Emilio P. Miraglia ne réalisa que 6 longs métrages avant de disparaître du monde du cinéma … au point que personne ne sache aujourd’hui s’il est encore en vie. En l’espace de ces deux œuvres marquantes, sous l’apparence d’une illustration classique du cinéma de genre il se distingua par des choix narratifs et esthétiques surprenants. L’enchainement des deux premières scènes de La notte che Evelyn uscì dalla tomba (La nuit où Evelyn est sortie de sa tombe, qu’Artus sort sous son titre français L’Appel de la chair) constitue à ce titre un prélude à cet art du contraste visuel propre au cinéaste, un plaisir de l’oxymore, de balader le spectateur d’une inspiration à l’autre. Poursuivi par les infirmiers, Lord Alan Cunningham s’enfuit en plein jour d’un hôpital psychiatrique : scène hystérique, filmée comme un mauvais rêve, avec alternance de plans d’ensemble et de gros plans et utilisation du grand angle pour déformer l’image et la perception. La deuxième séquence qui interrompt l’action effrénée en plein soleil nous précipite dans un tout autre film : le rythme est d’une envoûtante et mystérieuse douceur, la clarté a laissé place à la nuit. Une voiture s’avance sur une route déserte bordée d’arbres qui se découpent sous un ciel bleu sombre. Alan est en charmante compagnie, et lorsqu’il conduit une jeune femme dans une vieille demeure, on imagine bien que ça n’est pas pour lui proposer un débat philosophique. Alan n’est cependant pas le héros qu’on croit. Cousin du John Harrington d’Il rosso segno della follia de Bava (Une hache pour la lune de miel, 1970), il a l’apparence de la normalité, mais ses désirs amoureux le disputent à ses pulsions meurtrières, et le souvenir persistant de son défunt amour qui le poursuit de sa voix spectrale… à moins que ce soit son imagination qui lui joue des tours. Il entraine donc des proies chez lui pour les malmener avant de les faire disparaître dans son merveilleux jardin. Mais peut-être son mariage avec Gladys lui permettra-t-il enfin d’en finir avec sa hantise et ses instincts de meurtre ?

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Miraglia ne fixe jamais la personnalité d’Alan ; mieux, il la redéfinit constamment, le faisant passer alternativement de psychopathe à victime, de cas clinique à lord de Roman Noir. Joli clin d’œil que celui du prénom du héros, qui rappelle à bien des égards ceux de Poe, obsédé qu’il est par son amour idéal trépassé dont il entend régulièrement l’appel de l’au-delà. Attirance nécrophile, séance de spiritisme, dans une alcôve trône le portrait de la belle à la longue chevelure rousse, qui semble le surveiller de son regard perçant, rien ne manque en matière d’hommage et de décorum de l’épouvante, bien que l’on soupçonne vite un surnaturel qui s’évanouira dans l’explication rationnelle, à la Ann Radcliffe. Les hallucinations et les démons de la culpabilité sont souvent nourris par de sombres machinations !  Voguant allégrement du fantastique au mystère policier, La notte che Evelyn uscì dalla tomba peaufine une atmosphère bourgeoise à la Agatha Christie, pleine de suspicion, de secrets inavouables et de vices cachés autant qu’il excelle dans son romantisme brumeux de formes dans la nuit, de capes rouges (prélude à La Dame rouge), de caveaux maudits et chouettes qui hululent. Miraglia valse à l’envi avec des imageries paradoxales, ne cesse d’effacer les contours, convoque plusieurs fantasmatiques au sein de la même scène et confronte des peurs de nature différentes. Nous sommes aussi surpris que la visiteuse apeurée, de voir le corridor lugubre déboucher sur une salle sadomasochiste … mais qui prend une toute autre dimension lorsqu’elle se métamorphose en chambre de tortures, et que le héros en soutane s’apprête bel et bien à mettre à mort sa victime, nous entraine ici vers des méandres plus sadiens.

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Le monde de Miraglia n’est que mouvance et distorsion. A l’instar de la réalité, dans toute perception sommeille l’instabilité, le présage de la rupture. La déambulation dans un couloir sombre nourrit notre foi en l’imaginaire, les pièces que nous traversons avec ses tableaux imposants ou ses fresques dans la tradition de l’Ecole florentine incitent à la promenade, à la rêverie. Mais une autre porte s’ouvre subitement sur un autre décor, un salon avec son canapé design, sa télé et son abat-jour typique des années 70. Au sens propre comme au sens figuré, Miraglia nous fait passer d’une porte à une autre, semblable à un changement d’époque. L’extravagance et l’originalité de La notte che Evelyn uscì dalla tomba, tient à ce mariage contre-nature, cette élégance de la mise en scène et de l’inspiration gothique 19e que vient rejoindre le prosaïque le plus cru, voire le vulgaire. Le gothique devient pop, l’héroïne surannée celle dont les seins fuient son soutien-gorge lorsqu’elle en porte un. Le long des vieux murs écaillés de ce vieux château, Erika Blanc courir en cuissardes dans ce vieux château.

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Une autre descend dans une robe très XIXe un escalier de pierre … et soudain un fauteuil électrique traverse l’écran. Le plaisir du détail incongru qui fait tache renvoie à l’ironie de Bava qui placera un distributeur de Coca au fond du couloir de son sinistre château dans Baron Blood. Miraglia n’est jamais aussi bon visuellement que lorsqu’il s’illustre dans un baroque décadent, poussant jusqu’à saturation les couleurs primaires, rouge vif et bleu nuit ou qu’il choisit les cadrages biscornus en plongées ou en plans cassés, faisant passer de l’imagerie classique vers l’impur.
En ces curieuses alliances et son attirance pour le sadien, on pense régulièrement à Jess Franco, plus encore lorsque le vampirique striptease d’Erika Blanc sortant d’un cercueil nous renvoie à celui de Soledad Miranda dans Vampyros Lesbos, en un même jeu sur les clairs obscurs et les formes qui se détachent dans l’obscurité.

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L’érotisation de la violence trouve son acmé dans son incroyable final paroxystique, ultime affrontement d’Eros et Thanatos … en petite tenue. La nudité d’un décor, blanc, froid – qui anticipe presque sur le Ténèbres d’Argento – fait écho à celle des héroïnes rampant ensanglantées sur le sol. Chaque coup de lame empourpre la robe, et la déchire en découvrant le sein.

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S’il existe bien une permanence chez La notte che Evelyn uscì dalla tomba, elle réside dans une tension érotique qui réconcilie les genres. Il exploite un art de la transgression et de la déviance à la fois comme thème et comme code formel. Les motifs fétichistes du giallo (gros plans sur les objets, récurrence de certaines matières telles le cuir…) font écho au fétichisme freudien, en tant qu’expression sexuelle, du sadomasochisme au meurtre. Ironiquement Miraglia joue sur le concept de « normalité » de ses personnages  : « tu sembles tout à fait normal » lance l’une des protagonistes au héros. De toute évidence, rien ne l’est. L’unique règle subsistant demeure celle du désordre de l’inconscient. La notte che Evelyn uscì dalla tomba est un gigantesque réservoir à fantasmes qui s’échappent de tous côtés, débordent et se régénèrent, pour aboutir à un climat qui n’appartient qu’à lui-même.

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Après avoir courtisé le giallo sans se soumettre à ses codes, Miraglia va le servir franchement avec La Dame Rouge tua 7 fois. En plein âge d’or du genre, Miraglia illustre une forme de transition qui se réclame des illustres origines tout en s’inscrivant dans le renouveau des années 70. En ajoutant une unité meurtrière, le titre fait ouvertement référence au 6 femmes pour l’assassin de Mario Bava. La Dame Rouge tua 7 fois situe également son intrigue dans le milieu de la mode. L’héroïne incarnée par Barbara Bouchet y occupe la place de photographe, son amant celle d’un responsables de la maison de couture autour de laquelle gravitent plusieurs modèles. On retrouve ce même théâtre de rivalités, de relations amoureuses dissimulées, ses chantages fatals… mais l’érotisme plus prononcé obéit plus aux canons esthétique de l’époque, en particulier avec ce personnage de nymphomane (Sybil Danning) qui poursuit de ses ardeurs ce falot de héros (Ugo Pagliai) et ne cesse de se balader dans le plus simple appareil. Certaines séquences offrent des allusions visuelles explicites au Bava (dont la vision du meurtrier guettant sa proie dans un buisson la nuit, avant de se jeter sur elle en tirant son corps) . Pourtant d’un point de vue purement narratif et esthétique, dans son découpage, La Dame rouge tua 7 fois constitue une forme de modèle du giallo des années 70s qui anticipe sur beaucoup d’autres, y compris sur ceux d’Argento qui lui empruntera des éléments pour les pousser plus loin sur le terrain de l’expérimentation. La mélodie de Bruno Nicolaï – l’une des plus belle bo du genre – fait office de refrain entêtant, et souvent d’inquiétant présage, à l’instar de la future comptine de Profondo Rosso. A l’unisson de cette phrase musicale, la scène traumatique de la mort d’Evelyne tient lieu de flash back obsessionnel, mais complétée, modifiée, invitant à modifier la perception qu’on en a. Miraglia opère une variation, en proposant de nouveaux points de vue, ou se déplace sur l’axe temporel en la complétant de moments qui l’ont précédé, ou en la rallongeant un peu plus…. jusqu’à l’ultime vérité. La Dame Rouge tua 7 fois affine cette scène clé du trauma initial en la reconstituant par fragments, comme Argento le fera avec la fresque dans Profondo Rosso. Plusieurs séquences semblent d’ailleurs l’avoir inspiré, au point qu’elles lui suggèrent de les pousser parfois plus loin : Profondo Rosso reprendra l’idée de la mise à mort d’un personnage accroché par son manteau à la portière d’une voiture et venant écraser sa tête contre le trottoir, mais la fera durer dans l’agonie. Dans une courte séquence, l’une des modèles s’aventure dans l’atelier de couture avant d’être abordée par l’héroïne. Pendant quelques instants, le plan large qui place la caméra à la place d’un potentiel rodeur suggère au spectateur la possibilité d’une agression. Argento dans Opera passera à l’acte et métamorphosera ce moment en séquence de meurtre des plus agressives.

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C’était déjà le cas La notte che Evelyn uscì dalla tomba : l’univers pictural de Miraglia stimule définitivement notre amour des paysages imaginaires. Il suffit d’une cape rouge oubliée dans un coin sombre, de la fenêtre d’un château éclairée dans la nuit, d’une contre plongée dans un escalier pour que se déclenche cette mécanique de vagabondage, d’évasion et de frissons instantanés. Les couleurs primaires éclairent les ténèbres. Avec la photo d’Alberto Spagnoli qui avait travaillé avec Antonioni sur Le désert rouge, le rouge devient un personnage à part entière, qui aspire l’image dès qu’il la traverse, irradiant l’espace, explosant dans l’obscurité.

Si La Dame Rouge est un des fleurons du genre, parce qu’il ne se contente pas de le servir, mais se plonge dans la péripétie, le coup de théâtre, l’abracadabrant avec un grand sens du romanesque qui tient à la fois du roman feuilleton et du roman noir. Des cadavres cachés dans des caves, l’enveloppe de l’héritage qui ne doit être ouverte qu’après des années, des petits objets insignifiants d’abord qui éveillent le soupçon ensuite… rien ne manque et le cinéaste prend un évident plaisir à jongler avec les artifices chimériques et les stéréotypes. Lorsqu’un personnage s’apprête à faire une révélation, qu’il déclare connaître « l’identité de l’assassin » nul ne doute de sa mort prochaine.

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Miraglia a beau concevoir une œuvre qui emploie des ingrédients inhérents au giallo, avec son coscénariste Fabio Pittorru, il réaffirme cet amour du néo-gothique, ce désir de renaissance du Roman Noir dans le XXe siècle. Aussi alterne-t-il décors extérieurs urbains coupants, espaces vides à la ville ou à la campagne et intérieurs d’appartements ou de manoir mystérieux, la diversité des lieux témoignant de ce va-et-vient des inspirations, avec comme idée unificatrice, le mystère et la peur.

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Plus que jamais le scénario de La Dame Rouge tua 7 fois installe le simulacre du surnaturel, par cet argument de départ d’une sombre malédiction qui se perpétuerait depuis des siècles. Tous les 100 ans, le fantôme de la démoniaque dame vêtue de rouge reviendrait perpétuer ses meurtres. Dans le très beau prologue, le grand père raconte cette sombre légende à ses petites filles, et c’est évidemment au moment de l’année fatidique que débute véritablement l’intrigue. On apprend rapidement que l’une des sœurs a été malencontreusement tuée par l’autre ; et il semblerait bien que ce soit son spectre qui soit revenu pour accomplir sa terrible vengeance. La Dame rouge tua 7 fois constitue un prototype de ce versant du giallo qui maintient le mystère fantastique jusqu’à la résolution cartésienne finale. Le criminel, c’est celui qui nous glisse l’irrationnel, rend fou, égare sur le genre, sans que n’en soyons vraiment dupes. C’est surtout l’occasion pour le réalisateur d’élaborer cet l’entre-deux fantasmatique, qui offre peut-être parmi les plus belles séquences de peurs nocturnes que nous aient offert le giallo. Ce leitmotiv visuel et sonore du spectre en robe rouge s’élançant dans le corridor avec un rire machiavélique imprime la mémoire et les sens  … La force de l’apparition fantomatique survit à la révélation de l’identité du meurtrier comme si l’intensité et la beauté du mensonge se faisant plus puissante encore.

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Cette image reste libre et échappée. Elle écrase la réalité et subsiste à jamais dans son pouvoir de suggestion : puissance de l’hallucination et naissance de la peur. Ici, le tueur est un motif qui a toujours la même apparence – celle qui introduit le fantastique – de femme en rouge, dont on finit par apercevoir de plus en plus distinctement le visage : le réel reprend lentement ses droits, pour mieux s’évanouir à nouveau. Le processus d’identification du spectateur avec le personnage de fiction opère si bien qu’il peut affirmer de concert avec eux l’avoir « vue » et « reconnue ». Quelle jubilation que ces perceptions biaisées et ces inductions en erreur !

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La nuit où Evelyn est sortie de sa tombe et La Dame rouge tua 7 fois sont de parfaites oeuvres en miroir qui dialoguent  entre elles par en de multiples détails qui se font échos, en se reflétant ou en s’opposant : présence du portrait « maudit », une Marina Malfatti qui joue quasiment le même rôle, permanence des décors… Cela tient parfois presque de variation et de la mise en abime. Pour sceller ce diptyque sous double influence, Miraglia et Pittoru choisissent d’appeler également Evelyn, la sœur assassinée, et tout le film consistera à se demander si elle est justement « sortie de sa tombe ». La trivialité du giallo et son affiliation un art totalement populaire a tendance à faire oublier combien son sens de l’excès et son exacerbation des sentiments en font un genre d’essence romantique, un genre dans lequel l’éclat formel – entre lyrisme et sens abstraction – épouse le déchainement des sens.

Technique et suppléments

Les deux masters restaurés proposés par Artus sont d’une toute beauté (sans doute les même que l’édition Arrow proposée il y a quelques années) dans lesquels explosent les couleurs primaires, ce qui était particulièrement important compte tenu du rôle qu’elles occupent dans le cinéma de Miraglia. Des versions françaises et italiennes disponibles mais on a perdu au passage la version anglaise disponible dans l’édition anglaise. 

Les deux présentations d’Emmanuel Le Gagne éclairantes et pertinentes (et je ne dis pas ça parce qu’il est aussi rédacteur de Culturopoing !)  recontextualisent les films à la fois dans l’histoire du giallo – genre sur lequel il revient – et au sein de la carrière de Miraglia, cinéaste trop peu connu dont il rappelle le parcours. Il aborde également la carrière des acteurs et notamment celle d’Anthony Steffen pour L’appel de La Chair qui semble vouloir y ternir une image un peu trop lisse. Toujours pour L’appel de La chair, Emmanuel le Gagne souligne la singularité d’un film qui mixe de manière très étrange thriller de machination et cinéma gothique. Le critique confirme en tout cas qu’il s’agit bien des 2 œuvres les plus abouties de Miraglia, et en offre une brève et intéressante analyse.
On est à peine étonné d’entendre Lucile Hadzihalilovic (Innocence, ) dont le cinéma s’est toujours passionné pour l’enfance, s’exprimer sur La Dame Rouge tua 7 fois, qu’elle a découvert très jeune et revu récemment lorsqu’on lui proposa d’intervenir sur les suppléments. Elle découvre avec surprise que la fascination reste intacte  : derrière les stéréotypes du genre La Dame Rouge tua 7 fois demeure à ses yeux extrêmement troublant dominé par une impressionnante direction artistique.
Une très belle sortie que celle de ces deux œuvres caractéristiques de la singularité hybride du cinéma de Miraglia, symptomatiques d’un âge d’or révolu du giallo. Miraglia était un cinéaste passionnant qui s’est volatilisé progressivement en arrêtant le cinéma, laissant une aura de mystère presque fictionnelle.

  • La nuit où Evelyn est sortie de la tombe /La notte che Evelyn uscì dalla tomba/ L’appel de la Chair d’Emilio P. Miraglia  (Italie, 1971) avec Anthony Steffen, Marina Malfatti, Erika Blanc, Giacomo Rossi Stuart
  • La dame rouge tua 7 fois / La dama rossa uccide sette volte / The red queen kills seven times d’Emilio P.Miraglia (Italie, 1972) avec Barbara Bouchet, Ugo Pagliai, Marina

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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