Des neuf longs métrages réalisés par le Sud-Coréen Jin-ho Hur, seul April Snow a bénéficié en 2006 d’une exploitation en salles. Le (lointain) souvenir qu’il en reste est celui d’un mélodrame délicat. Ce qui n’est pas le cas de A Normal Family, qui explore une autre facette, la satire sociale grinçante et méchante. Le film ausculte la perte des valeurs morales d’un pays en décomposition récoltant les fruits de décennies de libéralisme décomplexé. Adapté d’un best-seller de l’écrivain Hermann Koch, déjà transposé à l’écran à trois reprises par le néerlandais Menno Meyres, l’italien Ivano de Matto et l’américain Oren Moverman, le film parvient à saisir la situation complexe de la Corée du Sud, au bord de l’implosion derrière les apparences d’une démocratie sereine. Le prologue, déflagration de violence incontrôlée, lorgne du côté du cinéma de Park Chan-Wook : la confrontation musclée de deux automobilistes entraîne la mort brutale de l’un d’eux, et un accident collatéral, celui de la fille du décédé, gravement blessée.

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Le choc physique et émotionnel de la séquence permet d’introduire les personnages principaux, deux frères que tout oppose, Jea-Won, avocat d’affaires sans scrupules engagé pour défendre le meurtrier, et Jae-Gyo, médecin épris de justice qui va tout faire pour sauver la petite fille. Avec leurs épouses respectives, ils se réunissent, selon un pacte ritualisé, dans un restaurant chic pour évoquer les affaires de famille. Ce dîner, à la fois diplomatique et symbolique, prend des allures de petit théâtre de la cruauté, exacerbant les rancœurs et reproches de chacun, dans une atmosphère oppressante sublimée par une esthétique aussi élégante que glaciale. Dans un décor huppé, les mets raffinés et les vins de grand cru n’adoucissent pas la virulence des échanges. Au contraire, ils ne font que conforter les positions sociales de la fratrie. L’affrontement prend une tournure personnelle, lorsque leurs enfants se trouvent impliqués dans une agression nauséeuse, le tabassage d’un SDF sans défense.

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Jusque-là, c’est un sans-faute. A Normal Family s’impose comme une machine de guerre implacable, d’une précision narrative et formelle qui fait froid dans le dos. La sophistication de la mise en scène avec ses longs plans fixes asphyxiants et son découpage tranchant comme une lame de rasoir sert admirablement un scénario retors, qui implique un spectateur amené à se poser des questions fondamentales s’il était confronté à des circonstances similaires. Doit-on dénoncer ses propres enfants au nom de la sacro-sainte vérité ou les protéger qu’elles qu’en soient les conséquences ? Soulager sa conscience ou s’arranger avec elle, telle est la question. De ce conflit draconien, passionnant à bien des égards tant d’un point de vue philosophique que politique, Jin-ho Hur tisse une admirable étude de mœurs qui, hélas, ne tient pas sur la durée. Trop confiant, il verrouille toutes les issues et finit par se reposer sur une mécanique brillante mais qui révèle ses artifices. Il renverse la position des protagonistes : le plus humaniste n’est pas forcément celui que l’on croit, les cartes morales étant redistribuées dans une inversion prévisible. Ce regard sarcastique n’est pas sans poser un problème de fond, servant la soupe aux esprits les plus réactionnaires, qui considèrent souvent que les individus les plus progressistes en apparence expriment leur conservatisme dès lors qu’ils sont impactés par un drame les touchant directement. Ce cynisme, contestable, infuse néanmoins une noirceur qui fait plaisir par sa dimension gentiment incorrecte.

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Le réalisateur déjoue des évidences, des clichés pour en recréer d’autres un peu faciles. C’est la limite de ce thriller social, étouffé par un récit programmatique jusqu’au dénouement final. Il offre peu d’espace au surgissement de l’inattendu, se privant d’une respiration nécessaire et même d’ambiguïté, enfermant les personnages dans des schémas de pensées univoques. La démonstration, jubilatoire, s’accompagne d’une férocité dans le regard, dénuée d’empathie, ce qui demeure surprenant de la part d’un cinéaste attaché au mélodrame dans ses premiers essais. Il dresse également le portrait d’une jeunesse effrayante qui a perdu toute forme de boussole morale, devenue le produit d’un capitalisme sauvage hiérarchisant les individus en fonction de leur importance. Comme l’énonce l’un des personnages, un SDF de moins ne changera pas grand-chose pour le bien-être du pays.

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Même s’il a parfois la main lourde, appuyant sa thèse là où ça fait mal, Jin-ho Hur signe un jeu de massacre réjouissant, pamphlet féroce prenant pour cible une famille qui n’a rien de modèle : pour sauver les apparences, on peut s’éloigner de ses propres valeurs, de sa propre humanité. Derrière la normalité de surface, elle abrite des « monstres » au visage d’ange qui ne savent plus repérer le bien et le mal à force d’être déconnectés du réel.
(Corée du Sud – 2023) de Jin-ho Hur avec Sul Kyung-gu, Jang Dong-gun, Claudia Kim, Hee-ae Kim
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