Issu d’une génération de metteurs en scène britanniques, rapidement courtisés par Hollywood comme John Boorman ou John Schlesinger, Michael Winner ne jouit pas, dans l’inconscient cinéphile, de la même aura que ses compatriotes. Longtemps assimilé au rang de simple artisan aux manettes de productions commerciales voire de tâcheron bas du front à la solde de Charles Bronson (et par extension au service d’idéologies douteuses au travers des trois premiers volets de la saga Death Wish) qu’il contribuera par ailleurs à propulser définitivement au rang de star en le dirigeant pas de moins de six fois. Son œuvre, quoiqu’inégale est pourtant parsemée de réussites sous-estimées, sous-évaluées, notamment au cours des années 70, que le temps vient progressivement réhabiliter. En attestent, les ressorties en versions restaurées au cours des derniers mois de ses deux premières collaborations avec l’interprète de Paul Kersey, Les Collines de la Terreur et Le Flingueur (souvent tenu pour sa meilleure réalisation) et maintenant l’arrivée en haute-définition par les soins d’ESC, de sa seule incursion dans le film d’espionnage, Scorpio. Retrouvailles entre le réalisateur et Burt Lancaster, deux ans après le western L’homme de la loi, mais aussi – et surtout – retrouvailles entre celui que l’on surnommait « Mr Muscles and Teeth » et Alain Delon, dix ans après Le Guépard de Luchino Visconti. Période faste pour Winner, qui tourne pas moins de trois longs-métrages en 1973, Scorpio, Le cercle noir (tentative de Dirty Harry à la sauce Bronson) ainsi que le premier Death Wish – qui sortira en 1974 – devenant le plus gros succès de sa carrière et lançant la mode controversée du « vigilante movie ». En pleine guerre froide, on découvre Cross (Burt Lancaster), un vétéran de la CIA, soupçonné par ses supérieurs d’être un agent double. Jean « Scorpio » Laurier (Alain Delon) qu’il avait autrefois pris sous son aile et à qui il a tout appris au sujet de l’espionnage est chargé de le retrouver et de l’éliminer. Cross s’enfuit alors à Vienne pour retrouver et obtenir l’aide d’un ami travaillant pour les services secrets soviétiques…

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À l’opposé des James Bond, dont la première décennie cinématographique vient de s’écouler, Michael Winner s’inscrit davantage dans le sillage de Carol Reed (Le Troisième Homme, 1948, auquel on pense immédiatement lors de première apparition de Cross dans la nuit viennoise), de Michael Anderson (Le secret du rapport Quiller, 1966) ou de John Huston (La lettre du Kremlin, 1970) en renouant avec les principaux ingrédients du film d’espionnage classique : suspense prenant, rebondissements, pluralité des lieux d’action (Paris, Washington, Vienne), jeux de dupes, faux-semblants, manipulations, trahisons, clandestinité et paranoïa. Réalisé dans un contexte politique dense, le long-métrage se distingue par une approche sobre et réaliste. Outre la guerre froide, le climat général est marqué par la guerre du Viet-nam qui ne cesse de s’éterniser, la blessure encore palpable de l’assassinat de Kennedy – l’attentat inaugural semble y faire sciemment écho dans son déroulé ainsi que dans son mélange d’images « reportages » en Noir & Blanc et de reconstitution en couleur – ou encore le scandale du Watergate qui a éclaté quelques mois auparavant. Par le biais de sa confrontation entre deux hommes issus de générations différentes, Cross et Scorpio, sont également évoquées en filigranes des périodes clés de l’Histoire contemporaine récentes : allusions aux camps de concentration et à la seconde guerre mondiale mais aussi à la guerre d’Espagne pour le premier, brève évocation de la guerre d’Algérie pour le second. Si ces nombreux marqueurs historiques sont omniprésents, ils ont avant tout vocation à enrichir les contours d’un script qui se distingue en premier lieu par son efficacité assez redoutable et d’excellents dialogues, entre économie de mots et langage codé à plusieurs niveaux de lecture. En dépit d’une forme délibérément anti-spectaculaire, le cinéaste ne se prive pas pour proposer un impressionnant morceau de bravoure avec une longue séquence de poursuite démarrant dans un immeuble, puis dans la rue avant de finir dans un chantier (le futur métro Viennois inauguré ultérieurement, en 1978). Au-delà de l’action trépidante, et des cascades assurées par les deux acteurs, ce qui ajoute irrémédiablement à l’intensité de la séquence, se symbolise dans ce chantier l’un des grands axes thématiques : l’opposition entre le présent et le passé, la construction et la destruction, avec l’impossibilité pour les deux de cohabiter sereinement.

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« Tu cherches la grâce divine, hein ? Quelque chose en quoi croire. » dit Cross à Scorpio, lors d’une confrontation à Vienne. Souvent noir et désespéré, à la limite du nihilisme, le cinéma de Michael Winner trouve dans l’espionnage, un genre s’accordant parfaitement à sa vision de l’humanité. Film sec, froid et violent, sans concessions ni état d’âme, où les sentiments n’ont pas leur place. Les rapports humains semblent voués à être éphémères, à dépendre avant tout de la conjoncture des événements, des mutations politiques et sociétales en cours, quand ils ont le malheur d’être un peu plus profonds ou chaleureux, ils n’engendrent que tristesse, déception et désillusion. Dans un univers mouvant, le personnage de Cross, héros d’hier, est l’ennemi désigné, un constat que partagera vingt-trois ans plus tard Brian De Palma, dans le premier volet de Mission : Impossible, à travers la figure de Jim Phelps (Jon Voight). Comme le dit, Olivier Père dans sa passionnante analyse proposée dans les suppléments : Scorpio peint un monde sans morale, sans repères où les seules luttes qui subsistent sont la vengeance ou la survie. Le portrait peu flatteur de la CIA que fait le réalisateur, renvoie immanquablement à l’organisation de tueurs professionnels pour laquelle œuvrait Arthur Bishop (Charles Bronson) dans Le Flingueur, à la différence cruciale que l’une est complètement légale. Ici, l’agence de renseignements apparaît tel un organisme limite mafieux, agissant en autarcie, sans avoir à rendre de compte à qui que se soit et jamais inquiété dans ses méthodes ou son mode de fonctionnement. Les bureaucrates cyniques, tous plus ou moins interchangeables ont remplacé les hommes de terrains, quand les intérêts l’ont emporté sur les idéaux. Lors d’un échange entre Cross et son ami, alter-ego Russe, Zharkov (très belle composition de Paul Scofield), où les deux hommes se qualifient eux-mêmes de « dinosaures », outre un discours politique étonnamment nuancé (notamment sur la question du communisme et la façon dont il a été travesti par Staline) pour une production américaine, on assiste frontalement à la déliquescence, la disparition des idéologies, que les deux protagonistes tentent malgré tout de continuer à porter, à faire vivre, à incarner. La beauté et la douceur des paysages, des décors ne parviendront jamais à dissimuler la noirceur et le pessimisme du propos.

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D’évidence, Michael Winner entend rendre compte du poids de l’Histoire du cinéma dans l’utilisation de ses deux vedettes, en revisitant implicitement et explicitement leurs mythologies respectives. Au détour du plan d’ouverture qui lance le générique, le célèbre Arc de triomphe parisien, visible en arrière-plan est raccordé par un effet de mise au point, au regard puissant et habité de son comédien, Burt Lancaster, avant qu’un léger mouvement de caméra couplé à un dézoom, ne dévoile le reste de sa silhouette puis l’observe s’éloigner. En quelques secondes, le cinéaste, remplace son décor pour faire de son protagoniste un paysage à part entière, rappelant par ce geste l’aura de mythe du cinéma de l’acteur, tout en anticipant sur le statut d’homme du passé, de vestige, qui caractérise Cross par la suite, le tout nappé par la partition mélancolique de Jerry Fielding (fidèle compositeur du cinéaste mais aussi de Sam Peckinpah). Dans la foulée, Scorpio est présenté en tant que disciple de Cross, une relation trouble, maître-élève, père-fils, rappelant celle unissant Arthur Bischop et Steve McKenna dans Le Flingueur, comme si ce nouveau film en était une possible variation. Scorpio, tueur à gage solitaire et méthodique, rêvant d’intégrer la CIA, apparaît tel un cousin éloigné de Jeff Costello que campait Alain Delon quelques années auparavant pour Jean-Pierre Melville dans Le Samouraï, jusqu’à partager le même attrait pour un animal fétiche (ici, les chats de gouttière, autrefois un canari). « Nous fûmes les guépards, les lions ; ceux qui nous remplaceront seront les petits chacals, les hyènes » disait le prince Salina dans Le Guépard, une citation trouvant ici un écho fascinant : dans un autre genre, un autre contexte, en réunissant les mêmes acteurs, la même transition forcée s’opère, se répète inéluctablement, tel un prolongement lointain du chef d’œuvre de Visconti… Plus inattendu, la dimension méta qui se révèle en filigrane à travers les deux personnages, accouchant d’une réflexion sur les trajectoires respectives des deux acteurs. Au début des années 70, Burt Lancaster entre dans une phase où son vieillissement définit de plus en plus la nature de ses rôles, de 1900 (Bernardo Bertolucci) au Merdier de Ted Post, quand Alain Delon, poursuit son ascension et conforte son statut de plus grande star française de l’époque, avec comme point d’orgue l’un des plus beaux rôles de sa carrière en 1976, Monsieur Klein (Joseph Losey).

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Scorpio s’impose parmi le haut du panier de la filmographie – qu’il convient de revisiter ! – de son cinéaste : grand film d’espionnage et superbe face-à-face entre deux géants. Une nouvelle fois irréprochable, le travail de restauration d’ESC distribution, met en valeur l’atmosphère crépusculaire et l’esthétique froide et « grise ». Une opportunité idéale pour découvrir ou redécouvrir cette petite pépite beaucoup trop méconnue.

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