Après avoir débuté comme story-boarder (notamment sur RoboCop), puis signé de nombreux courts-métrages, publicités et clips vidéo, John Dahl passe au long en 1989 avec Kill Me Again. Polar poisseux produit par Propaganda Films (structure fondée par David Fincher, entre autres) il met en vedette Val Kilmer, Joanne Whalley dans le rôle dune femme fatale (motif récurrent du début de la filmographie du cinéaste) et Michael Madsen, véritable révélation pour Quentin Tarantino, qui lui offrira le rôle de Vic Vega dans Reservoir Dogs. Après ce coup dessai réussi, il tourne en 1993 Red Rock West avec Nicolas Cage, Dennis Hopper et Lara Flynn Boyle. Gagnant rapidement un petit statut culte, le film propulse le réalisateur dans la sphère des grands espoirs de lindustrie en ce début de décennie, malheureusement, la suite de sa carrière ne sera pas à la hauteur. Mémoires suspectes avec Ray Liotta, sorti en 1996, passe inaperçu, et si Les Joueurs (sympathique film darnaque) voire Une Virée en enfer (relecture du Duel de Steven Spielberg coécrit par J.J. Abrams) suscitèrent un regain d’intérêt, Le Grand raid en 2005 et You Kill Me en 2007 n’ont pas marqué les annales. Par la suite, il se tournera vers la télévision, en signant des épisodes pour des séries comme Homeland, Californication ou Dexter, délaissant le grand écran depuis maintenant plus dune dizaine d’années. Mais pour lheure, retour en 1994, Dahl est encore une valeur montante et Hollywood se prend de passion pour les thrillers érotiques suite aux succès de Liaison Fatale d’Adrian Lyne en 1987 et Basic Instinct de Paul Verhoeven en 1992 (tous deux avec Michael Douglas). Ce dernier souhaite adapter Buffalo Girls, un script de Steve Barancik, alors scénariste amateur travaillant dans le télémarketing (détail qui a son importance). Renommé Last Seduction, il suit la cavale de Bridget Gregory (Linda Fiorentino), qui, après avoir dérobé 700 000 $ à son mari, médecin et trafiquant de drogues à ses heures perdues (Bill Pullman), trouve refuge dans une petite ville de l’Amérique profonde. Proposé dans un master HD par Elephant Films, le long-métrage mérite un nouveau regard tant il se détache des codes dun sous-genre alors en vogue.

(© Copyright Elephant Classic Films)

Aujourdhui disparu (si lon excepte la pitoyable trilogie 50 Nuances), le thriller érotique hollywoodien a donné, entre la fin des années 80 et le milieu de la décennie suivante, des résultats aussi estimables (Jade de William Friedkin, encore avec Linda Fiorentino, Sexcrimes, sorte de queue de comète de la mouvance) que franchement nanardesques (Sliver, Color of Night ou encore l’inénarrable Strip-Tease). Si Last Seduction s’inscrit, en apparence, dans ce courant, il se révèle finalement assez sage et son intét se situe ailleurs. Dahl ménage ses scènes de sexe (plutôt soft) et préfère s’appuyer sur les excellents dialogues très crus signés Barancik (futur coscénariste de Domino aux côtés de Richard Kelly) pour faire monter la température. Ce qui se dessine in fine à travers le plan de cette arnaqueuse froide et manipulatrice, cest la réécriture et la modernisation dun genre majeur du cinéma américain : le film noir. Au-delà des nombreuses références à des classiques comme Assurance sur la mort ou Le Facteur sonne toujours deux fois et de la musique jazzy, cest à travers un jeu de dupes et de faux-semblants que le récit gagne une dimension ludique en retournant les conventions de ses modèles. Dès le départ, Bridget et son mari, Clay, sont présentés séparément, chacun dans son propre milieu professionnel, et semblent totalement opposés. Elle est une executive woman autoritaire manageant une plate-forme de télémarketing, lui, un minable médecin organisant un trafic illégal de médicament. Il est introduit en plein deal, sous le Brooklyn Bridge, comme écrasé par le décor, alors que laffaire tourne mal, elle, filmée en contre-plongée, malmenant ses employés (des hommes majoritairement). Un rapide plan sur une photo de mariage indique au spectateur que les deux personnages sont en couple, avant quune scène cruciale ninverse les rôles. Le mari dévoile le visage dun homme violent et calculateur, l’épouse, femme daffaires aguerrie, devient soumise et docile. Pourtant à l’image de ces messages écrits à l’envers que l’héroïne sème sur son chemin, ou cette alliance jetée au milieu dobjets sans valeur, tout nest pas aussi simpliste et les cartes se retrouvent souvent et brutalement redistribuées. Si lon excuse certaines facilités scénaristiques (notamment dans sa dernière partie) et un emballage formel efficace mais sans génie, le film réserve son lot de séquences réussies, comme cette voix-off détaillant une action théorique, qui se retrouve exécutée à l’image. La conclusion, et son inversion totale des valeurs morales et des identités de genre demeure en cela le climax parfait des aventures cyniques dune séductrice mortelle.

(© Copyright Elephant Classic Films)

Comme tout bon film noir, le long-métrage met en vedette une traditionnelle femme fatale. Voix grave, suave, tailleur strict, cigarette aux lèvres, Bridget nest pas une veuve éplorée venant quémander les services dun détective privé pour autant. Elle est froide, dominatrice, tant dans ses relations avec les hommes quelle séduit, quavec ses employés (ses esclaves ?) quelle mène à la baguette à coup dinsultes et de récompenses. Ayant bien réussi sa vie professionnelle, elle annonce au détour dune réplique que larnaque est son « hobby ». Pour parvenir à ses fins, elle utilise aussi bien ses charmes (excellente scène de drague pour le moins directe et crue), que la susceptibilité et les tabous du « sexe fort ». Celle qui se fait surnommer Wendy Kroy durant sa cavale, est interprétée par une actrice talentueuse qui a depuis disparu des radars (ses derniers rôles notables datent du début des années 2000 avec Ordinary Decent Criminal et En toute complicité, où elle partage laffiche avec Paul Newman) : Linda Fiorentino. Connue pour son fort caractère, qui entraînera de nombreuses frictions, notamment avec le réalisateur Kevin Smith sur le tournage de Dogma, elle fait partie des nombreux visages féminins marquants des années 90, qui nont malheureusement pas eu la carrière escomptée (à l’instar de Deborah Kara Unger, par exemple). La comédienne, présente dans quasiment chaque plan, donne vie à ce personnage, s’investissant dans chaque scène (elle avait refusé la doublure corps que la production lui proposait pour les scènes de nu), transcendant chacune de ses apparitions en un moment sensuel, vénéneux et jouissif. En cela, lune des séquences coupées présentes en bonus, représente l’acmé de la perversité de l’héroïne : dans un gymnase désert (surplombé ironiquement par les mots Physical Education), elle fait revivre à Franck (Peter Berg), ses premiers émois denfance en incarnant une écolière faussement candide. Un mélange d’angélisme feint et de réel machiavélisme qui permettra à l’actrice d’être nommée aux BAFTA (et non aux Oscars, le film ayant été diffusé sur HBO avant de sortir en salles), consacrant une prestation marquante, dans une œuvre plus subtile quil ny paraît.

(© Copyright Elephant Classic Films)

En suivant le parcours de cette arnaqueuse fuyant la ville en voiture avec un sac plein de billets pour atterrir en pleine Amérique rurale, Last Seduction laisse à penser que le spectre de Psychose plane sur le film et que le dénouement ne peut être que tragique pour cette dernière. Dès son entrée dans un bar sous les yeux médusés des locaux, Bridget est perçue comme une étrangère à Beston. Apprêtée, sophistiquée et un brin méprisante, elle commande un Manhattan alors que seule la bière semble couler à flots, et prend les « bouseux » alentour de hauts, seul Franck, un habitant de la ville, ose venir à sa rencontre. Interprété par Peter Berg (alors acteur et pas encore réalisateurs de films daction), le jeune homme pourrait être larchétype du campagnard rustre et bourru tels que la new-yorkaise les imagine, il nen est rien. Sensible, sentimental, il est la seule lueur de bienveillance au milieu de lambiance délétère, lunique personnage positif, bien que poussé au pire par amour. Face à lui, à ses valeurs surannées, l’héroïne symbolise la puissance de la citadine triomphante, usant de son physique autant que de son argent pour parvenir à ses fins. Au détour dune séquence, elle persuade celui qui est devenu son amant de sombrer dans l’illégalité en faisant passer le tout pour un jeu, usant dun discours marketé et lui laissant miroiter une récompense, agissant de la même manière quavec ses subalternes au sein de la plate-forme où elle officie en début de métrage. Si les petites bourgades ne sont pas exemptes de défauts, lhypocrisie conservatrice qui y règne exclue, de fait, une femme forte et libérée, cest cette dernière qui synthétise tous les travers dune société ultra libérale et déshumanisée (comme lorsquelle écrase sa cigarette dans une tarte amoureusement préparée). Dans une interview présente en bonus, David Mikanowski, journaliste au Point Pop, considère le film comme le dernier volet dune trilogie de « films noirs en Amérique profonde », après Kill Me Again et Red Rock West. Un versant politique, renvoyant dos à dos deux réalités états-uniennes, constat plus que jamais dactualité au sortir du mandat de Donald Trump, qui élève Last Seduction au-dessus du simple hommage référencé. Une belle redécouverte portée par une actrice magnétique, dont le master proposé par Elephant Films (accompagné de nombreux suppléments, dont deux making of d’époque et une fin alternative) rend enfin justice.

(© Copyright Elephant Classic Films)

Disponible en Combo Blu-Ray / DVD chez Elephant Films. 

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A propos de Jean-François DICKELI

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