Luciano Ercoli – « La mort caresse à minuit »

Ah, ces magnifiques titres des giallos et leur énigmatique singularité, leur poésie sibylline ! Outre le plaisir de les prononcer, ils provoquent régulièrement le remue-méninge d’un spectateur est bien en peine de les raccrocher à son contenu. Pourtant, rien ne ressemble autant à un film de Luciano Ercoli que son titre savoureux et ironique : il ouvre sur un champ sensitif, fidèle à l’atmosphère dans lequel le film baignera ; c’est une mélodie, une manière de nous faire respirer le met avant de nous le faire goûter.

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Avec La mort caresse à minuit (1972) Ercoli reprend sa fidèle équipe de Nuits d’amour et d’épouvante (1971) Susan Scott retrouve les visages familiers de Simón Andreu, Luciano Rossi, Susan Scott, Claudie Lange, Fabrizio Moresco. Fernando Arribas est toujours à la photo et Angelo Curi au montage. Gastaldi et Ercoli franchissent une étape en matière d’esthétique pop, tant dans le visuel qu’à la manière de mener l’intrigue vers la légèreté psychédélique et le délire rocambolesque. La séquence de générique et sa lampe à paillettes changeant de couleurs donne d’ailleurs le ton.

Soucieuse de protéger sa vie privée, la belle modèle Valentina participe anonymement à une expérience scientifique « sous contrôle d’un docteur » auprès d’un journaliste. Il s’agit de se faire injecter une nouvelle drogue qui décuple les sensations. La transition du passage dans le miroir -motif traditionnel du giallo – de la réalité vers son double fantasmatique est ici particulièrement exposée. Dès lors que l’héroïne accepte l’expérience hallucinogène, le giallo découvre une porte qui permet de s’échapper possiblement du rationnel tout en respectant les codes d’une enquête policière. Tout devient possible, même la plus abracadabrante des hypothèses. L’imaginaire n’ouvre pas sur un fantastique franc, mais sur d’autres éléments du réel que l’héroïne ne pouvait potentiellement pas voir, Valentina devenant voyante malgré elle, témoin d’un crime auquel elle n’assiste qu’en fantasme… mais qui s’est pourtant bien produit. L’agréable trip se mue en vision cauchemardesque.

La manière avec laquelle Ercoli et Gastaldi manient ironie et humour noir est particulièrement jubilatoire. Valentina s’apprêtant à se faire photographier répète à l’envi « surtout pas le visage ! « . Mais ses yeux s’écarquillent de terreur sur l’agonie de la jeune femme, l’expression prendra un tout autre sens, renvoyant la première à une signification bien dérisoire. Quand le meurtrier lèvera son gan de fer sur sa victime, elle hurlera à nouveau un « non, pas le visage ! » avant de la voir se faire défigurer. Dans la pièce, tout est pourtant calme, pendant que Valentina la tête collée à la vitre tarde à reprendre ses esprits. Le montage restitue parfaitement cette sensation miroir qui se fissure et s’ouvre sur un fantasme – trahissant un acte avéré dont la temporalité n’est pas identifiable. La mort caresse à minuit fait du trompe l’œil et du double-sens de la réalité son motif principal multipliant les chausses trappes et inductions en erreur dès sa séquence d’ouverture : ce que nous regardons n’est pas ce qu’il fallait voir et la scène ré-examinée nous apprend qu’il fallait la lire différemment. Faux docteur, fausse science et vrai LSD. Ercoli détourne en ce sens les leit-motivs visuels du giallo à l’instar des gans noirs posés sur une bouche suggérant une agression typique, mais qui dans le contexte ne sont qu’un accessoire insignifiant. Pour paraphraser cette « trahison des images » telle que la concevait Magritte : « ceci n’est pas un meurtre ». A la manière du jeu des 7 erreurs le spectateur observe les arrières plans, serait tenté de s’écrier « derrière toi ! » lorsqu’il remarque ce qui échappe à l’héroïne, entrevoyant par exemple le tueur s’enfuir et traverser le champ pendant qu’elle parle face caméra. A cet effet, le cinémascope s’avère particulièrement bien employé, profitant de toute la largeur qu’il offre et de la richesse de sa profondeur.

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La rectangularité permet une combinaison infinie de formes géométriques, un agencement inouï de lignes et de perspectives trompeuses dignes de De Chirico. Difficile de ne pas penser à L’oiseau au plumage de Cristal pour cet appartement désert offrant un paysage abstrait avec ses angles coupants. Ercoli amplifie et anamorphose la perception, caractérisation idéale de ce genre-simulacre. Il ne s’agit pas uniquement de plans larges, Ercoli aimant également coller au plus du visage, entier ou fragmenté en autant de regards et de lèvres qui envahissent l’écran, captant les palpitations, les agitations comme autant de nouveaux paysages (mettons nous à la place du spectateur immergé dans la salle de cinéma envahi par les fragments de visage de Susan Scott). Nul, hors du cinéma n’est amené à regarder la peau ainsi, déréalisant l’être humain pour évaluer ses émotions. Telle une image dans l’image, Ercoli se permet même d’intégrer à l’intérieur du cadre gros plan et plan large en faisant trôner derrière le lit de Valentina allongée, une immense photo rectangulaire de son visage en gros plan.

En confinant régulièrement l’intrigue dans l’appartement de Valentina, non seulement Ercoli instaure une unité de lieu hitchockienne (on pense régulièrement à La corde dans l’utilisation de l’espace intérieur), mais il installe un dispositif voyeuriste que n’aurait pas renié le réalisateur de Fenêtre sur cour, la baie vitrée de Valentina donnant sur l’immeuble d’en face, le lieu du crime. S’aventurant dans ces bureaux déserts, elle peut observer son propre salon et apercevoir son compagnon qui attend en face. La mise en scène d’Ercoli excelle dans ces champs/contrechamps, ces jeux de miroir et de regards.

Malgré l’efficacité de son suspense, La mort caresse à minuit privilégie à l’angoisse le mouvement d’une bd trépidante – qui coïncidence totalement avec l’esthétique pop – avec son héroïne qui joue des poings, ses courses poursuites dans la rue ou sur les toits, ses méchants patibulaires et grotesques, ses rencontres pittoresques. On se croirait dans un fumetti. Ça n’est alors sûrement pas une coïncidence que l’héroïne porte le même nom que la fabuleuse Valentina de Guido Crepax, placée elle aussi sous le signe de la sensualité, de l’énergie et du fantasme. Certes Gastaldi ne va pas jusqu’à la transporter dans des aventures aussi érotiques et dans un onirisme sadomasochiste aussi prononcé, mais Susan Scott s’y fait tout de même attacher, et des méchants pervers lui déchirent bien quelques habits.

Luciano Ercoli sème ses hommages au Bava de 6 femmes pour l’assassin, et la façon dont la caméra voyeuse s’immisce dans le décor, surveille derrière les fenêtres renvoie à ce « giallo » originel. Dans La mort caresse à minuit, il lui emprunte également le gan meurtrier aux griffes d’acier. Quant à Valentina, ne rappelle-t-elle pas l’aventureuse héroïne de La fille qui en savait trop, s’improvisant apprentie détective ? Bava suggérait d’ailleurs que son héroïne avait peut être rêvé le meurtre après avoir fumé d’étranges cigarettes !

C’est bien simple, tout est à l’unisson dans La mort caresse à minuit, servi par une intrigue aussi « colorée » que son traitement, dans une totale harmonie sonore et visuelle. Le rythme psychédélique et alerte sied tout à fait à ce vertige des réalités. Fausses pistes, faux bourreaux et vrais coupables, erreurs sur les victimes, tout y est, mené tambour battant, sous les notes endiablées de Ganni Ferrio qui signe une partition easy listening digne de Piero Piccioni, parmi les plus belles illustrations musicales du genre.

Outre cette jubilation du rebondissement abracadabrant et des coups de théâtre qui s’enchainent, Nuits d’amour et d’épouvante comme La mort caresse à minuit sont des giallos étonnamment féministes qui brillent par leurs héroïnes atypiques : elles n’obéissent pas au stéréotype de la scream queen ou de la victime sans substance. Ercoli porte un intérêt visible pour le mystère du fantasme féminin et la fascination qu’elle exerce chez les hommes – y compris en abordant l’idée de leur féminité/sexualité non assumée.

Ercoli et son complice conçoivent des personnages de femmes libres dans leur sexualité excluant l’idée de péché ou de mœurs dissolues. Même si la propension de Nicole dans Nuits d’amour et d’épouvante à passer d’homme en homme lui jouera des tours, jamais l’œil d’Ercoli ne s’ouvre sur un espace de culpabilisation, préférant admirer son indépendance. Cette émancipation, cette libération était déjà au centre de Photo interdite d’une bourgeoise. Tel un motif récurrent qui se développe d’un film à l’autre, on retrouve ce personnage d’affranchie des règles sociales et du joug masculin. Les hommes ne la soumettent pas à leur désir, elle les toise, leur rit au nez, se vengent avec énergie de leur trahison ou de leur instinct de virilité.

Cette fascination est portée par la présence de sa muse Susan Scott, qui métamorphose chaque image où elle apparaît en ode à sa femme, en déclaration. Certes nous n’en sommes pas à ce que fera Jess Franco de Lina Romay, mais il la filme d’une caméra amoureuse, la dévêt parfois, pendant qu’elle lui renvoie un regard et des sourires complices. Le trouble ressenti a le parfum d’une douceur érotique étrange et émouvante. Il est beau de ressentir un tel courant entre le filmeur et l’actrice qui le regardant, nous regarde aussi.

Suppléments

  • Présentation du film par Emmanuel le Gagne
  • Générique français
  • Diaporama d’affiches et de photos
  • Film-annonce original

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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