Bruce Beresford – « Héros ou salopards » (« Breaker Morant ») (1980)

Avant de s’envoler pour Hollywood, où il ne réalisera pas moins d’une vingtaine de longs-métrages, Bruce Beresford achève, au tout début des années 80, sa période australienne. Tout juste sorti du relatif échec public de son thriller Money Movers (1978), il retrouve le producteur Matt Carroll, qui œuvre au même moment au financement du Plombier de Peter Weir, pour un projet qui fera sa renommée à l’international. Adaptation cinématographique de la pièce “Breaker” Morant de Kenneth G. Ross, par Jonathan Hardy (réalisateur et acteur apparu dans Mad Max, entre autres) et David Stevens, avant que le metteur en scène ne réécrive en grande partie le scénario, Héros ou salopards (de son titre français) s’intéresse à la figure complexe d’Harry “Breaker” Morant. Lieutenant, poète et cavalier hors pair, l’homme (ici interprété par Edward Woodward) est une légende dans son pays, aussi vénéré que contesté. On y suit donc le procès de ce dernier et de deux de ses hommes, Peter Handcock (Bryan Brown) et George Witton (Lewis Fitz-Gerald), accusés d’avoir exécuté des prisonniers durant la seconde guerre des Boers. Le film est un succès critique avec pas moins de dix récompenses glanées aux Australian Film Institute Awards et une nomination à la Palme d’Or (le festival de Cannes décernera, en outre, un prix à Jack Thompson pour sa prestation). Quelque peu oublié depuis lors, Breaker Morant est aujourd’hui remis en lumière par l’édition Blu-Ray / DVD concoctée par Rimini. L’occasion est parfaite pour se pencher sur cette œuvre puissante et visuellement sublime.

Copyright 1980 South Australia Film Corporation. All Rights Reserved.

L’une des forces du long-métrage est de parvenir à mêler le drame intime aux bouleversements que le Monde est sur le point de connaître en ce tout début de XXème siècle. Le carton introductif, détaillant les tenants et aboutissants du conflit entre Britanniques et Hollandais (les Boers) sur le sol sud-africain, dévoile clairement le propos : la guerre est en train de muter en même temps qu’elle se mondialise. Entre formations de commandos et apparition du terme de guérilla, les batailles ne sont plus guidées par des règles, éloignées des civils et réservées aux soldats. « La guerre des gentlemen est terminée » comme ironise l’un des personnages. Pourtant, de ces affrontements, Beresford ne montre rien ou presque. Seuls le flashback d’une fusillade aux relents de western, et une spectaculaire attaque au petit matin nous seront dévoilés. Les exploits militaires et la glorification de l’héroïsme martial n’ont pas leur place ici. Héros ou salopards tend, au contraire, à présenter un visage bien peu reluisant des belligérants. Les paysages arides, magnifiés par la photographie de Donald McAlpine (à l’œuvre sur Predator, Moulin Rouge et que le réalisateur retrouvera pour son Roi David) ne sont pas qu’un décor, ils sont la raison même des tensions. Non pas pour la conservation d’un territoire colonisé, ou la défense d’un peuple autochtone, mais pour l’exploitation de ses matières premières. Aux Allemands, auxquels l’un de ses officiers reproche de manigancer pour s’emparer des diamants présents dans le pays, le major Thomas (Jack Thompson, aperçu dans Gatsby le magnifique de Baz Luhrmann), répond avec sarcasme « ils n’ont pas notre altruisme ». Plus personne ne croit à la lutte vertueuse, tout n’est que manipulations politiques et économiques. Les alliances se font et se défont dans le plus grand secret. Les Australiens, pourtant engagés volontaires pour cause de similitudes entre leur bush natal et le Transvaal, sont les premiers sacrifiés, comme le précise le cinéaste dans son entretien présent en bonus. Les Britanniques eux-mêmes n’ont plus foi en leur Empire déliquescent et les forces en présence annoncent quant à elles la Première Guerre mondiale, déjà en germe.

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Foncièrement antimilitariste, Breaker Morant dépeint l’armée sous son jour le moins glorieux. Les gradés habitent de luxueuses demeures coloniales bien éloignées du front et semblent totalement déconnectés des réalités du terrain. Lorsqu’un émissaire est missionné pour faire son rapport sur le procès en cours, son supérieur l’interrompt pour écouter un ténor chanter. L’image introductive avait déjà planté le décor : une fanfare militaire en tenue d’apparat accorde ses instruments avant de jouer dans un square pour les habitants de Pietersburg. L’étiquette compte plus que les hommes qui meurent à quelques kilomètres de là et les tâches ingrates sont effectuées par des Noirs pour éviter que les Blancs ne se salissent. Une odieuse réalité et un racisme qui touchent également les Australiens, considérés par leurs homologues britanniques comme des brutes, des bêtes sauvages assoiffées de sang. Les sujets de la Reine, pour leur part, se révèlent être des bigots engoncés dans leur bienséance de façade, prêts à prier un dieu de miséricorde juste avant d’aller commettre un massacre. Une hypocrisie que Thomas explicite (de manière peut-être un peu trop appuyée) au détour d’un long monologue filmé en plan-séquence. À travers ces mots, l’avocat place l’armée toute entière face à ses contradictions, institution capable de condamner des soldats pour les mêmes raisons qu’elle les décore. Remontent alors à la surface les spectres du Vietnam. Dans son interview, Bryan Brown, interprète de Handcock, évoque les similitudes entre les exactions orchestrées contre l’ennemi Boer et le massacre de Mỹ Lai. Beresford parle quant à lui des effets de la guerre sur les soldats, le traumatisme indélébile et destructeur qu’elle engendre, en dressant un parallèle avec le conflit russo-ukrainien (son interview a été enregistrée en juin dernier). L’individu n’est qu’une victime collatérale de forces qui le dépassent et qui l’envoient à la mort ou, pire, le poussent à la déshumanisation.

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Ce sont ces hommes justement que le cinéaste met au cœur de son dispositif. Proche d’un film de prétoires comme Des Hommes d’honneur par exemple, Héros ou salopards se concentre sur ces trois accusés, mis au ban de l’armée pour avoir désobéi. Évitant tout manichéisme, Bruce Beresford dévoile certains événements sous différents points de vue et sous-entend que les raisons de s’engager des protagonistes ne sont pas forcément louables, laissant ainsi planer le mystère quant à la réalité des faits pour lesquels ils sont jugés. Évitant le piège du théâtre filmé (il avoue d’ailleurs ne pas apprécier la pièce de Ross), le cinéaste veille à multiplier les angles audacieux et les mouvements d’appareils lors des séquences au sein du tribunal. La caméra se balade d’un camp à l’autre durant un réquisitoire, suit une information transmise d’un soldat à un traducteur puis à un capitaine, l’utilisation de la double focale fausse les perspectives lors d’un échange… Les souvenirs adviennent parfois au détour d’une image fugace et parasite le présent grâce au montage de William Anderson (collaborateur régulier de Peter Weir). Le réalisateur ne laisse aucun répit au spectateur et plonge ce dernier dans le vif du sujet dès les premières secondes. Alors que le générique n’est pas encore achevé, Harry Morant, filmé sous toutes les coutures, a déjà résumé son parcours. Poète et chef de guerre, passionné et cynique à la fois, le lieutenant est un personnage à l’aura envahissante que le metteur en scène se plaît à cadrer en gros plan pour saisir les émotions qui affleurent sous le vernis de son impassibilité. L’interprétation de Woodward (inoubliable sergent Howie de The Wicker Man), y est pour beaucoup dans la réussite du long-métrage. Les trois militaires, incarnation des diverses réactions face aux absurdités du conflit, sont cadrés de profil lors d’un moment clef. Beresford mêle ainsi leurs visages en une seule et même entité. Leurs nombreux regards caméra et leur touchante discussion finale, fausse embellie quant à l’issue de leur procès, où la peur de mourir étreint différemment le trio, finissent de nous faire plonger dans les tourments intimes de ces individus. Abandonnés par leur hiérarchie, au cœur d’une guerre qu’ils avaient pourtant choisi de mener, ils découvrent les rouages d’un système vicié. Breaker Morant se pose en œuvre méconnue mais fascinante, et pose son auteur comme un talent gâché, perdu dans les méandres d’Hollywood malgré une émouvante première incursion, Tendre bonheur. Les qualités plastiques du film (en témoigne la magnifique conclusion sur fond de soleil levant) et son traitement thématique fuyant la moindre facilité morale, méritent que l’on s’y penche avec le plus grand intérêt.

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Le très beau master HD proposé par Rimini rend ses lettres de noblesse au long-métrage. Deux bonus complètent cette édition : un entretien avec Bruce Beresford intitulé London Holliday, dans laquelle il revient sur son rapport très personnel à la figure de Morant et sur sa passion pour William Wyler, ainsi qu’une interview de Bryan Brown où l’acteur évoque le tournage express (seulement six semaines) et ses souvenirs sous la direction du metteur en scène. Un livret de 24 pages signé Stéphane Chevalier vient compléter ce combo indispensable.

Disponible en combo Blu-Ray/DVD chez Rimini Editions. 

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A propos de Jean-François DICKELI

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