Fernando Di Leo – Ruggero Deodato « Colère noire », « Mr Scarface », « Deux flics à abattre »

Elephant poursuit pour notre plus grand bonheur l’exhumation de l’œuvre de Fernando Di Leo, méconnue jusqu’à récemment. La sortie de « La Trilogie du milieu » a remis en lumière un cinéaste passionnant et insaisissable, entre l’artisan capable de se plier aux modes du moment (le giallo pour La Clinique sanglante. ou la comédie avec Ursula l’anti gang) et le cinéaste plus ambitieux dès qu’il s’agit de s’emparer de son genre de prédilection, le polar urbain, aussi bien sous influence française que des classiques de l’Age d’Or hollywoodien. Ancré dans les années 70, cette vague de polars prend pour contexte le climat politique et social de l’époque, plongé dans une spirale de violence endémique, entraînant une situation paranoïaque : révolte des ouvriers, émergence des Brigades Rouges, montée des groupuscules d’extrême-droite et d’extrême-gauche, politisation des milieux étudiants, dérive sécuritaire de la police, corruption des élites.  Bref, l’Italie vit une période de chaos. Ce sont les années de plomb qui vont nourrir abondamment le cinéma populaire de l’époque. Cette deuxième salve de poliziotesco, mineure au regard de la précédente, est néanmoins dominée par l’excellent Colère froide, suivi du plus léger Mr Scarface. Quant à Deux flics à abattre, il est réalisé par le papa de Cannibal Holocaust, Ruggero Deodato, qui signe sa seule incursion dans le genre.

Colère froide

La malchance frappe les plus démunis avec, souvent, ce petit coup du sort, ou plutôt cette petite idée derrière la tête d’hommes mal intentionnés. C’est ce que raconte Colère froide réalisé par un Fernando Di Leo qui a bien du mal à dissimuler sa colère face aux injustices du système. Deux enfants d’une dizaine d’années sont enlevés à l’entrée de l’école. Alberto est le fils de Fillipini, un riche industriel, et Fabrizio celui de Colella, un mécanicien, ancien motard et veuf, qui a du mal à joindre les deux bouts. L’enquête menée par le commissaire Magrini s’enlise alors que les ravisseurs demandent une importante somme d’argent. Mais Fillipini n’accepte pas le deal et tente de négocier, au grand désarroi de son épouse Grazia qui reproche à son mari son esprit calculateur au détriment des vies humaines. Colella, faute de moyens financiers, n’est que le témoin indirect de cette négociation, l’enlèvement de son fils n’étant qu’un dommage collatéral d’un rapt qui va tourner au drame.

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Dès l’ouverture du film, Fernando Di Leo appuie son propos par une mise en place forte montrant la complicité émotionnelle (liée à l’absence de la mère) entre Fabrizio et son père tandis que plus loin, Alberto est amené à destination par un chauffeur. La position du cinéaste est d’une clarté limpide. Délaissant les ravisseurs, figures désincarnées n’obéissant qu’à leur fonction pour faire avancer le récit, le cinéaste articule son film autour des acteurs subissant une pression arbitrée par un personnage de flic excentrique et lucide interprété par l’extraordinaire Vittorio Caprioli dans un numéro de cabotinage jouissif. Il apporte une légèreté, un humour presque décalé à une œuvre non pas austère mais globalement très directe et premier degré, y compris dans sa réflexion politique.  Il s’agit d’une confrontation, parfois sommaire en raison des profils psychologiques rudimentaires, entre un prolétaire impuissant au départ et un puissant homme d’affaires incapable de raisonner autrement qu’en termes financiers. A travers un polar musclé, qui prend son temps avant de prendre son envol dans un deuxième acte centré sur la vengeance, Fernando Di Leo affiche tout son mépris envers l’argent qui détruit tout et corrompt les individus. La démonstration n’est pas des plus subtiles mais elle est représentative d’un malaise qui gangrène l’Italie des années 70, en proie à la corruption et à une gestion inhumaine d’un capitalisme en plein essor. Après, Fernando Di Leo n’est ni Francesco Rosi ni Damiano Damiani. Sa réflexion sert de prétexte avant tout à une deuxième partie libératrice où Colella, seul sur sa moto, se transforme en un citoyen qui se rebelle, prêt à tout sacrifier pour venger la mort de son fils. Le style direct dénué du moindre lyrisme de Di Leo sied à merveille à ce virage brutal du côté du poliziotesco violent et radical. Mais il évite aussi d’épouser une idéologie putassière sur le mode « et si on tuait votre enfant ». La question du mal par le mal ou de « l’œil pour œil, dent pour dent », n’est pas au centre de l’histoire. En faisant de Colella l’archétype presque abstrait de l’ouvrier, condamné à subir, idéalement interprété par Luc Merenda, inexpressif comme il faut, créant un détachement nécessaire, le film ne sert pas la soupe à une idéologie réactionnaire vantant les exactions d’une justice individuelle et expéditive mais résulte d’un fantasme cathartique de la victoire, le temps d’un film, de la classe populaire sur les criminels et ceux qui sont garants de l’ordre et de la loi. Profondément pessimiste, le cinéaste ne se laisse pas duper par la dimension purement illusoire que revêt cette vengeance. Les vrais coupables ne sont jamais punis dans un système vicié fondé sur l’appât du gain et la respectabilité de quelques notables aux mains sales.  La véritable ordure du film, qui disparaît progressivement du récit, aura certes perdu quelques billets mais continuera comme si de rien n’était à prospérer dans sa fonction, avec peut-être un peu de mauvaise conscience d’être responsable de la mort d’un enfant. Rythmé par la partition entêtante de Luis Bacalov, Colère noire, qui porte bien son titre (français), ravira autant les amateurs de polar musclé, cocktail explosif de poursuites en voitures et motos épicé de meurtres sanglants,  que les cinéphiles cherchant un peu de substance à un genre injustement décrié pendant longtemps et que l’on redécouvre enfin.

Mr Scarface

Fernando Di Leo abandonne quelque peu cette noirceur viscérale dans ses trois polars suivants avant le séminal Avoir 20 ans, le chef-d’œuvre sulfureux de son auteur. C’est donc le cas, avec Mr Scarface, réalisé en 1976 (la même année que Gli Amici di Nick), qui débute par une séquence onirique en trompe-l’œil n’ayant que peu de rapport (en apparence) avec la suite du film. Un enfant assiste à l’assassinat de ses parents par un tueur au regard glacial. La mise en scène opère un glissement stylistique saisissant comparé à la sécheresse melvillienne des habituels films de Di Leo par sa lumière légèrement floutée, ses cadrages sophistiqués et ses ralentis accentuant l’impression d’être dans un rêve inquiétant digne de certains prologues de gialli débutant par un trauma, fil conducteur de la structure du récit.

Mister Scarface - Film (1976) - SensCritique

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Retour au présent et/ou à la réalité. Le générique démarre, impulsé par la superbe musique de Bacalov laissant une large place à la flûte traversière sur une rythmique endiablée. On revient en terre connue pour tout amateur du cinéaste italien. Trois petits malfrats travaillent au service du mafieux local, Cherrico : Tony, sympathique voyou jouant des poings, souriant et très agile avec son corps ; Rick le taiseux, joueur de poker malchanceux ; Napoli, vieux gangster à l’ancienne, désabusé par les pratiques actuelles. Le caïd balafré, Manzani, surnommé Mr Scarface, règne en maître sur ce petit monde, n’hésitant pas à user injustement de son pouvoir. Après une altercation, Tony décide de lui jouer un tour, l’arnaquant d’une certaine somme pour se venger. Naïvement, il ne pensait pas déclencher une guerre des gangs sans code d’honneur, révélant les trahisons des proches. La description de la petite délinquance milanaise sévissant dans des lieux souterrains affiche une volonté de s’écarter du réalisme et emprunte la voie de l’humour et de la distanciation grâce à une galerie de personnages pittoresques, de dialogues savoureux et de bagarres dignes d’un western comique filmé sous le regard amusé de gosses qui finissent par applaudir. Cette décontraction permet à Di Leo d’installer tranquillement son histoire afin de nous surprendre dans un deuxième acte plus sombre, vision tragique d’une humanité où les plus faibles finissent par morfler. Certes, l’arnaque manigancée par nos trois pieds nickelés, (surtout l’un d’entre eux), est un peu confuse au départ mais sert de prétexte à un engrenage qui va déclencher la colère de Mr Scarface, impeccablement incarné par Jack Palance, toujours très à l’aise quand il faut jouer les ordures. Bien sûr, cette escroquerie n’est pas sans rapport avec l’ouverture du film mais Di Leo est suffisamment habile pour nous mener en bateau et nous surprendre par un petit twist qui arrive au bon moment. Le climax du film, situé dans un entrepôt désaffecté, laisse exploser tout le talent de Di Leo qui orchestre une fusillade magistralement mise en scène par l’utilisation du décor, la virtuosité du découpage et le sens du rythme. Oscillant entre un ton léger, proche de la comédie et une représentation plus sombre du monde, ancrée dans un déterminisme social, Mr Scarface démontre une nouvelle fois le talent d’un cinéaste qui, dès qu’il s’empare du poliziotesco, surpasse tous ses confrères. Encore une fois, derrière un pur produit d’exploitation à des fins commerciales, Fernando Di Leo ne peut s’empêcher d’afficher son positionnement idéologique, ancré à gauche, ou du moins toujours du côté des plus faibles, ici des petits gangsters de seconde zone.

Deux flics à abattre

Ce qui n’est pas le cas avec le dernier titre de cette collection, Deux flics à abattre (Uomini si nasce poliziotti si muore), seulement scénarisé par Di Leo en collaboration avec Alberto Marras et Vincenzo Salviani. Au départ, le réalisateur souhaitait dresser le portrait de deux flics homosexuels inséparables, choix inadmissible pour Ruggero Deodato aux commandes de ce polar excessif qui n’en demeure pas moins ambigu et teigneux. Le scénario s’en trouve donc modifié. Mais si l’hétérosexualité des deux protagonistes est explicitement affichée, un trouble subsiste. Ils vivent ensemble, partagent tout, y compris les femmes, objets de soumission dont ils font peu cas lors de séquences assez gênantes, difficiles à appréhender dans un contexte contemporain. Mais revenons au point de départ : beaux, jeunes et insouciants, Alfredo et Antonio sont deux flics usant de méthodes expéditives, galvanisés par le danger, n’ayant jamais peur de flirter avec la mort. Pire : ils défient, sans aucune mauvaise conscience, la loi et l’ordre pour éliminer la vermine. Ils ne se soucient pas des autres, monstres d’égoïsmes pratiquant leur métier à risques comme s’il s’agissait d’un jeu tordu. Cet aspect révèle la part la plus intéressante et fascinante d’un film qui dessine la personnalité de deux playboys séduisants, incapables de faire la différence entre le bien et le mal, aspirés par une spirale de violence qui ne cesse de les exciter. En réalité, ce sont, au mieux, de petits voyous avec une insigne, au pire des fascistes en herbe qui prennent plaisir à faire souffrir les autres au nom d’une soi-disant justice.

Deux flics à abattre - Film (1976) - SensCritique

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Cette dimension passionnante est néanmoins parasitée par le regard de Ruggero Deodato dont on n’arrive jamais à saisir s’il les déteste ou les admire. Ce n’est pas une question d’ambiguïté mais d’absence de point de vue, accentuant ainsi un malaise qui devient parfois franchement désagréable. Affichant leur virilité douteuse sur leur moto, les deux flics traquent un ponte de la mafia jusqu’au bain de sang final. Le scénario, assez filandreux, n’est qu’un prétexte à une succession de scènes d’action, de poursuites motorisées et de morts (très) violentes, flirtant à plus d’une reprise avec le gore. Exaltée par un montage en surrégime, proche des meilleurs polars d’un Umberto Lenzi, la mise en scène alterne pourtant le meilleur et le pire, inspirée dès qu’il s’agit de faire crépiter les balles, froisser des taules, meurtrir des chairs et braquer la caméra dans les rues de Rome dans un style documentaire à l’estomac, et faiblarde dès que l’action retombe, succession de séquences filmées sans inspiration. Deodato n’est pas un formaliste, juste un artisan habile capable de livrer des produits sulfureux et ultra-graphiques, souvent complaisants, ce qui fait souvent le bonheur des bisseux en manque de sensations fortes. Mais en ces temps policés, très politiquement corrects, la vision de Deux flics à abattre procure un plaisir primaire assez jubilatoire, d’autant plus qu’il est interprété par deux comédiens au magnétisme communicatif, les très décontractés Marc Porel et Ray Lovelock, beaux gosses ultra-sexualisés. En dépit de son caractère phallocrate, ce polar douteux est pourtant un des films les plus réussis de Deodato qui n’a jamais été – pour l’auteur de ses lignes – l’un des meilleurs représentants du cinéma italien d’exploitation, en-dessous de Lenzi, Martino, Dallamano et même de D’Amato pour prendre quelques exemples.

Colère noire (ITA/1975) de Fernando Di Leo avec Luc Merenda James Mason, Vittorio Caprioli, Valentina Cortese

Mr Scarface (Ita-1976) de Fernando Di Leo avec Harry Baer, Al Cliver, Jack Palance, Vittorio Caprioli

Deux flics à abattre (Ita-1976) de Ruggero Deodato avec Ray Lovelock, Marc Porel, Adolfo Ceri, Renato Castelani

Colère noire - Film (1975) - SensCritique

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Contrairement à la trilogie du milieu, les films ne sont pas regroupés dans un coffret mais édités séparément par Elephant Films. Les copies, qui proviennent sans doute des masters de Raro Video, ne sont pas sans défauts, mais vu la rareté de ces œuvres, on ne va pas chipoter.  Chaque film est présenté par Gérald Duchaussoy et Romain Vandestichele qui proposent de brillantes analyses sans surinterprétations excessives.  Colère froide et Deux flics à abattre sont agrémentés de documentaires intéressants, « Fernando Di Leo : l’autre trilogie » pour le premier et « Violent cops » pour le second. Pour ce titre, Ruggero Deodato commente également les nombreuses publicités qu’il a réalisées.  Enfin, chaque édition comprend un livret informatif signé par l’indispensable Alain Petit intitulé Les Années de plomb volume 1, en attendant le volume 2 avec quelques titres alléchants dont le magnifique La Mort remonte à hier soir

 

 

 

 

 

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A propos de Emmanuel Le Gagne

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