Dennis Dugan – « Rien que pour vos cheveux / You Don’t Mess with the Zohan » (2008)

En dépit de fulgurantes incursions dans le cinéma d’auteur, Punch Drunk Love de Paul Thomas Anderson, Funny People de Judd Apatow et plus récemment, Uncut Gems des frères Safdie, la carrière d’Adam Sandler est globalement aussi déconsidérée que survolée. Révélé au grand public grâce au mythique Saturday Night Live entre la fin des années 80 et le milieu de la décennie 90, d’abord à l’écriture puis en tant que comique vedette du show aux côtés, notamment, de Mike Myers et Chris Rock, il ne va pas tarder à percer sur grand-écran. Après une poignée d’apparitions et une comédie vaguement culte, Radio Rebels, qu’il porte en compagnie de Steve Buscemi et Brendan Fraser, il parvient à imposer ses propres projets sur lesquels il occupe les postes d’acteur et de scénariste. Le succès ne se fait pas attendre, Billy Madison, Happy Gilmore, Waterboy, Wedding Singer et Big Daddy vont faire de lui une superstar incontournable outre-Atlantique. Il crée en 2000 Happy Madison Productions et va accroître son aura au sein du paysage de l’humour américain. D’une part, il assure sa propre indépendance (la mise en chantier d’un objet aussi kamikaze et clivant que Little Nicky aurait-elle été possible autrement ?), d’autre part, il en profite pour mettre en avant ses camarades de longue date, comme Rob Schneider (Une nana au poil) ou David Spade (Joe Dirt). Prolifique et omniprésent, il alterne grosses comédies populaires signées de sa famille de réalisateurs (elle se compose de Dennis Dugan, Frank Coraci ou Steven Brill), expériences plus aventureuses chez des cinéastes reconnus (PTA, James L.Brooks) et tentatives de contre-emplois (À cœur ouvert en 2007). Au rythme d’un carton par an (minimum) au box-office local, il pérennise et solidifie son statut. Décrié par un pan de la critique, adulé par une fange conséquente du public, il réussit fréquemment à inviter dans son univers des noms estimables tels que Jack Nicholson, John Turturro, Steve Buscemi, Winona Ryder, Drew Barrymore. Pour autant, il n’oublie jamais d’inclure en seconds rôles ses compagnons de route, pour certains indissociables de son nom, qu’il réunira en têtes d’affiche de sa grand messe beauf, Copains pour toujours. Figure généreuse et rassembleuse, il tente en 2007, pour un résultat peu concluant, de marier les deux principaux versants de sa filmographie avec Quand Chuck rencontre Larry, comédie potache aux accents romantiques, doublée d’un sujet social nettement plus grave. Que reste-t-il du script initial d’Alexander Payne (The Descendants, L’Arriviste) et Jim Taylor dans la version sortie sur les écrans ? A priori peu de choses de l’aveu très critique du réalisateur de Sideways (pas plus de 5 à 10% selon ses dires), relatant non sans amertume, une approche noire transformée en pur « slapstick juvénile ». Une opération financièrement juteuse et un échec artistique, qui peut néanmoins se lire à posteriori comme un frémissement et l’éventuel signe avant-coureur de son opus estival de 2008, You Don’t Mess with the Zohan. Toutefois, signé du même Dennis Dugan, vendu comme un nouveau Sandler « de série » et accueilli plus tièdement par la fanbase habituelle, rien ne laissait présager ce monument comique irrévérencieux, drôle et intelligent…

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Agent d’élite du Mossad et véritable star dans son pays, Zohan (Adam Sandler) a un secret : il rêve de devenir coiffeur en Amérique. Profitant d’un combat contre son pire ennemi, un terroriste connu sous le nom de Fantôme (John Turturro), il se fait passer pour mort et s’envole pour New York armé uniquement de ses ciseaux et de son sèche-cheveux. Malgré son inexpérience, il est engagé par la patronne d’un salon de coiffure, une jeune et jolie Palestinienne Dalia (Emmanuelle Chriqui). Très vite, Zohan va se faire un nom dans la coiffure et attirer dans le modeste salon une clientèle toujours plus nombreuse… Comment accoucher d’une comédie aussi hilarante et pertinente, en prenant pour toile de fond l’un des conflits les plus graves et épineux de la géopolitique contemporaine, le tout sous couvert de grosse machine populaire et d’humour décomplexé ? Loin de l’image de stakhanoviste à laquelle Sandler est parfois associé, l’affaire a mis un temps inhabituel à se concrétiser. La première ébauche du scénario de You Don’t Mess with the Zohan, rédigée à six mains par l’interprète phare, Judd Apatow, Robert Smigel (entre autres l’une des plumes du SNL et script doctor sur Billy Madison, Happy Gilmore, Little Nicky), remonte à début 2000. Cependant, suite aux événements tragiques du 11 septembre 2001, le sujet est jugé trop sensible et le projet temporairement mis à l’arrêt. Un solide passif commun lie les trois hommes qui vont tranquillement prendre leur mal en patience. Le fondateur d’Happy Madison Productions et le réalisateur de Funny People ont vécu en colocation une décennie plus tôt lors de leurs années de galère. En 1990, Smigel signa un sketch qui fut l’incursion initiale de l’humoriste sur le petit écran. Il s’agit de Sabra Shopping Network (bientôt suivi de Sabra Price is Right), avec un Tom Hanks génial dans le rôle d’Oori, l’animateur d’un jeu télévisé survendant des produits électroniques bas de gamme. Ce personnage deviendra la matrice de son homonyme campé dix-huit ans plus tard par Ido Mosseri, tandis que certains de ses éléments de langage cultes (« Disco Disco, Good Good ») seront rattachés au protagoniste principal, le Zohan. Le postulat insolite du long-métrage s’inspire en partie de l’histoire de Nezi Arbib, un soldat israélien qui à l’issue de son service déménagea au Sud de la Californie où il ouvrit un salon de coiffure. Pour sa préparation, Adam Sandler s’entraina d’ailleurs avec Arbib et ses frères (également d’anciens soldats) afin d’apprendre à coiffer et travailler au contact de clients. Un désir ancien ayant eu la possibilité de murir, une anecdote aussi insolite qu’incroyable mais vraie et d’une certaine manière un retour à l’humour « originel » pour son comédien vedette, constituent ainsi le terreau fertile de cette réussite.

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L’introduction annonce la couleur, le héros (vêtu d’un t-shirt Mariah Carey, un running gag qui trouvera son aboutissement avec l’apparition de la chanteuse dans le dernier tiers) pénètre dans le cadre au ralenti sur une plage de Tel-Aviv, triomphant et prêt à une démonstration éclatante de ses exploits multiples. L’ancrage réaliste et identifiable, est immédiatement détourné par ses actes hilarants et improbables. Il suscite une admiration béate qui sert autant de levier humoristique que d’indication explicite quant à la tonalité décalée du long-métrage. Protagoniste bigger than life, caricature exacerbée de la surpuissance masculine israélienne qu’il incarne : un parfum d’absurde transpire déjà à chaque instant. Adam Sandler, Dennis Dugan et les coscénaristes, n’auront de cesse de pousser les curseurs, outrepasser toutes les limites du bon goût pour mieux transfigurer les stéréotypes qu’ils dynamitent avec un plaisir communicatif. Le cliché devient alors une arme comique et politique massive. Oser se moquer de tout, n’épargner rien ni personne et ne jamais faire dans la demi-mesure n’exclut pas une tendresse profonde et une réelle bienveillance. D’une certaine façon, le passage le plus cruel de ce prologue en Terre sainte a lieu lors d’un repas entre Zohan et ses parents. Évoquant sans détour sa lassitude vis-à-vis d’un interminable conflit, le « Rembrandt de la grenade » est outrancièrement moqué lorsqu’il exprime son vœu de tout arrêter et son rêve secret. Ce moment triste, surjoué avec délectation par Adam Sandler dans la séquence suivante, traduit une faille chez ce soldat surhumain et indestructible. Il découvre son absence relative de liberté, son assignation à servir un idéal, dont il ne connait au fond ni les tenants ni les aboutissants. Comédie rythmée et chargée en gags, le film éprouve sa logique satirique y compris dans ses scènes d’action généreuses et étonnamment bien emballées (les chorégraphies et acrobaties sont délicieuses). Il arrête les balles à la main, effectue d’invraisemblables sauts, transperce un mur d’un coup de pieds, esquive un tir de bazooka d’un salto. Une frénésie de blagues régénérée en permanence grâce aux digressions jubilatoires que s’octroient les auteurs. Un jet de cailloux par des enfants lui donne l’occasion de fabriquer expressément un chien en pierre et faire naitre un sourire sur leurs visages, une explosion lui permet de distribuer une carte « bomb-fix » (« l’état répare gratuitement » peut-on lire) et rassurer le commerçant malheureux. Chaque situation, futile ou fondamentale, se transforme en source d’inspiration et prétexte à provoquer l’hilarité, un rire en chasse systématiquement un autre. Infatigable et inarrêtable, Zohan est bientôt confronté à sa némésis palestinienne, le Fantôme. Ce personnage clé et miroir, élargit aussitôt l’horizon du long-métrage et sa portée, vers quelque chose de plus universel. Ils se révéleront l’un et l’autre en proie aux mêmes tourments et problématiques. Leurs bagarres stériles, tournées en dérision, derrière leur apparente puérilité, traduisent une même instrumentalisation à des fins propagandistes de leurs « talents » afin de flatter la fierté nationale. L’abattage irrésistible auquel ils se livrent, laisse toujours entrevoir une dimension plus grave. De là à dire que You Don’t mess with the Zohan est une fable pacifiste autour de deux antagonistes aux rêves sacrifiés s’affranchissant de l’imagerie qu’ils ont incarnée à leurs corps défendant, il n’y a qu’un pas.

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Le film, en se délocalisant outre-Atlantique, n’abandonne ni sa verve ni son mode opératoire. Les valeurs belliqueuses dans lesquels Zohan a baigné depuis l’enfance n’ont plus lieu d’être, les communautés vivent les unes à coté des autres, sans réelle animosité. Les aptitudes physiques et la façon d’être du héros, transposées dans l’univers de la coiffure créent un motif de décalage supplémentaire, une bascule définitive vers l’absurde. À l’instar, de son surinvestissement pour rattraper les cheveux avant qu’ils ne touchent le sol, au moyen de sauts génialement ridicules (le ralenti appuie cette sensation) ou l’usage d’un aspirateur directement pointé sur les clientes. Contraint de repartir à zéro, flanqué de certitudes inutiles, le protagoniste opère malgré lui un processus de déconstruction partielle. Par- delà les réjouissantes grossièretés (l’individu est quelque peu obsédé sexuellement), sa manière de régler les conflits (transformer ses adversaires en « bretzels humains »), se tisse un récit d’apprentissage décalé fustigeant en somme un embrigadement coupable. À travers sa galerie de personnages secondaires, lesquels bénéficient pour chacun de leur moment de gloire comique, You Don’t mess with the Zohan, célèbre une idée de la fraternisation et de l’apaisement. Ces ennemis artificiels ont plus de points en commun qu’ils ne le croient, le véritable danger vient de plus haut, notamment d’un riche propriétaire bien décidé à exploiter les tensions communautaires afin de parvenir à ses fins. Surtout, au préalable, le long-métrage aura bifurqué malicieusement vers la comédie romantique entre deux individualités que tout oppose, cela en restant fidèle à ses principes. La scène où Zohan découvre ses sentiments envers Dalia, constitue un parfait exemple. Le long-métrage démontre une capacité à toute épreuve, à tenir sa ligne de conduite originelle au gré des péripéties et accumuler les climax drolatiques à potentiels cultes. Il donne une impression rare, celle d’exploiter l’étendue de ses possibilités avec un appétit insatiable, une irrévérence totale, une intelligence réelle mais aussi beaucoup de simplicité et de tendresse. Il serait difficile de se passer de commentaires quant aux interprétations d’Adam Sandler et John Turturro, l’un et l’autre contribuent à incarner, crédibiliser un postulat fondamentalement « casse-gueule » et improbable. Le premier démontre l’envergure de son talent, revisite les traits dominants de ses prestations passées (naïveté attachante, humanisme sincère, plaisir de jeu contagieux) en ajoutant une dimension corporelle spectaculaire jusque là insuffisamment exploitée. Il se dégage une impression d’aboutissement, une sensation de plénitude où malgré les excès et le décalage constant, il ne décroche jamais du premier degré. Face à lui, l’acteur fétiche des frères Coen et de Spike Lee, livre un numéro à hurler de rire, cassant si besoin était son image « sérieuse » à chacune de ses apparitions (la première au plafond telle une araignée annonce la couleur). Ajoutez à l’ensemble une bande-originale jouissive à base de tube pop kitchs et la messe est définitivement dite : le film rejoint immédiatement le rang des comédies mémorables que l’on se plaît à revoir à intervalles réguliers.

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Sorti au cinéma en France flanqué d’un titre impossible (qui plus est ringard) à la fin de l’été 2008, Rien que pour vos cheveux, est étonnement mieux reçu qu’aux États-Unis, à défaut de rencontrer un succès comparable : en dehors des connaisseurs il passe sous les radars. Adam Sandler, en dehors de ses aventures de prestige chez Judd Apatow, Noah Baumbach ou les Safdie, ne réitérera par la suite pas l’exploit et ne sortira plus vraiment de sa zone de confort. Il se laissera aller à des projets faciles et négligés, de qualités déclinantes, avant de déserter les grands écrans pour s’exercer essentiellement sur Netflix depuis 2015. Signe d’un renoncement ou l’aveu implicite qu’il a en 2008 atteint un sommet auquel il n’est plus prêt à se mesurer ? Toujours est-il que les années passant, la réputation de You Don’t Mess with the Zohan a progressé auprès des initiés et son statut de pépite comique s’est peu à peu affirmée. Romain Levy, ancien espoir français dans la discipline n’a pas caché son admiration, il a dirigé Ido Mosseri dans son très décrié Gangsterdam, quand Manu Payet avait auparavant confié l’un des rôles principaux de Situation amoureuse, c’est compliqué à Emmanuelle Chriqui. Cependant, si cela témoigne d’une estime louable, la transposition de ce type d’humour dans l’hexagone ne semble pas encore pour aujourd’hui et constituerait en soi un autre débat, vaste et complexe. Quinze après sa diffusion sur grand-écran, ESC a eu la bonne intuition en le proposant dans de nouvelles éditions Blu-Ray et DVD. Ces nouvelles copies reprennent globalement les bonus originaux dans leur intégralité : deux commentaires audios, plusieurs documentaires et de nombreuses scènes coupées. L’éditeur a néanmoins un immense mérite, celui d’affirmer l’aura culte d’un film, loin encore d’être reconnu à sa juste valeur : ce n’est pas rien.

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