Premier film d’écologie politique selon les termes du philosophe André Gorz (si l’on en croit les propos de la monteuse et épouse du réalisateur, Marielle Issartel, dans l’un des bonus du DVD édité par L’Eclaireur), l’exhumation de Pour Clémence de Charles Belmont (1977) tombe à point nommé, à un moment où la vie politique française, par le truchement de la réforme macronienne des retraites, met au centre de l’échiquier idéologique la notion de travail, inconfortablement située entre la nécessité de son exécution par le citoyen pour faire tourner les moteurs économiques et sociaux du pays et le pouvoir aliénant et déshumanisant qui peut en découler. Film-essai passionnant, Pour Clémence semble résolument guidé par notre rapport conflictuel et profondément ambivalent face à l’exercice de notre métier ou de notre emploi (termes distinctement définis par le philosophe altermondialiste Patrick Viveret lors d’un entretien situé dans les suppléments).

Un homme hors du travail (J. Crubelier) (©L’Eclaireur)

Ingénieur dans l’aviation, ayant entre autres participé à la conception du Concorde, Michel (Jean Crubelier) décide de se laisser licencier en refusant un poste important au sein de sa société, qui l’aurait obligé à déménager à Nantes. Indemnisé et comptant sur le salaire de professeur de français de sa femme Sarah (Eva Darlan), il ferait de ce temps de latence une sorte de congé sabbatique lui permettant d’entr’apercevoir ce que serait une vie d’homme au foyer sans contraintes si ce n’est celle de s’occuper de leur petite fille Clémence (Clémence Pouey de Graaf). Et le film et son réalisateur de se faire sociologues du travail, observateurs des bons et mauvais aspects d’une inactivité enviée, fantasmée, éminemment politique puisque fonctionnant à contre-courant d’une norme de laquelle on ne peut dévier sans être regardé de travers, l’oisif devenant objet de mépris et d’incompréhension mêlés.

Pour Clémence sonde bien entendu sa propre contemporanéité, dont les tenants et les aboutissants socio-économiques n’ont finalement que peu évolué aujourd’hui. Réalisé en pleine ère giscardienne, époque ayant adoubé la toute-puissance de l’économie de marché mais ayant également fait face à la crise résultant de la fin des Trente Glorieuses, le film de Charles Belmont est le portrait d’une France qui trime, où le travailleur est traité comme du bétail (le parallèle entre Homme et animal sous toutes ses formes est filé sur l’ensemble du long métrage), aliéné par le cycle ininterrompu de sa vie quotidienne constitué des trajets constamment renouvelés vers le lieu de travail, des mêmes actions : écouter la radio, moins divertissante que préceptrice de morale commune ; prendre son café accompagné de sa petite goutte du matin ; attendre l’ouverture des stations de métro ; passer son ticket dans l’automate comme tous ses congénères, subir les transports ou les bouchons autoroutiers en répétant à l’envi les mêmes phrases vides (« Aujourd’hui, c’est le jour des camions… Mais tu as déjà dit cela hier ! »). Cette vie mécanique, faisant du travail le point névralgique de toute existence, prend des allures évanescentes, presque oniriques, grâce à la stylisation de l’image photographiée par le tout jeune Philippe Rousselot, aux teintes violacées donnant au film l’impression d’être éclairé au néon et annonçant plus ou moins le travail à venir du chef opérateur pour Jean-Jacques Beineix, qui suivra de près le film de Belmont (Diva en 1981, La Lune dans le caniveau en 1983). A l’oppression de la réitération s’ajoute celle de la surveillance globalisée, entre pointage des arrivées des employés par de petits chefs minutieux munis de carnets et usage de la caméra de surveillance et/ou d’espionnage par des cadres de ressources humaines se basant essentiellement sur les attitudes des candidats attendant leur entretien afin de les embaucher pour le travail auquel ces derniers postulent.

Le quotidien poétisé par la photographie (©L’Eclaireur)

Le discours de Pour Clémence s’avère donc violent, presque provocateur, faisant du travail une forme de totalitarisme vampirisant l’intime et l’humain pour en faire de simples ectoplasmes conditionnés. L’ajout dans les bonus du DVD du court-métrage La Coagulation des jours de Michaël Lellouche (2019), fable pérecquienne percutante et anxiogène racontant l’évanouissement d’un homme dans le décor des bureaux de l’entreprise dans lesquels, oublié, il se met à vivre sans être seulement perçu, semble judicieux, écho absurde et inconfortable à une réflexion sur la déshumanisation du monde de l’entreprise que Charles Belmont entérine avec radicalité lors d’une étonnante séquence animée.

Ce que teste le film d’une façon finalement assez entomologiste, c’est la tentative d’émancipation face à ce système par un individu se sentant vidé de sa substance. Pour quels résultats ? A l’aliénation du travail succède celle due à l’inactivité ; à la répétitivité mécanique des actions et mouvements du travailleur succède celle, inlassable donc ennuyeuse, des journées vides qui s’étirent mollement, rendues pâteuses par la pluie, rythmées par les travaux ménagers, la gosse à aller chercher à l’école et les longs moments de stase dépressive où l’on ne sait plus trop quoi faire de son corps, de son esprit ou de ses dix doigts. Ce que le personnage de Michel expérimente est moins la libération de son carcan qu’un autre type d’aliénation, menant moins à l’engourdissement vital qu’à une sorte de culpabilisation teintée de paranoïa (la scène de ménage avec Sarah lorsque celle-ci rentre tard d’une soirée).

Couple atypique (J. Crubelier ; E. Darlan) (©L’Eclaireur)

Ces séquences vides, proches par leur effet de boucle du cinéma de Resnais, montrant Michel tourner en rond dans son appartement comme un rat courrait dans sa roue sans savoir en sortir, n’entrent pas en concurrence dialectique avec ce que Pour Clémence dit par ailleurs : le film de Charles Belmont fait le portrait finalement désabusé bien que discrètement teinté d’humour d’une époque elle-même malade, bâtie autour de la valeur-travail au détriment de la vie, faisant de l’activité professionnelle à la fois une déshumanisation et un joug auquel on ne peut se soustraire, quelque chose dont on voudrait se libérer mais sans lequel on ne serait socialement rien. Par la brutalité politique sourde de son long métrage, le réalisateur montre son temps comme une prison symbolique dont les portes n’ont aucune clé et qui enfermera la population pour un temps perpétuel. Il est en cela visionnaire : son titre se fait moins dédicace qu’avertissement pour les générations à suivre d’une prolongation terrible de ce que raconte Pour Clémence. Notre époque ne lui donne-t-elle pas raison ?

Outre le film, le DVD comprend :

  • le court-métrage La Coagulation des jours de Michaël Lellouche (2019)

  • un entretien avec le chef opérateur Philippe Rousselot

  • un entretien avec le philosophe Patrick Viveret

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A propos de Michaël Delavaud

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