On ne peut pas dire que John Huston soit un cinéaste oublié, ni qu’il ait été longtemps méprisé dans la mesure où il a toujours eu ses défenseurs (notamment à Positif), qu’il existe déjà quelques ouvrages le concernant (Brion, Benayoun, Gilles Ciment…)… Mais on sent néanmoins toujours quelques réticences à son égard chez les cinéphiles. Cinéaste éclectique, au style relativement neutre, il n’a jamais coché les cases de « l’auteur » tel que le définirent les Cahiers du cinéma. Il faut aussi avouer que c’est un cinéaste parfois inégal et qu’à côté de ses grandes réussites (La Nuit de l’iguane, Gens de Dublin, Quand la ville dort…), on trouve quelques films plus discutables (qui a envie de revoir La Bible ?).
En abordant l’œuvre du cinéaste, Julius M. Stein pouvait se heurter à plusieurs écueils : celui de la redite par rapport aux ouvrages qui lui ont déjà été consacrés ou celui d’une approche patrimoniale visant à réhabiliter un auteur pas assez célébré. Or l’intérêt de l’essai tient à sa manière de déjouer les attentes et d’emprunter avec beaucoup de verve des chemins de traverse.
Dans un premier temps, l’auteur aborde la biographie de John Huston : ses origines familiales, son enfance, ses débuts de comédien…Qu’on ne s’attende pourtant pas à une monographie classique. Avec de nombreuses digressions et le recours à des dialogues imaginaires, Stein dynamite les attendus du genre :
« JH : Ok. Par contre… Si je puis me permettre : pour l’instant ton bouquin… on dirait justement une sorte de version condensée et en vachement moins bien de mes mémoires. Style Reader’s Digest. Mais pour les cons.
JS : Eh ben ouais. Que veux-tu, Johnny Boy ? Y faut faire vite, c’est l’époque qui veut ça. On est en 2025. Tik tok et tout le tralala. Y’a plus que les taulards, les retraités et les attardés qu’ont le temps de lire. Et même eux, ça les saoule quand c’est trop long… tu vois ?
JH : Yep. Tu as raison, vaut mieux tailler à l’os. »
On l’aura compris, l’essai sera court mais percutant. Des films, il en est bien entendu question mais de manière détournée, dans le cours d’un flux extrêmement vivant où l’auteur restitue les frasques de Huston (ses nombreux mariages, ses accidents, son engagement pendant la Seconde Guerre mondiale…) et les replace dans le contexte d’une époque bouillonnante. Il est d’ailleurs assez amusant de voir à quel point ce livre trouve des échos chez d’autres ouvrages publiés chez Marest (« politique des éditeurs » ?) puisqu’on retrouve l’atmosphère du Hollywood pré-Code décrit par Alexandre Piletitch dans La Première Femme de George Cukor ou encore le Broadway et le monde du spectacle que faisaient revivre Séverine Danflous et Pierre-Julien Marest dans Busby Berkeley : l’homme qui fixait les vertiges.
Dans Apportez-moi la tête de John Huston, il est bien évidemment question de cinéma mais on croisera aussi les fantômes de Fitzgerald, d’Arthur Cravan et B.Traven, de Pancho Villa et d’Ambrose Bierce, du Dahlia noir et du Hollywood Babylone de Kenneth Anger. Ces éléments, pouvant paraître disparates au premier abord, permettent à Julius M. Stein de se livre à de passionnantes mises en perspective, à des raccourcis et effets de montage percutants. Ne songeons qu’à ce moment où l’évocation de la tête décapitée de Pancho Villa nous amène à Peckinpah et à une réflexion sur la manière dont Huston « coupe » les têtes dans ses films, prolongeant la réflexion de Labarthe (dans Soleil cou coupé) qui estimait que « l’invention du gros plan cinématographique, c’est la guillotine. ». Si l’amateur d’Huston pourra être frustré de ne pas voir certains des films abordés de manière plus fouillée, la forme même de l’essai produit néanmoins des étincelles et fourmille d’intuitions, d’idées passionnantes, de pistes stimulantes…
Se mettant lui-même en scène comme un auteur pressé par le temps, écrivant sous divers noms des romans pornographiques pour La Musardine et des ouvrages de « développement personnel » chez Marabout, il interrompt brutalement son récit :
« JH : Ah ouais, ben… prends des vacances !?
JS : Pas possible… J’ai les Marest sur le dos et je dois finir pour le 21, histoire d’être raccord avec la ressortie d’African Queen par Splendor.
JH : Alors quoi ?
JS : Je ne vois qu’une solution : boucler ta filmo d’un trait. Tenter l’aventure, repartir à zéro, avec une approche nouvelle. Plus de citations, tout ça. Rien que tes films.
JH : Whatever works
JS : Ouais, bien dit Johnny Boy… On recommence !?
JH : On recommence. »
Un nouveau livre, intitulé Le Rire de John Huston, commence alors. Une petite vingtaine de pages aussi denses que touchantes. Car si les films ne bénéficient pas plus d’une approche approfondie, Stein évoque la manière dont ils ont pu marquer sa vie. Cette évocation intime lui permet d’échapper aux analyses attendues (Huston et le destin, Huston et l’échec…) pour s’aventurer sur des chemins plus stimulants. L’auteur voit dans Huston, par exemple, une figure libertaire : « Dans ce monde – où naturellement, les ultralibéralistes ont opéré un rapprochement stratégique avec les intelligences artificielles et les fascistes de gauche, de droite et surtout, des pires, ceux du centre – John Huston , avec son goût immodéré pour les femmes, l’alcool et les arts, soit des appétences suspectes ainsi que le notait Guy Debord, apparaît comme une pure figure contestataire, un élément subversif. ». Il parvient également à saisir la singularité de son humour (« le rire hustonien évolue, et désormais loin d’être l’amère « politesse du désespoir », se mue en outil d’émancipation , d’amour ou de joueuse révolte »).
Original dans sa forme et percutant sur le fond, Apportez-moi la tête de John Huston irritera peut-être les puristes, adeptes d’analyses universitaires et exhaustives, mais il séduira sans aucun doute les cinéphiles et les amateurs de Huston par son approche iconoclaste mais infiniment respectueuse et amoureuse du cinéaste.
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Apportez-moi la tête de John Huston (2025) de Julius M. Stein
Marest Éditeur, 2025
979-10-96535-76-7
158 pages – 17 euros
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