Allen Baron – « Blast of silence » (Baby boy Frankie)

A l’origine il y a le noir abyssal, couleur carnivore qui dévore les autres et ne laisse que peu de place à l’espoir. De ce néant émergent des cris, ceux d’une mère à l’agonie déchirant le silence pour donner naissance à un garçon. La voix off se fait entendre, accompagnée d’une musique stridente et menaçante annonçant que le pire est à venir. C’est de ce trou noir que surgit la lumière : le train qui amène Frankie Bono à Manhattan sort d’un tunnel sombre pour pénétrer dans les lueurs de la ville. Le décor est planté, le cinéaste vient d’accoucher -non sans douleur- de sa première séquence et celle-ci respire le cinéma. C’est dans cette première scène qu’il donne également la vie -au propre comme au figuré » à son protagoniste : Frankie Bono. Personnage patibulaire, loup solitaire, farouche asocial et brutal, il porte en lui la haine et la colère. Il vit sans remords de ce qu’il sait faire le mieux : Tuer. Rapidement, silencieusement et sans états d’âme, Frankie Bono assassine depuis qu’il foule de ses pas pesants le pays de l’oncle Sam. A la manière de Clint Eastwood qui accepte de reprendre du service dans Impitoyable, Frankie sort de sa retraite pour une ultime mission : exécuter Troiano, gangster moyen devenu trop ambitieux.

Blast of Silence : Photo Molly McCarthy

L’intrigue assez sommaire n’est ici qu’un prétexte pour parler d’un enjeu plus grand : l’isolement d’un homme qui ne trouve pas sa place dans la société. Marginal, il rêve de briser la monotonie et de donner un but à son existence mais il est sans cesse rattrapé par son dégout des autres, du « gros porc » qui doit l’aider à obtenir une arme, de la ville et des « rats » qui la peuplent. Frankie aspire à ne plus vivre seul mais par sa misanthropie, il s’exclut lui-même du jeu social. Le cinéaste parvient à faire aimer un personnage absolument détestable et ce tour de force est rendu possible grâce à l’utilisation d’une voix off analytique qui nous livre sa conscience, ses sentiments et ses doutes. Peu de dialogues jalonnent le film si ce n’est celui, essentiel, qui se joue tout du long entre Frankie et lui même. En donnant à voir et à entendre ses pensées, le cinéaste crée un monologue moderne qui installe une empathie particulière entre le spectateur et son (anti)héros.
Blast of Silence : Photo Allen Baron

Le choix de donner une nouvelle vie à ce film de 1961 peut surprendre tant le nom de son réalisateur n’évoque pas grand-chose aux oreilles des jeunes cinéphiles. Et pour cause, après Blast of silence, Allen Baron après un second film Terror in the city – aujourd’hui pratiquement introuvable – consacrera l’essentiel de sa carrière à la réalisation et la production de séries télévisées, citons La croisière s’amuse ou Shérif, fais-moi peur. Si ces titres peuvent prêter à sourire, Blast of silence, malgré ses maladresses, n’a rien d’un film mineur. Il souffre quelque peu d’une musique trop présente et d’un manque de rythme dans sa partie centrale mais il est également un exemple de concision et d’efficacité : le cinéaste presse son intrigue légère comme une feuille de cigarette pour en extraire l’émotion nécessaire au cinéma. Allen Barron part des traits épurés et nus de la ville pour opérer des variations esthétiques et visuelles, il sublime un pont, magnifie une rue, met en lumière un visage, laisse éclater la vie d’une ville et filme un New York suintant par tous les pores et transpirant de sang et de solitude. La photographie est superbe, le noir et blanc s’évertuant à capter l’envers du décor, ce qui se cache derrière les hauts buildings, derrière les strass et les paillettes. Davantage attiré par la nuit et le brouillard plutôt que par les lumières de la ville, le réalisateur détourne l’imagerie étincelante et collective d’une ville maintes fois fantasmée et donne à la grosse pomme une atmosphère trouble et ténébreuse. Il choisit le contre-pied et filme une ville qui sent le souffre, un piège qui peut aisément refermer sur vous les bras de sa statue, vous avaler tout cru avant de vous recracher lessivé, broyé et totalement désillusionné.

Blast of Silence : Photo

On comprend mieux la haute estime de Martin Scorsese pour ce film tant il semble préparer le terrain à Travis Bickle et à son taxi. Même solitude, même rejet sociétal même utilisation de la voix-off et même fêlure. Universalité oblige, pour Bickle comme pour Bono, c’est une femme qui fait office d’élément perturbateur venant semer le doute et déjouer des plans si bien tracés. Frankie fuit la frénésie de la foule et des fêtes mais lorsqu’il revoit Lorrie, une femme qu’il a aimée, son destin va basculer. Il pense enfin pouvoir donner un but à sa vie, donner un prénom à sa quête. La voix off a beau percevoir et prévenir du danger, les vannes sont déjà ouvertes et le poison de l’amour peut s’injecter dans ses veines. L’écriture intelligente du personnage laisse le soin de découvrir un autre homme, peu à peu la peau se craquelle, le masque se fissure et Frankie Bono se détricote. Il n’est plus l’homme viril et dénué d’émotion que l’on voit au début, il est maintenant un enfant débordé par ses sentiments, un gamin dépassé par les évènements. L’humain alors se dévoile, l’homme, le petit garçon, Baby Boy Frankie. La métamorphose du monstre fait glisser notre regard de la froideur distante à la compassion, renvoyant à la splendeur disgracieuse du freak. En humanisant son personnage qu’il incarne lui-même, le réalisateur insuffle de l’innocence dans son polar noir comme la mort et livre une fiction ambiguë et originale à la beauté crépusculaire. Constamment en recherche de lui-même et en mouvement à l’instar de son héros, Blast of silence se détache du cynisme initial pour retrouver la fraîcheur des premiers jours et des premières émotions, comme le public émerveillé découvrait les ouvriers sortant de l’usine à Lyon.

La boucle est bouclée, le rideau peut désormais tomber sur un film qui s’achève comme il a commencé, dans une ambiance de fin du monde, son personnage empêtré dans les marais et dans la fange. Si Frankie a perdu, le cinéma a gagné.

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A propos de Julien Rombaux

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