Martin Scorsese – « Bertha Boxcar » (1972)

Âgé d’une trentaine d’années à la sortie de Bertha Boxcar en 1972, Martin Scorsese n’est pas encore le monument du cinéma américain qu’il s’apprête à devenir. Il est l’auteur de plusieurs courts-métrages dont le très remarqué The Big Shave, et d’un premier long Who’s That Knocking at My Door, projet de fin d’étude tourné sur plusieurs années finalement couronné d’une distribution symbolique en salles. En 1969, il participe au film Woodstock en tant que monteur et assistant réalisateur, ce qui lui vaut d’être remarqué par un certain Roger Corman. Le pape de la Série B (ou « The Pope of Pop » comme on l’appelait outre-Atlantique) qui a déjà mis le pied à l’étrier à Francis Ford Coppola dix ans plus tôt (Dementia 13), fidèle à son créneau d’exploitation des gros succès réajustés à sa méthode (comprendre budget revu largement à la baisse et désir assumé de flatter les bas instincts de son audience) est alors très inspiré par le Bonnie & Clyde d’Arthur Penn. Il vient lui-même de réaliser Bloody Mama (l’une des premières apparitions à l’écran de Robert De Niro) et désire en proposer une sorte de suite avec Bertha Boxcar. Adapté de la biographie de la vraie Bertha Thompson, rédigée par Ben Reitman, Scorsese accepte de mettre en scène cette commande, bénéficiant d’une relative liberté, à condition de remplir le cahier des charges Corman : inclure sexe et violence environ toutes les quinze minutes. La jeune Barbara Hershey (qui est paradoxalement déjà assez expérimentée) campe le rôle titre et retrouve son compagnon de l’époque, David Carradine. Le tournage sera rapide (24 jours) et le film connaît une exploitation attendue sur les drive-in et circuits alternatifs, sans pour autant soulever un enthousiasme particulier du côté de la critique. Souvent considéré a posteriori comme une œuvre mineure au sein de la filmographie du metteur en scène, Rimini Editions propose aujourd’hui de redécouvrir cette seconde réalisation en haute-définition (une première en France) près de quarante ans après sa création dans un Combo Blu-Ray + DVD. Pendant la Grande Dépression dans l’Arkansas, Bertha Thompson (Barbara Hershey), une jeune fille assiste à la mort accidentelle de son père, provoquée par un employeur tyrannique. Seule, sans toit ni travail, elle se retrouve sur les routes et utilise les wagons des trains de marchandises pour se déplacer (d’où son futur surnom de « Boxcar Bertha », Fourgon à bestiaux). Elle fait la connaissance de Bill Shelly (David Carradine), un syndicaliste qui va lui transmettre sa révolte. Tous deux deviennent des pilleurs de trains confirmés.

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Œuvre bicéphale partagée entre les aspirations primaires de son producteur et les ambitions formelles d’un metteur en scène alors en recherche (également monteur non crédité du long-métrage), Bertha Boxcar constitue un honnête film d’exploitation dévoilant par à-coups et avec une intensité variable, l’esquisse de certaines obsessions à venir. L’introduction, résume plutôt bien l’affrontement artistique entre les finalités « contraires » des deux hommes. Cette scène inaugurale ponctuée par un drame fondateur, se construit davantage sur un montage audacieux et volontairement chaotique (l’usage de cuts parfois brutaux rappelle aux travaux de Godard et Truffaut en début de Nouvelle Vague) qu’une écriture intrinsèquement caricaturale et dénuée de subtilité. Sur fond d’opposition frontale entre gentils employés besogneux et un patron inhumain à la limite du sadisme, Martin Scorsese ouvre une autre voie, interroge par la seule image la place de son protagoniste dans son (et dans ce) monde. Il multiplie les dualités (ciel/terre, père/fille,…), insère des motifs venant, soit troubler la linéarité de la séquence (ce plan où la jeune fille se gratte la cuisse) soit immédiatement imprégner la rétine (ces courts focus très rapprochés sur le visage et les yeux de Bertha). Il observe ainsi la naissance d’une héroïne tout en s’affranchissant temporairement des limites de son script et du projet au service duquel il s’exécute pour l’emmener vers une dimension plus intime. Par ailleurs, il est intéressant de constater que le scénario (sur lequel le cinéaste n’a eu aucune emprise) est parsemé de références religieuses, jusqu’à un climax véritablement inattendu, son final éprouvant, préfigurant plus que jamais, une imagerie et des questions centrales à l’intérieur de sa filmographie. Pourtant, entre le prologue et cet épilogue, la patte Scorsese (bien qu’elle n’existe pas encore à proprement parler) se fait plus occasionnelle et aléatoire. On pense notamment à ce travelling dans un long couloir parasité par des zooms et des lens-flare ne s’intégrant que moyennement à l’ensemble sur le plan visuel, sans réellement apporter un éventuel sens supplémentaire. Ce type d’hésitations esthétiques vient traduire une démarche louable, celle de se servir de la commande qu’il a accepté afin d’expérimenter sans jamais totalement dévier du cap fixé. Le revers étant qu’in fine, Bertha Boxcar ressemble davantage à une production Roger Corman qu’à un métrage du futur réalisateur de Taxi Driver.

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Néanmoins, à l’intérieur de ce cahier des charges balisé, où le contexte (la Grande Dépression) et la nature de ses héros (des individus en révolte poussés à la marginalité) est trop sommairement présente pour permettre nourrir un propos approfondi, Martin Scorsese se distingue dans son approche vis-à-vis des deux éléments chers à son producteur évoqués précédemment. La violence, abondante et excessive, se distingue par un traitement sec et brutal, détournant son usage inconséquent vers davantage de réalisme. Le contraste entre les intentions de départ et la réalisation est plus encore frappant concernant les scènes de sexe. D’une part, celles-ci gagnent en véracité et intensité par la relation entre Barbara Hershey et David Carradine qui existe en dehors du film, laquelle vient ajouter une tension constante. Surtout, pudique il se refuse à une forme de racolage, préférant des visions empreinte de tendresse, allant même parfois flirter avec des plans aux allures de tableaux plus proches de l’érotisme suggéré que de la sexualité crue. De manière plus générale, il insuffle au long-métrage une certaine élégance, l’élevant au-dessus des canons en vigueur dans le registre, s’accommodant parfaitement d’un matériau pensé avant tout pour l’efficacité pure. Scorsese mineur ou production Corman majeure selon les points de vue, Bertha Boxcar gagne inévitablement et implicitement en intérêt avec le temps, en connaissance de la carrière d’un auteur gigantesque qui effectuait alors ses premiers balbutiements. Une anecdote évoquée par Alexis Trosset dans une analyse du long-métrage présente en bonus relate les mots tenus par John Cassavates après une projection à son ami Marty : « Tu viens de passer un an de ta vie à faire une merde. C’est un bon film, mais tu es meilleur que les gens qui font ce genre de film. Éloigne-toi du marché grand public, fais quelque chose de différent ». Un an plus tard, il signera son premier grand film, Mean Streets, dont il aura co-écrit le scénario. Au cours de ce même supplément, le spécialiste nous apprend que c’est durant le tournage de Bertha Boxcar, que Barbara Hershey fera découvrir au metteur en scène l’ouvrage de Nikos Kazantzákis, La Dernière Tentation du Christ, qui deviendra alors une obsession jusqu’à sa concrétisation en 1988, dans laquelle l’actrice incarnera Marie Madeleine. L’édition concoctée par Rimini, contient également un entretien avec Julie Corman qui avoue notamment avoir été marquée par la concentration et l’investissement total du cinéaste (elle parle d’une chambre d’hôtel aux murs recouverts de croquis détaillés pour chacun des plans). Enfin, le master proposé nous offre une très belle copie restaurée, veillant intelligemment à conserver un certain grain d’époque afin de ne pas trahir l’image originelle tout en la mettant au niveau des standards haute-définition.

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A propos de Vincent Nicolet

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