Akira Kurosawa – « Entre le ciel et l’enfer » (1963)

Après avoir réalisé Yojimbo (1961) et Sanjuro (1962), deux œuvres de « chanbara » – films de sabres – mettant en scène des « rōnins » – samouraïs sans maîtres -, Kurosawa tourne en 1963 un film contemporain : Entre le ciel et l’enfer. Il le scénarise avec trois collaborateurs, à partir du roman d’Ed McBain Rançon sur un thème mineurKing’s Ransom, 1959 (A).

Ce qui marque évidemment, entre autres aspects, est la structure d’Entre le ciel et l’enfer, comme avaient pu frapper celles de films comme Vivre (1952) ou, bien sûr, Rashomon (1950). Elle est fragmentée.

Une première partie – d’une longueur d’à peu près 50 minutes pour un film durant, lui, environ 2 heures et 20 minutes – se passe quasi exclusivement dans le salon de la villa de Kingo Gondo (Toshiro Mifune), riche actionnaire d’une entreprise de fabrication de chaussures. La bâtisse, vaste, imposante, surplombe la ville de Yokohama, près de Tokyo. On peut parler de huis clos, d’espace-temps de dimension théâtrale. D’autant plus théâtrale que, pour des raisons liées à la narration, les rideaux – nombreux dans la grande pièce – sont constamment tirés. La tension est forte, palpable.
La réussite de la séquence vient du savant travail sur les mouvements de caméra, sur les déplacements des personnages, sur la combinaison entre ces mouvements et déplacements ; sur le découpage et l’alternance entre les plans larges et serrés – Kurosawa a utilisé plusieurs caméras filmant simultanément des passages de l’action. Sur les cadrages. Sur les positions significatives des personnages les uns par rapport aux autres – certains pouvant parfois se tourner le dos, alors qu’à d’autres moments ils se font face – et sur le choix de ceux qui apparaissent ou n’apparaissent pas dans le champ à tel ou tel moment… Un travail de Grand Maître.

L’enfant du chauffeur de Gondo a été kidnappé et une très forte rançon est demandée au protagoniste. L’industriel tient plus que tout à son argent. Il était sur le point de l’utiliser pour devenir l’actionnaire principal de la société pour laquelle il travaille et imposer sa politique en matière de production aux autres actionnaires. La National Shoes représente toute sa vie. Il a commencé à y travailler à l’âge de 16 ans en tant qu’apprenti. Il a gravi progressivement et à la force de ses poignets les échelons menant au sommet de l’échelle sociale. En donnant au ravisseur l’argent dont il dispose, il provoque sa propre ruine, celle de sa famille, car pour l’obtenir en vue, donc, d’acquérir de nouvelles actions, il a hypothéqué tous ses biens, et notamment sa demeure.
Ce salon est le lieu où se concentrent des conflits inter et intrapersonnels. Gondo et ses associés s’opposent donc, au tout début du récit, sur la politique à mener dans l’entreprise. Gondo est ensuite en proie à un dilemme intérieur, à un choix des plus cornéliens : la vie de l’enfant d’un autre vaut-elle au point que, lui, homme d’affaires implacable et efficace, perde tout, voit disparaître ses plus récents rêves de réussite, voit s’effondrer ses efforts surhumains ? Gondo doit faire face au chauffeur ostensiblement effondré par la situation qu’il vit et celle qu’il fait involontairement endurer à son employeur, à la police qui doit tout faire pour sauver l’enfant même si elle comprend le drame financier vécu par l’industriel, à sa femme qui a du mal à admettre la rigidité de son mari, à son propre enfant – qui, au départ, était celui qui devait être kidnappé, mais ne l’a pas été suite à un quiproquo. Il doit faire face aussi à un associé qui semble avoir des arrières pensées, ne pas être totalement fiable – et pour cause, les autres actionnaires de la société lui ont promis une belle place s’il participe à la mise hors d’état de nuire de Gondo.

Gondo n’est pas seulement un industriel appâté par le gain. Il entend exercer sa profession avec une forme d’honnêteté vis-à-vis de ses potentiels clients. Il est un de ses personnages kurosawaiens qui manifestent un amour sincère et profond de leur métier et du travail bien fait. Charles Tesson a eu l’occasion de les évoquer, entre autres dans l’entretien où il commente Vivre (1952) et parle de son protagoniste Kanji Watanabe : « Il y a toujours chez Kurosawa (…) l’importance du métier (…) C’est quelqu’un qui a toujours une sorte de déontologie narrative du métier » (B).

Gondo finit par accepter de payer la rançon. Lui qui s’était montré inflexible, impitoyable, ayant même formulé la fameuse antienne : « tuer ou être tué », prend ses distances avec ses requins d’associés et devient ou redevient humain. L’enfant de l’autre devient alors quasiment le sien. Lui qui sait ce qu’est commencer de zéro accepte de recommencer à zéro. En terme de mise en scène, cette décision correspond au moment où il ouvre une grande fenêtre de son domicile donnant sur Yokohama, et donc les rideaux qui l’isolaient de ce monde.

La rançon est versée. L’enfant est libéré. Commence alors une deuxième grande partie dont l’action est extérieure à la villa de Gondo, a lieu dans l’espace urbain se situant en contrebas. Le point de vue est en quelque sorte et quelque peu inversé par rapport à celui qui était adopté dans la première partie. La police essaye de localiser, d’identifier le kidnappeur que l’on aperçoit en une courte scène d’introduction correspondant au moment où la presse et la radio font passer des messages pour le provoquer, le pousser à se découvrir, à sortir de sa tanière. Gondo n’apparaît pratiquement plus à l’image, et dans les rares moments où on le voit, on comprend qu’il perd sa place au sein de la National Shoes, qu’il est dépossédé de ses biens immobiliers, qu’il est – peut-être – perdu dans ses pensées, livré à lui-même.
Sont d’abord évoqués en cette deuxième partie, à travers une longue scène – environ 10 minutes -, de façon précise, quasi documentaire, voire même didactique et indirectement élogieuse, la façon dont les équipes de police fonctionnent dans leurs diverses investigations, les résultats des premières d’entre elles. Cela passe par les comptes rendus oraux que les nombreux enquêteurs font à un moment donné à l’inspecteur Tokura (Tatsuya Nakadai) qui est chargé de l’enquête. Kurosawa arrive à ne pas rendre ce passage rébarbatif : il ajoute des images illustratives aux paroles qui passent alors momentanément en off – si on se place du point de vue de ces images, qui ont aussi une dimension analeptique. Puis, une autre longue scène montre la découverte de l’endroit où avait été séquestré l’enfant – hors de Tokyo – et ce que sont devenus les deux complices du kidnappeur. L’intérêt, ici, est que l’enquête est menée parallèlement par deux inspecteurs et par le chauffeur Aoki et son fils. Aoki se sent une dette morale envers son patron et il a décidé d’agir. Ce moment permet à la police de resserrer l’étau autour du coupable, de l’identifier. Une autre scène explicative va alors impliquer l’inspecteur Tokura. Mais, cette fois, il n’est pas en compagnie de son équipe d’enquêteurs, mais face à la presse. Il va donner des vraies informations à des journalistes, et leur demander de l’aider en publiant de fausses informations destinées à être lues par le coupable et à le faire tomber dans un piège.

Ce que l’on peut considérer comme une troisième partie concerne la filature du kidnappeur Ginjiro Takeuchi qui entre en contact avec des dealeurs dans le but d’acheter de la drogue pour une raison que nous ne développerons pas, mais qui est liée à ce qu’il a accompli jusqu’alors (C). Il marche sur les docks de Yokohama et dans les rues de la ville, entre dans un bar surchauffé où se divertissent, s’enivrent et dansent des Japonais et des Occidentaux – probablement des militaires américains, parmi lesquels on voit beaucoup de Noirs. Puis Takeuchi entre dans les bas-fonds d’une autre ville de la Préfecture de Tokyo, Koganei. Là, traînent, gisent des loques humaines, des morts-vivants que le réalisateur filme de manière quasi fantastique, expressionniste. Si la villa de Gondo représente pour le jeune homme une sorte de ciel paradisiaque, le lieu où il vit représente un enfer, ou disons l’un de ses premiers cercles. Les bouges où se trouve maintenant Takeuchi en représentent, eux, le dernier d’entre eux.

Finalement, Takeuchi est arrêté, condamné à mort, mis en cellule d’isolement avant d’être exécuté. À sa demande, Gondo vient le voir et le film se termine par une rencontre, une confrontation entre les deux hommes séparés par une vitre de sécurité. Gondo a l’occasion d’expliquer qu’il a monté sa propre entreprise de chaussures. On comprend qu’il est donc bien reparti de zéro, mais aussi, indirectement, qu’il va pouvoir produire en étant fidèle tant que faire se peut à ses valeurs personnelles. Takeuchi, lui, peut expliquer en quelques mots pourquoi il a agi comme il l’a fait vis-à-vis de l’industriel, parler de son ressenti ou de son absence de ressenti.
Kurosawa découpe la séquence en une série de champs-contrechamps classiques, si ce n’est qu’à chaque fois que l’un des deux hommes apparaît à l’image, est également visible le reflet de son interlocuteur se trouvant alors hors-champ. Une manière de rapprocher Gondo et Takeuchi, de montrer que chacun porte en lui quelque chose de l’autre, comme une facette de personnalité ou comme un potentiel. Mais, finalement, un rideau de fer séparera les deux hommes. Compréhension impossible. Distance incommensurable. Mais, finalement aussi, situation de solitude et d’enfermement absolus, destin bouché pour chacun.

Aldo Tassone a reproché à Kurosawa de ne pas avoir suffisamment exploré la vie, la condition, l’univers intérieur de Takeuchi (D). On peut le comprendre, d’autant plus que le réalisateur le fait pour Gondo. Takeuchi représente à un certain niveau l’opposé de Takeuchi. Du point de vue social, de la réussite professionnelle. Or, il est présenté, et notamment à travers le discours des autres, comme un monstre impardonnable, qu’il faut à tout prix faire condamner à la peine capitale, puisqu’à l’époque il est un fait que le code pénal japonais ne prévoit pas de lourdes peines pour les auteurs de rapts (E).
Takeuchi paraît être un psychopathe, un sociopathe, un nihiliste uniquement mû par la haine – mais que nous ne comparerons pas trop rapidement, pour ce qui nous concerne, à un Raskolnikov, ainsi que le fait Aldo Tassone… Comme nous ne comparerons pas Entre le ciel et l’enfer et Crime et châtiment -, un personnage mystérieusement maléfique, et Kurosawa ne verse pas dans la psychologie le concernant. Les lunettes qu’il porte vers la fin du récit représentent son isolement à lui – peut-être comparable à un certain niveau à celui dont a fait preuve Gondo -, mais aussi la barrière qui empêche quiconque d’entrer en empathie avec lui, de pénétrer sa conscience. Le choix du réalisateur est assumé qui fait dire au kidnappeur, dans la scène finale : « Je fais rarement de l’introspection » / « Ne comptez pas sur moi pour que je raconte ma vie » (F). On peut imaginer que, ici, Kurosawa cherche à ne pas alourdir son récit en se concentrant également sur le kidnappeur. Il a déjà eu l’occasion de représenter dans certains de ses films des personnages nuisibles, négatifs en montrant des parcours et des conditions de vie pouvant expliquer sinon excuser leur comportement. Nous pensons bien sûr au hors-la-loi Yusa dans Chien enragé (1949). Le malheureux Yusa qui, comme le yakuza Matsunada de L’Ange ivre (1948), se révèle irrécupérable, est considéré comme tel, et doit donc être éliminé, mais est montré en une sorte de jeu de miroir comme présentant des éléments communs avec le protagoniste positif, en l’occurrence le policier Murakami.

On peut comprendre que la différence de traitement entre Takeuchi et Gondo gêne. Celui-ci est un homme riche et dur. Un tel individu fait forcément des victimes. Mais redisons ici que Kurosawa le présente comme quelqu’un qui a un fonds humain, qui traite bien ses ouvriers, qui vient d’un milieu humble. Comme quelqu’un qui évolue positivement et que l’on peut différencier des autres cadres de la National Shoes, des créanciers cruels qui saisissent ses biens. Et que, d’autre part, Kurosawa-le-dialectique ne manque pas de le piquer et de piquer les gens de son espèce au long du récit. Des enquêteurs relèvent à un moment que la villa des hauteurs de Yokohama, son caractère luxueux et sa situation, sont obscènes et violemment provocateurs pour le reste de la population. Un autre policier a l’occasion de dire qu’au début, avant de mieux le connaître, il haïssait Gondo comme il haït tous les riches.

Notes :

A) Sur Ed McBain, son roman et leurs liens avec Kurosawa et son film, cf. le début du texte de Frédéric Albert Lévy [Livret de l’édition Blu-Ray/DVD Wild Side, 2017].

B) Dans les bonus de l’Édition Blu-Ray/DVD du film, 2016.

C) Beaucoup d’exégètes d’Entre le ciel et l’enfer évoquent plus simplement, et non sans raison, un film bipartite.

D) Cf. Tassone, Akira Kurosawa, Flammarion / Champs Contre-Champs, Paris, 1990, p.232. [1ère éd. Française : Edilig, Paris, 1983].

E) Cf., à ce propos, Ibid., p.228.

F) Nous reproduisons dans le présent article le texte des sous-titres français du film.

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A propos de Enrique SEKNADJE

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