Après le grand succès rencontré par Yojimbo (Le Garde du corps, 1961) – dont nous avons parlé il y a quelques semaines, ICI, sur Culturopoing, la société de production Toho encourage Kurosawa à réaliser un film reprenant le même protagoniste, le même acteur – Toshiro Mifune -, les mêmes recettes. Le réalisateur se lance dans l’aventure, non sans quelques hésitations, cependant… Sanjuro, co-produit avec la société personnelle de Kurosawa, sort en 1962.

Kurosawa prend comme base une nouvelle de l’écrivain Shūgorō Yamamoto, Jours de paix, et travaille son projet avec deux co-scénaristes, Hideo Oguni et Ryuzo Kikushima. Au départ, il pense qu’un autre réalisateur mettra le scénario en images, mais il le fait finalement lui-même. Il aura encore l’occasion d’adapter Yamamoto dans les années qui suivront : notamment pour Barberousse (1965) et pour Dodes ‘kaden (1970).

L’action du film est généralement présentée comme se déroulant durant l’Ère Tokugawa. Cette période, connue aussi sous le nom d’Ère Edo, a débuté au XVIIe siècle et s’est terminée à la fin de la première moitié du XIXe siècle. En 1868, en effet, l’Ère Meiji commence. On peut aisément imaginer cette action comme antérieure à celle représentée dans Yojimbo.

Sanjuro est toujours un rōnin – samouraï solitaire, sans maître – à l’identité incertaine. Dans ce film, il se nomme lui-même, non plus « Champ de mûriers » (Kuwabatake) comme dans le film précédent, mais « Camélia » (Tsubaki)… Et ce, parce qu’il voit devant lui nombre de ces fleurs, en un des lieux principaux de l’action, au moment où la question de son patronyme lui est posée. Des fleurs qui joueront un rôle important dans le récit.

Sanjuro est un anti-héros. S’il est un maître du sabre, vif comme l’éclair, qui éblouit et/ou terrifie ceux qu’il combat ou qui le voient combattre, il est aussi un homme sale et vêtu de guenilles, grossier et parfois paresseux, et qui, de ce fait, provoque le mépris chez certaines personnes qui l’approchent, le fréquentent. Un vagabond qui, comme dans le film précédent, fait montre de quelques tics caractéristiques : roulements d’épaules, grattements d’une barbe éternellement naissante, bâillements…
Sanjuro monnaie ses services, sans scrupules, mais, en même temps, il ne choisit pas le camp des corrompus… il choisit le camp de ceux qui défendent une juste cause. Ici, il aide neuf samouraïs restés fidèles à un chambellan kidnappé avec sa fille et sa femme par de vils vassaux cherchant à le renverser.

Le film repose en grande partie sur les conseils judicieux que donne Sanjuro aux samouraïs, sur les échanges dialogiques et dialectiques qu’ils ont entre eux. Ces guerriers soutenant le chambellan Mutsuta forment une amusante ribambelle d’hommes inexpérimentés, et pleutres malgré les grands airs décidés qu’ils se donnent. Sanjuro se joue de ses ennemis, profite de leur cruauté parfois vaine, de leur bêtise, de leur fébrilité. Il est un combattant invincible – le film offre quelques scènes de combat fulgurantes -, mais aussi un fin tacticien qui comprend très bien les situations qui se présentent à lui et à ceux avec qui il s’allie un temps, la façon dont les membres du camp adverse pensent, s’organisent, fonctionnent. Ce contraste entre l’intelligence et le courage de Sanjuro, d’une part, la stupidité et la lâcheté de ceux qu’il aide ou combat, d’autre part, permet de conférer au film une partie de son ton de comédie.
Les gestuelles – parfois caricaturales – et les physiques – souvent ingrats – renforcent la drôlerie du film, de même que la musique qui joue sur le mickey-mousing (1).

On affirme quelquefois, sans nuances, que Sanjuro est la « suite » de Yojimbo. Ce n’est pas tout à fait exact. Et Aldo Tassone a raison d’écrire que, dans le second film, Kurosawa propose « une sorte de révision critique du personnage » mis en scène dans le premier (2). Il a raison de souligner que Sanjuro a lui aussi « quelque chose à apprendre » – comme les samouraïs restés fidèles à Mutsuta, donc. Ce « quelque chose » est enseigné par la femme du chambellan qui l’appelle à modérer sa violence, à réfréner ses envies de tuer. On a effectivement l’impression que ces paroles font mouche dans l’esprit du protagoniste. Tassone évoque la féminité à l’oeuvre dans Sanjuro qui contraste avec la virilité exhibée dans Yojimbo. Sans mentionner explicitement, cependant, le caractère quasi sexuel des connotations présentes dans les expressions de « sabre nu » et « de sabre » devant rester « dans son fourreau ».

Sanjuro vaut beaucoup pour son final. Un duel oppose le personnage principal et l’un des plus durs samouraïs du clan qui a voulu renverser Mutsuta (3). La tension est extrême et elle est produite en bonne partie par ce qui relève de la proxémie… la distance, surprenante, établie entre les deux personnages. On est loin des duels à l’européenne ou de type Far West. Le temps est, lui, fortement distendu, et l’on ne peut évidemment s’empêcher de penser au travail de Leone dans une oeuvre comme Il était une fois dans l’Ouest. La tension retombe après que s’est produit le violent flash cathartique créé par Kurosawa, qui donne une issue radicale à la confrontation entre les deux rivaux, et fait littéralement exploser, de façon à la fois parodique et modernissime, les codes du genre… en l’occurrence le « ken-geki » – le film de sabre. Un grand moment pré-tarantinesque.

Les bonus proposés avec le film sont intéressants. Ils reviennent, à travers le témoignage de collaborateurs du Maître, et d’acteurs ayant joué dans Sanjuro, sur la réalisation de la scène finale, sur la façon dont Kurosawa à fait évoluer au début des années soixante la représentation des combats de sabres sur le grand écran, sur la manière dont ceux-ci ont été filmés et sonorisés dans le film ici évoqué, sur la façon dont sont utilisés et travaillés les camélias durant le tournage…

Image et son :
Qu’il s’agisse de Yojimbo ou de Sanjuro la remastérisation est superbe, c’est-à-dire complètement fidèle à la photo d’origine, son grain particulier, rendant justice à la beauté du scope, et nous immergeant comme jamais dans l’espace pensé par Kurosawa, toutes ses nuances, sa lecture des arrières-plans. Pas de DNR superflu, juste une image qui semble récupérer tout son contraste. Si toute la gamme de teintes du blanc au noir profond, en passant par des gris fabuleux, est particulièrement présente sur Yojimbo, elle est peut-être un soupçon moins précise sur Sanjuro, mais la différence est légère. Et surtout, pour des films de cet âge là, avec quasiment zéro griffure, il paraît incroyable de les découvrir dans de telles conditions. La piste sonore quant à elle nette et claire, évite la saturation, ce qui est souvent le risque pour ce type de ressortie. Deux éditions totalement indispensables, donc.



Notes :

1) La musique est signée du compositeur Masaru Satō qui a travaillé sur les films de Kurosawa depuis Les Sept Samouraïs (1954) jusqu’à Barberousse (1965). Comme dans Yojimbo, où elle rappelle parfois celle de La Soif du mal (1958) d’Orson Welles – Kurosawa voulait alors des références au mambo – , elle mélange savamment des sonorités et des types d’orchestration et de mélodies extrêmes-orientaux et occidentaux. Une scène de Sanjuro va jusqu’à évoquer la comédie musicale américaine à tendance jazz.

2) Aldo Tassone, Akira Kurosawa, Paris, Flammarion / Champs Contre-Champs, 1990 [Première édition : 1983]. On se reportera au chapitre consacré au film, pp.212 et sq.

3) L’acteur est Tatsuya Nakadai, qui incarnait déjà le personnage d’Unosuke dans Yojimbo – l’homme au pistolet qui affrontait Sanjuro au plus près, à la fin du récit.

 

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