevoir un espoir, en illustrant à la fois un portait d’une femme victime de violences sociales, économiques et relationnelles, mais engage aussi une subtile pensée sur la quête de liberté.

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A propos de Eléonore VIGIER

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