Passée à la réalisation en 2005, avec le court-métrage Monster, qu’elle développera en long par la suite sous le titre Mister Babadook en 2014, l’Australienne Jennifer Kent avait au préalable débuté comme actrice au cours des années 90 (principalement à la télévision, bien qu’elle figure également au générique de Babe, le cochon dans la ville). Triplement primée à Gerardmer pour son coup d’essai, quatre ans s’écouleront jusqu’à la sélection de son deuxième opus, The Nightingale à la Mostra de Venise. Remarqué à plusieurs titres : seule réalisatrice en compétition, une projection qui fera couler beaucoup d’encre (gagnant rapidement la réputation d’œuvre choc) et l’obtention du prix spécial du Jury (en plus du Prix Marcello Mastroianni du meilleur espoir pour Baykali Ganabarr). En juin 2019, le film sort sur les écrans australiens, puis sur quelques territoires : Taïwan, Nouvelle-Zélande, Irlande, Norvège, Japon… Après une attente de plus de deux ans et demi, son sort dans l’hexagone longtemps incertain, s’est enfin décidé. Le long-métrage n’aura finalement eu droit qu’à une projection unique sur grand-écran en septembre dernier lors de la 13ème édition des Hallucinations Collectives (voir notre compte-rendu) avant d’atterrir sur OCS en mars et faire aujourd’hui l’objet d’une sortie directement en Blu-Ray et DVD chez Condor Films (l’édition s’accompagne de deux suppléments : L’histoire et les personnages & Dans les coulisses du tournage). Le contexte sanitaire n’a certes pas aidé, mais cette issue traduit également la frilosité des distributeurs quant à une proposition qui appose à la dureté de son sujet, un traitement sans concessions. Si la cinéaste continue de s’inscrire dans le genre, elle opère ici un changement de registre, elle délaisse l’horreur pour le Rape and Revenge sur fond de fresque historique. Tasmanie, 1825, Clare (Aisling Franciosi), une jeune Irlandaise, poursuit Hawkins (Sam Claflin), un officier britannique pour se venger d’actes de violence qu’il a commis contre elle et du massacre de sa famille, avec pour seul guide Billy (Baykali Ganabarr), un Aborigène qu’elle ne connaît pas.

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Format 4/3, photographie épurée, gros plans et cadres frontaux, la cinéaste impose immédiatement une mise en scène sèche et précise, rappelant la Andrea Arnold des Hauts de Hurlevent dans son traitement moderne apposé à un film d’époque. Jennifer Kent, marque ainsi une évolution assez radicale après Mister Babadook, autant qu’elle s’affirme par la même occasion. Elle introduit d’abord son héroïne dans son environnement intime, dévoile son mari puis son nourrisson. Les personnages précèdent le contexte, la chanson qu’elle chante à son enfant, induit une douceur en rupture avec le climat terrible qui nous sera ensuite présenté. Descriptions réduites au strict minimum, l’action précède la parole, la cinéaste préfère montrer plutôt que dire. Climat sale (au sens propre et figuré : racisme, misogynie et homophobie sont de mise), rapports durs entre les personnages, qu’il s’agisse de Clare et de sa supérieure (humiliations, absence de sororité), des officiers entre eux (tout se fait dans l’autorité et la brutalité), seule une de ses « collègues » et son mari, lui offrent un peu de tendresse, de répit. Quelque chose de douloureux ne tarde pas à se révéler, les soldats ne la respectent pas, tandis que l’officier Hawkins la retient « prisonnière », ne lui accordant aucune importante et abusant d’elle à sa guise. Aucun recours (simulacre de procédure judiciaire brièvement évoqué) ne lui est alors permis autre que l’ancestrale loi du talion. La violence de l’atmosphère est d’autant plus palpable que la réalisatrice parvient toujours à trouver la bonne distance dans ses choix de cadre et la justesse dans son regard. L’effroyable séquence qui sert d’élément déclencheur à l’intrigue, aussi insoutenable soit-elle, ne peut être accusée d’une quelconque forme de complaisance ou de voyeurisme. Les plans rapprochés sur les visages et corps des personnages accentuent l’intensité d’un passage éprouvant, ponctué par des actes d’une violence et d’une sauvagerie inouïes, provoquant d’un même élan révulsion et stupéfaction. Aux antipodes d’un Alejandro González Ińarritu sur The Revenant (les deux récits partagent certaines similarités), la mise en scène referme constamment le cadre autour de ses personnages, comme pour se positionner au plus près de leurs émotions.

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Mister Babadook, affirmait déjà une envie de croiser les horizons et perspectives : le film d’horreur était lié au drame familial, mâtiné de références au cinéma muet / expressionniste (une dimension encore plus présente dans le court-métrage Monster). The Nightingale ambitionne de confondre le « sous-genre » (le Rape and Revenge, on peut même parler ici de Rapes and Revenge), et le « grand cinéma », la fresque historique. Elle cherche moins à dispenser une leçon scolaire qu’à aborder une période cinématographiquement rarement dépeinte, et représenter à la fois les exactions commises par les soldats britanniques, la colonie pénale et le sort des Aborigènes tasmaniens. Sa volonté d’entrecroiser les genres épouse une perspective thématique, celle de mêler plusieurs horreurs : crimes raciaux décomplexés, exploitation des femmes, abus de pouvoir, rapports de domination unilatéraux. Elle regarde sans détour, refusant de fermer les yeux sur le passé terrible de son pays, lui donnant aussi par extension une résonance contemporaine. Où en sommes-nous de ces questions ? Comment sont-elles enseignées ? Tout a-t-il été réparé ? Elle ravive les blessures du passé, dans l’espoir incertain d’éveiller les consciences. Là encore la cinéaste refuse le didactisme ou la facilité, à l’image des plans inauguraux au cours desquelles Clare, chantant une comptine à son bébé, accompagné de gestes tendres, dissimule fermement un couteau dans sa main. Elle a conscience que le pire peut arriver. De même lors de la séquence pivot, les pleurs de l’enfant renforcent la dimension tragique et foncièrement traumatique de la scène. On peut retrouver un goût pour les séquences oniriques déjà présentes dans Mister Babadook, notamment à travers la tragédie originelle. Ces instants aèrent dans un premier temps le récit, renvoyant à une période plus heureuse, avant de se révéler de plus en plus cauchemardesques. Jennifer Kent s’abstient de concevoir des rôles archétypaux, au départ son héroïne répète les schémas racistes qu’on lui a inculqués, refuse de traiter avec une personne de couleur, se révélant étonnamment froide et obtuse. Dans ce contexte d’hostilités exacerbées et jamais tues, les fractures sont béantes. Les Anglais exercent sur les Irlandais une domination à un aucun moment remise en cause : chantage aux papiers, esclavagisme déguisé en faveur, abus… Les riches tiennent déjà les rênes et asservissent les pauvres, ces derniers contraints de voler pour survivre deviennent des criminels que l’on est en droit d’exploiter, violer, humilier sans craindre la moindre conséquence. Les Noirs, quant à eux, sont, dans les yeux d’une très large majorité de personnages Blancs, des vies qui ne comptent pas. À travers le parcours de ces deux protagonistes et de leur « réconciliation », la réalisatrice observe à la fois leur impuissance face aux atrocités auxquelles ils assistent, mais aussi les impossibilités (juridiques) légales pour faire valoir leurs droits (inexistants). Loin de leurs dissensions initiales, elle filme la réunion progressive entre deux victimes innocentes d’un pays à la sauvagerie effroyable, deux âmes brutalisées depuis toujours, ou presque, qui se rapprochent d’abord par les horreurs respectives qu’elles ont subies. En effet, Clare et Billy mettent d’abord leurs souffrances en opposition avant de comprendre qu’ils sont éprouvés par un ennemi commun. Il la réduit à son pays (Angleterre), elle, à sa couleur de peau, pour finalement se rendre compte que l’un comme l’autre ne parlent pas la langue de l’envahisseur. Le constat frappe alors en cours de visionnage : la question des Aborigènes n’a été que très peu traité au cinéma, surtout en comparaison aux Amérindiens dans le western américain, si l’on excepte une poignée d’œuvres telles que The Proposition (John Hillcoat), Walkabout (Nicolas Roeg), La Dernière Vague (Peter Weir) et surtout Charlie’s Country (Rolf de Heer).

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Ainsi, derrière sa peinture d’horreurs absolues, The Nightingale s’avère un film terriblement humain, portant la marque des grandes œuvres : savoir chercher la lumière dans les ténèbres. Cela commence par la douceur des comptines en contraste avec la violence du climat, puis se poursuit par le rapprochement entre les deux héros, campés respectivement par Aisling Franciosi et Baykali Ganabarr, deux révélations impressionnantes soit dit en-passant, loin d’un quelconque manichéisme. Leur relation devient progressivement la légère lueur au milieu de la noirceur totale. On constate nombre d’allusions ramenant à l’oiseau du surnom (le « nightingale » / rossignol du titre) de la jeune femme aux paroles de cette chanson ou la légende aborigène racontée par Billy, dimension métaphorique jamais surlignée par la réalisatrice. Elle est un oiseau qui doit réussir à voler de ses propres ailes dans un univers qui ne le lui permet pas. Le long chemin vers la vengeance (durée conséquente de plus de 2h15), met en évidence les contradictions et la complexité de la question « vengeresse ». Le dessein de Clare n’a rien d’apaisant, il ravive les douleurs, les plaies, quant à la scène de vengeance tant attendue, elle s’avère tout sauf jouissive. Pourtant à l’issue de ce périple et via son magnifique final, par une rupture de ton, un changement de couleurs dans la photo, une évolution est palpable. L’héroïne vivait dans le monde des morts avant de retrouver en partie l’envie de vivre (tantôt la mère de Mister Babadook était aussi seule contre tous, incomprise). Proposition aussi radicale qu’essentielle, The Nightingale retourne les tripes et secoue la conscience avec âpreté et intelligence. Avec ce deuxième long-métrage Jennifer Kent entre dans la cour des grand(e)s. Choc légitime et surpuissant.

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