Projet attendu comme l’arlésienne depuis sa première évocation il y a maintenant plus de dix ans, The Irishman cumule d’un même élan plusieurs fantasmes scorsesiens et cinéphiles. À commencer par les deux plus évidents, les retrouvailles d’un duo et le retour à un genre fétiche. Neuvième (et ultime ?) collaboration entre Martin Scorsese et Robert De Niro, lesquels ont ensemble durablement marqué l’Histoire du cinéma, de la première Mean Streets (1973) à la désormais avant-dernière, Casino (1995). Vingt-quatre ans après l’avoir laissée, pourrait-on même dire clôturée, le cinéaste retourne à la fresque criminelle, soit une veine ayant largement contribué à sa renommée. À l’origine, il y a un roman de Charles Brands, I Heard You Paint Houses: Frank ‘The Irishman’ Sheeran and the Inside Story of the Mafia, the Teamsters, and the Final Ride by Jimmy Hoffa, basé sur la vie de Frank Sheeran, apporté au metteur en scène par l’interprète de Travis Bickle. Sheeran aka l’Irishman du titre fut un haut fonctionnaire au sein d’un syndicat professionnel de conducteur routiers nommé Teamsters (l’un des plus grands des États-Unis) présidé par Jimmy Hoffa, deux hommes largement accusés de liens étroits avec le crime organisé. Le personnage de Hoffa a déjà été évoqué dans la culture populaire, d’abord comme source d’inspiration pour F.I.S.T de Norman Jewison (écrit par Sylvester Stallone qui tenais également le rôle principal) puis plus directement dans le long-métrage de Danny DeVito, sobrement intitulé Hoffa, où Jack Nicholson incarnait le dirigeant. Régulièrement annoncé puis délaissé au profit d’autres longs-métrages, The Irishman est à la fois le film le plus long (quasiment 3h30) et le plus cher de son réalisateur, ce qui peut suffire à expliquer sa gestation compliquée. Officialisé pour de bon au milieu des années 2010, le projet connaît un nouveau coup d’arrêt en février 2017, lorsque la société de production mexicaine Fábrica de Ciné se rétracte en raison d’un budget jugé trop onéreux. Dans la foulée, la Paramount, qui dispose alors des droits de distribution, se retire. Toujours à l’affût pour frapper un gros coup et orner son catalogue de prestige, le géant de la SVOD Netflix, rachète les droits et laisse carte blanche à Scorsese pour mener son dessein à bien. Outre Robert De Niro dans le rôle de Frank Sheeran, Joe Pesci sort de sa retraite pour camper une figure éminente du gangstérisme, Russell Bufalino, tandis, qu’Al Pacino fait son baptême devant la caméra du Maestro en incarnant Jimmy Hoffa. À 76 ans, le cinéaste reste sur une série de réussites majeures faisant de la décennie en cours l’une des plus passionnantes de sa carrière. Outre Le Loup de Wall Street, Hugo Cabret et peut-être plus encore Silence, doivent-être perçus pour ce qu’ils sont : des grands films aussi essentiels que viscéralement intimes. Avant la découverte, subsiste toutefois une question légitime : que peut-il apporter à un registre autrefois quitté en majesté ?

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Au terme d’un mouvement inaugural, fluide mais aussi spectaculaire, la caméra déambule à l’intérieur d’une maison de retraite jusqu’à nous présenter un Robert De Niro vieilli et en chaise roulante. Un brin d’ironie traverse ce premier indice quant à la santé de son metteur en scène et son insolente jeunesse. Il s’agit aussi d’un leurre, la forme flamboyante qui semble s’annoncer, caractéristique de celles des Affranchis ou de Casino, ne sera pas reconduite. Frank Sheeran n’est ni Jimmy Conway ni Sam Rothstein, même s’il partage avec ce dernier une certaine sobriété, il ne dispose pas de réel pouvoir décisionnaire. Second couteau du crime organisé, éternel numéro deux, tiraillé entre sa loyauté et ses obligations, il est à une place convoitée tout en étant inévitablement positionné dans l’ombre sans réelle possibilité d’ascension. En si durant son premier acte, The Irishman, semble s’inscrire directement dans la continuité de ses prédécesseurs, c’est pour progressivement bifurquer et emprunter une trajectoire plus introspective. Nous sommes bien face à un rise and fall scorsesien avec ce que cela peut impliquer de motifs connus (la rivière dans laquelle sont jetées les armes, rappelle par exemple le désert de Las Vegas où étaient jadis enterrés les cadavres), de thématiques abordées (la rédemption, ici impossible, est toujours aussi importante) et de péripéties potentiellement attendues (à une nuance près, l’ascension est plus « prévisible » que la chute). Un point est particulièrement significatif d’une évolution dans l’approche, celle de la violence. On se souvient subitement de montées de sauvagerie inouïs, d’éclairs ultra-violents imprévisibles parfois gratuits, parfois choquants. La fonction de tueur à gages du héros revêt une appellation presque poétique : « celui qui peint les murs ». Dans les faits, la violence est au choix expédiée froidement ou évacuée hors champs, d’une certaine manière, on est plus proche de Funny Games que des Infiltrés. Cette apparence, plus rigide qu’à l’accoutumée, étonne d’autant plus que le film, regorge de pures scènes de comédies, pas amenées de manière aussi franche que sur Le Loup de Wall Street mais il n’empêche, l’humour a pleinement sa place au sein de la fresque.

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Motif inédit et source potentielle de scepticisme, le challenge technologique inspiré par le de-aging (outil permettant de rajeunir et vieillir numériquement certains des acteurs). Procédé pas toujours heureux, comportant le risque de figer les visages, nuire à l’expressivité des interprètes, freiner l’émotion, ici employé pour la première fois par le metteur en scène. Si Martin Scorsese s’était emparé avec virtuosité et intelligence de la 3D en 2011 pour Hugo Cabret, il n’a pas toujours été attiré par les technologies de pointe. Dans le cas présent, il s’en sert, notamment, pour rajeunir (puis vieillir) Robert De Niro, qu’il a par le passé, filmé, de ses trente à cinquante-deux ans, dont il a imprimé durablement le visage à travers ses pellicules. Même s’il pourra demander un petit temps d’adaptation, le résultat est globalement convaincant et ouvre la voie à l’une des perspectives les plus excitantes du film. Le travail opéré sur De Niro nous rappelle au souvenir de l’une de ses plus grandes prestations, celle de Jake La Motta dans Raging Bull. Dans l’épilogue de ce dernier, le comédien apparaissait vieilli, à l’aide de moyens plus artisanaux, à savoir maquillage et prothèses. Ce vieillissement prématuré était un champs des possibles, qui de fait ne correspond pas à la réalité, de la même façon que cette nouvelle jeunesse proposée dans The Irishman est irréelle mise en rapport avec la vraie. Ce dernier point ouvre l’une des pistes les plus stimulantes du film. Un jeu entre le vrai et le faux, où Scorsese manie les grandes figures, réelles et fictives (héritées de sa propre mythologie cinématographiques). L’Histoire qu’il a écrit dans le cinéma et celle des États-Unis sont amenées à se télescoper, s’entrechoquer et en fin de compte dialoguer et s’interroger. La réformation du duo De Niro/Pesci, tous deux excellents (mention spéciale pour le second sidérant de justesse et d’intériorité contenue), induit avec elle la mémoire de leurs relations passées sous cette même caméra. En connaissance de ces antécédents, l’inversion hiérarchique constatée dans leur rapport, double celui ci d’un parfum de revanche pour celui qui joua Joey LaMotta et Nicky Santoro. Évolution et revisite de l’un des plus beaux tandems des cinquantes dernières années. À l’inverse, l’interprétation d’Al Pacino, employé dans un registre autrement plus excessif et cabotin (et jubilatoire) que ses partenaires se nourrie de fantasmes. Le spectre de ses incarnations de Michael Corleone, Tony Montana ou Carlito Brigante plane, à la fois comme une fusion possible dans son Jimmy Hoffa, mais aussi en faisant germer l’idée que ses gangsters cultes du septième art, ont supplantés les vrais, spécimen qu’il campe ici. Ce trio phare – Sheeran / Bufalino /Hoffa – n’est pas seul. Parmi les seconds rôles on croise différents visages clés de la carrière du cinéaste, de son premier long-métrage Who’s That Knocking at my door à ses récentes incursions télé. On remarque la présence discrète de son premier acteur fétiche, Harvey Keitel et du rôle principal de sa série Vinyl, Bobby Cannavale (également vu dans Boardwalk Empire).

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Mis à par Gangs of New York, son grand projet partiellement mutilé par un producteur que l’on ne prendra pas la peine de nommer, Scorsese n’a jamais abordé aussi frontalement l’Histoire américaine. À l’écriture des deux films, on peut retrouver un même nom, Steven Zaillan. Scénariste d’envergure, qui a collaboré avec Steven Spielberg (La Liste de Schindler), Ridley Scott (Hannibal, American Gangster, Exodus), David Fincher (Millénium : Les Hommes qui n’aimaient pas les femmes) ou encore Brian De Palma (Mission : Impossible) et Sidney Pollack (L’Interprète). Un auteur n’aimant rien tant qu’ausculter des rapports de forces et de pouvoirs remis en cause afin de les inscrire dans une perspective historique. Ainsi, The Irishman, évoque plusieurs épisodes importants des années 60, du débarquement de la baie des Cochons (tentative ratée d’inversion militaire à Cuba) à l’élection de John Fitzgerald Kennedy puis son assassinat, de la nomination de son frère Bobby au ministère de la justice à la guerre du Vietnam en passant par l’élection de Nixon etc. La fresque dense et ample, basée sur un scénario complexe, à la structure divisée en trois temporalités distinctes, bénéficie des qualités de conteur d’un cinéaste qui lui confère une fluidité narrative peu évidente. L’étude de la vie mafieuse de Frank Sheeran, tend un miroir sur le monde « légal » autant qu’un éclairage désabusé sur des périodes clés. Martin Scorsese ausculte un pays corrompu, bâti sur des institutions gangrénées de l’intérieur. En comparaison, Casino, via la création de Las Vegas, ne montrait qu’un échantillon. L’intégrité artistique, l’éthique cinématographique dont a toujours fait montre le cinéaste, devient une sorte de dernier rempart contre un monde (et une industrie) en décomposition. Geste romantique et mélancolique d’un géant, qui n’entend pas céder à la facilité de la nostalgie. The Irishman, n’est pas le baroud d’horreur d’une génération d’acteurs hors pairs, qui retrouvent des sommets qu’ils n’auraient – idéalement – jamais dû quitter. La durée fleuve, épouse un dessein qui prend peu à peu tout son sens jusqu’à un dernier acte inédit dans l’œuvre du metteur en scène. Patient, Martin Scorsese observe et étudie le temps, celui qui passe et celui qui reste. Si ses personnages comptent parmi les plus touchants qu’il ait filmé, cela tient à un regard à hauteur d’homme, les yeux dans les yeux, sans omission ni complaisance. Une nouvelle question s’invite, celle de la mort, de la fin qui se rapproche à travers son alter ego de toujours, Robert DeNiro. Presque Eastwoodien dans sa facture testamentaire, il nous offre à contempler un homme rongé par les regrets, ses erreurs, son passé, l’impossibilité de se racheter, se repentir. Le film se double alors d’une émotion bouleversante, accentuée par plusieurs considérations : l’adieu définitif à un genre, à un pan de notre cinéphilie, la fin d’une Histoire sublime. On laissera le temps décider de la place conférée à The Irishman dans l’édifice scorsesien. Poursuivons brièvement l’analogie avec Clint Eastwood, après avoir dit au revoir au western en 1992 (Impitoyable), l’interprète de Dirty Harry a continué d’écrire sa légende et aligner les chefs d’œuvres. On ne doute pas que Scorsese en fasse autant.

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[Article publié une première fois à l’occasion du texte Festival Lumière 2019 – Seconde partie : Il était une fois Martin et Gaspar]

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