Réalisateur d’origine américaine ayant fait ses débuts dans l’Hexagone, Bob Swaim constitue une figure pour le moins atypique. Après divers courts-métrages, dont L’autoportrait d’un pornographe, coécrit aux côtés de Roland Topor, il signe un premier long, La Nuit de Saint-Germain-des-Prés, adaptation de Léo Malet réunissant Michel Galabru et Daniel Auteuil. En 1982, il met en scène La Balance, polar sec et réaliste suivant le quotidien de la 13e Brigade Territoriale menée par l’inspecteur en chef Palouzi (Richard Berry). Après le meurtre de l’un de ses indics, il se met en quête d’une nouvelle « balance » pour enquêter sur les agissements du caïd Massina (Maurice Ronet). André, dit Dédé (Philippe Léotard), un ancien lieutenant du truand vivant avec Nicole (Nathalie Baye), une prostituée, semble être le bon choix. Fruit de l’expérience du cinéaste, qui passa près d’un an en immersion en compagnie de l’inspecteur Mathieu Fabiani (ici crédité en tant que coscénariste, les deux hommes se retrouveront en 2004 pour Nos Amis les flics), le film connaît un succès phénoménal. Il rassemble plus de 4 millions de spectateurs en salles et culmine à la cinquième place du box-office annuel (derrière E.T suivi de comédies autrement plus grand public : L’As des as, Deux heures moins le quart avant Jésus-Christ, Le Gendarme et les gendarmettes). Le long-métrage remporte, en outre, trois Césars (Meilleur Film, Meilleure Actrice pour Baye, Meilleur Acteur pour Léotard), et ouvre les portes d’Hollywood à Swaim (pourtant né dans l’Illinois) qui tourne Half Moon Street avec Michael Caine et Sigourney Weaver dès 1986 puis Masquerade en 1988. Devenu culte et une source d’inspiration revendiquée par de nombreux réalisateurs depuis, le polar a-t-il résisté au poids des années ? Le Chat qui fume donne une partie de la réponse en lui faisant les honneurs d’une belle édition en Blu-Ray et UHD remplie de bonus éclairants sur cet objet à part et avant-coureur.

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Dès son carton d’introduction vantant la mise en place d’une « nouvelle police » mieux adaptée aux évolutions de la société, La Balance se pose frontalement en renouveau du thriller made in France. Délesté de ses oripeaux hérités du Noir melvillien (chapeau en feutre et trench-coat), à rebours de la mythologie du genre sublimée sur la même période à plusieurs reprises par Alain Corneau (Police Python 357, Série Noire, Le Choix des armes) et loin de la figure du flic athlétique et blagueur chère à Jean-Paul Belmondo, il impose de nouveaux canons. Ici, les policiers portent des jeans, des t-shirts, arpentent les rues d’un Belleville cosmopolite, fréquentent les hors-la-loi (amusant plan où une pervenche salue une prostituée). Ancien soldat de la guerre d’Algérie (le « Capitaine », interprété par Bernard Freyd), jeune agent décontracté en baskets (Jean-Paul Comart dans un rôle assez proche de celui qu’il tiendra ultérieurement dans L.627), les profils sont pluriels, hétéroclites, à l’opposé de l’image de flingueur dur à cuire et monolithique porté par Alain Delon au cours de la décennie 80. Swaim pose sa caméra dans des ruelles sombres, des arrière-cours, des commissariats miteux, des motels délabrés et évite tout glamour et toute esthétisation. Un quotidien banal alors jamais montré à l’écran et inspiré de la réalité vécue par le cinéaste durant son expérience en immersion. Ce dernier avoue d’ailleurs avoir calqué le look décontracté de son Palouzi de fiction sur celui de Fabiani. Une sensation de réalisme se dégage de ces personnages blasés, presque détachés de la gravité de la situation, flirtant bien souvent avec l’illégalité (ils s’amusent à griller les feux rouges, déchirent leurs P.V.), dont les réminiscences se feront sentir jusque dans le cinéma d’Olivier Marchal. L’influence considérable qu’a eue le film est abordée d’une manière fort intéressante par Fathi Beddiar dans son interview présente en bonus. Le scénariste revient en détails sur l’engouement que La Balance a suscité, y compris chez certains auteurs majeurs (François Truffaut ou John Landis lui ont toujours clamé leur amour), ainsi que sur les nombreuses tentatives de remakes qui se sont succédé au fil des années. D’abord confié à David Franzoni (scénariste de Gladiator et Amistad) pour une relecture en plein New York, le projet a ensuite été porté par Thomas Langmann qui souhaitait Cedric Anger (La prochaine fois je viserai le cœur) puis Florent-Emilio Siri (Nid de Guêpes) à la réalisation, sans succès. Beddiar, qui signa un jet de transposition dans un Marseille contemporain, inspiré de Combat sans code d’honneur de Kinji Fukasaku, évoque l’alléchant trio vedette envisagé (Tahar Rahim/Vincent Cassel/Monica Bellucci) tout en ne faisant aucun mystère de sa passion solidement argumentée.

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Documenté et réaliste, le long-métrage est également le premier polar français réalisé par un Américain depuis Du rififi chez les hommes de Jules Dassin. Bob Swaim apporte en effet une touche de culture yankee palpable dès le générique. En filmant un Paris nocturne, éclairé aux néons des sex-shops, il expose un référentiel très new-yorkais digne de Maniac ou Death Wish. Avec ses clins d’œil à Steve McQueen, Clint Eastwood (un poster de L’Inspecteur ne renonce jamais) ou La Horde sauvage, le réalisateur assume ses origines et ses inspirations sans toutefois sombrer dans une transposition pure et simple des codes. Passé les crédits, le décorum se révèle purement hexagonal, jouant des spécificités françaises pour appliquer un savoir-faire états-unien. Aidé dans sa tâche par le chef opérateur Bernard Zitzermann (collaborateur de Claude Chabrol sur L’Enfer, La Cérémonie ou Betty), le cinéaste déploie une réalisation élégante (le long travelling introductif se terminant en mouvement de grue) et des cadres composés tranchant ainsi avec la violence du propos. Au détour de quelques moments, il fait même montre d’une certaine maîtrise de l’action, à l’image de cette scène où Dédé échappe aux forces de l’ordre dans une salle de bain, ou lors d’une superbe fusillade finale au cœur d’un labyrinthe de voitures. Entre passages à tabac et assassinats brutaux, surnage la romance entre André et Nicole. Véritable âme du récit, le couple est au centre de tous les questionnements moraux, la trahison devenant, in fine, un pur geste d’amour. Une douceur se dégage des séquences qui les voient réunis, lesquelles détonnent radicalement au milieu de personnages de policiers beaucoup plus durs, à l’instar de Palouzi, qui n’a le droit à aucune tendresse. Le plan mélancolique de Philippe Léotard seul, les yeux plongés dans la Seine sur la très jolie bande-originale de Roland Bocquet (samplée en 2014 par le producteur DJ Kore et le rappeur Lacrim dans leur morceau à succès Barbade, soit nouvelle preuve de la postérité tout terrain du film) en est un exemple touchant. Pourtant, malgré ses qualités manifestes, La Balance n’évite pas certains écueils, parfois rédhibitoires.

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Il serait injuste de reprocher au long-métrage son ancrage très 80’s, bien qu’il accuse effectivement une esthétique quelque peu datée (certains looks, le générique kitsch chanté par Eléonore Lytton et les effets visuels qui l’accompagnent). Ses véritables limites se situent ailleurs, à commencer par un rythme bancal et une intrigue principale ne se mettant en place qu’au bout d’une demi-heure en raison d’une longue exposition. Il gagne en authenticité ce qu’il perd en limpidité. Un choix qui a ses conséquences, le film donne la sensation de ne vraiment décoller que dans son dernier tiers, effectivement puissant et efficace. Si Nathalie Baye (découverte chez Truffaut, Godard ou Blier) et Philippe Léotard (excellent dans le rôle bouleversant de Dédé) s’avèrent les acteurs les plus convaincants du casting, Richard Berry semble, quant à lui, totalement à côté de la plaque ou du moins ne pas participer au même projet que ses camarades. Surjouant les gros bras, frimant dans la plupart de ses scènes, il se contente la plupart du temps d’enlever et remettre ses lunettes de soleil comme une vulgaire copie de flic américain de série B. Nicole elle-même est introduite dans un travelling racoleur cadrant son postérieur, qui ramène son personnage à un simple objet sexuel, en opposition avec le développement dont elle bénéficie par la suite, autrement plus approfondi. D’autre part, certaines décisions, certains actes des flics tiennent de la bêtise pure et simple (annihilant ainsi toute possibilité d’identification ou d’empathie) quand ils ne relèvent pas de criantes facilités d’écriture (le Belge qui n’entend rien à cause de son walkman). D’évidence, La Balance a redéfini les codes du polar et ce, pour de nombreuses années (au point qu’un spectateur rompu au genre pourra les percevoir, à tort, tels des lieux communs), malheureusement, son impact paraît aujourd’hui diminué par l’impression de voir une œuvre, certes précurseur, mais foncièrement inégale et imparfaite.

Le Chat qui Fume, tient là le film le plus populaire de son catalogue (avec le paradoxe qu’il semble avoir été négligé par les dernières générations, ce qui rend le travail de transmission aussi légitime que nécessaire) et le lui rend bien, à la faveur d’une superbe restauration accompagnées de nombreux suppléments. Deux courts-métrages réalisés par Bob Swaim (Vive les Jacques et L’Autoportrait d’un pornographe) au début des années 70 ainsi que le making-of d’un troisième, Le Journal de M. Bonnafous, sont proposés. On retrouve également un long entretien de plus d’une heure en compagnie du réalisateur, évoquant l’expérience comme un conte de fées, tant sur le plan de la liberté artistique dont il a bénéficié que celui de sa collaboration avec les acteurs et les producteurs (il dit même regretter d’être ensuite parti à Hollywood plutôt que poursuivre aux côtés de ces derniers). Rôle décisif dans la carrière de Nathalie Baye (alors cantonnée à des personnages secondaires), il revient sur les tergiversations de l’actrice (qu’il connaissait depuis longtemps) au moment d’accepter, d’abord partante avant de s’inquiéter pour son image tandis que plusieurs autres comédiennes sont intéressées (Marlène Jobert, Marie-France Pisier). À ces hésitations, s’ajoute le choix de son partenaire, Philippe Léotard, qui avait partagé sa vie et dont elle était fraîchement séparée. Voici pour les anecdotes les plus savoureuses de cette entrevue, confirmant une alchimie et une sincérité peu contestables à l’écran. Une interview de Richard Berry, un document d’archives sur les coulisses du tournage et une bande-annonce complètent une édition à conseiller aux inconditionnels de La Balance et aux aficionados de polars désireux de le découvrir.

Disponible en combo Blu-Ray / UHD chez Le Chat qui Fume.

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